Abbaye royale de Fontevraud, Maine-et-Loire, vue de la salle capitulaire (XVIe siècle),

Un anniversaire passé presque inaperçu…

Dossier : ExpressionsMagazine N°602 Février 2005Par Gabriel PÉRIN (37)

Au cours de l’an­née 2004 on a lar­ge­ment com­mé­mo­ré la nais­sance en l’an 1304 de Fran­çois Pétrarque, tant en Tos­cane sa terre natale, qu’à Rome où il a reçu la cou­ronne des poètes, et au Com­tat venais­sin, pays qu’il a long­temps habi­té, mûris­sant son âme d’hu­ma­niste à l’ombre des papes d’A­vi­gnon, et sous l’emprise du charme pro­ven­çal. Ce fai­sant on a un peu oublié un per­son­nage qui par hasard fêtait aus­si la même année un mul­ti­cen­te­naire, à qui Pétrarque devait spi­ri­tuel­le­ment beau­coup, et qui a joué un rôle consi­dé­rable dans l’his­toire de la lit­té­ra­ture européenne. 

Il s’a­git d’une femme. Elle ne s’est pas impo­sée par ses ouvrages car elle n’a rien écrit, mais les cir­cons­tances l’ont pla­cée à la croi­sée des che­mins cultu­rels de son époque qu’elle a tous mar­qués de sa forte per­son­na­li­té. Il y a huit cents ans en effet, en 1204, Alié­nor d’A­qui­taine mou­rait, âgée de 82 ans, à l’ab­baye de Fon­te­vrault près de Sau­mur. Elle avait réuni sur sa seule per­sonne les cinq mou­ve­ments cultu­rels domi­nants de son époque, à savoir la lit­té­ra­ture che­va­le­resque et cour­toise des pays d’Oïl, la lit­té­ra­ture cel­tique arthu­rienne, la lit­té­ra­ture his­to­rique des Nor­mands, la lit­té­ra­ture lyrique et trou­ba­dou­resque des pays d’Oc et, à tra­vers cette der­nière, par le jeu alter­né de rela­tions ami­cales et de prises de butins, la civi­li­sa­tion écla­tante, huma­niste avant la lettre et char­gée de poé­sie, de l’An­da­lou­sie musulmane. 

Ce phé­no­mène de conver­gence doit beau­coup aux aven­tures matri­mo­niales d’A­lié­nor, laquelle s’est trou­vée suc­ces­si­ve­ment reine de France et reine d’An­gle­terre, de sorte que sa curio­si­té natu­relle a pu aisé­ment appro­fon­dir aus­si bien la matière d’Oïl que celles de Cor­nouaille et de Nor­man­die, toutes en pleine effer­ves­cence en ces années 1100 de Renais­sance cultu­relle. En France son influence sera pro­lon­gée grâce aux deux filles qu’elle a don­nées au roi capé­tien Louis VII, en par­ti­cu­lier à l’aî­née, Marie de Cham­pagne, pro­tec­trice de Chré­tien de Troyes. 

Le cas est en revanche assez dif­fé­rent pour la lit­té­ra­ture d’Oc et, en consé­quence, l’ap­port poé­tique de l’An­da­lou­sie. Non pas que l’en­thou­siasme d’A­lié­nor ait fait défaut. Au contraire, cette com­tesse de Poi­tiers et duchesse d’A­qui­taine était vis­cé­ra­le­ment atta­chée à sa langue mater­nelle. De plus n’é­tait-elle pas la petite-fille d’un cer­tain Guillaume IX, le pre­mier en date et le plus sédui­sant des trou­ba­dours, et ne sera-t-elle pas la mère de Richard Cœur de Lion, per­son­nage ori­gi­nal, à la fois roi en Angle­terre et trou­ba­dour en Aqui­taine ? Mais ici c’est le des­tin qui a pesé, l’a­néan­tis­se­ment poli­tique et cultu­rel de l’Oc­ci­ta­nie sous l’ef­fet de deux oura­gans exter­mi­na­teurs qui semblent avoir atten­du la mort d’A­lié­nor pour se déchaî­ner, la Croi­sade des Albi­geois et l’Inquisition. 

La lit­té­ra­ture lyrique des trou­ba­dours a été ain­si balayée sur le sol de sa propre patrie. Heu­reu­se­ment, pour ne pas mou­rir, elle a émi­gré. Et le ciel lui est quand même res­té favo­rable car cette éva­sion n’a pas seule­ment consti­tué une planche de salut, mais s’est trans­for­mée en une conquête qui embras­se­ra toute l’Eu­rope occi­den­tale et se per­pé­tue­ra dans le temps, presque jus­qu’à nos jours. Que ce soit en Ara­gon déjà très lié poli­ti­que­ment au Lan­gue­doc et à la Pro­vence, en Cas­tille-Léon où a vécu un roi poète, Alphonse le Sage, en France du Nord chez les trou­vères avides de nou­veau­tés, de genres, de thèmes, de mélo­dies, ou encore en Alle­magne pays des « Chan­teurs d’a­mour » (ou Min­nesän­ger), les trou­ba­dours ont trou­vé par­tout un accueil chaleureux. 

Mais c’est sur­tout en Ita­lie que se fixe­ra la lyrique occi­tane et cela peut-être par com­ble­ment d’un vide. L’I­ta­lie en effet a été le der­nier pays de la roma­ni­té qui se soit créé une langue natio­nale, à ce point qu’en­core vers la fin des années 1200 le mar­chand véni­tien Mar­co Polo a dû rédi­ger en fran­çais d’Oïl son Livre des mer­veilles et le poète flo­ren­tin Dante Ali­ghie­ri hési­te­ra long­temps, dans le choix d’un par­ler vul­gaire, entre la langue d’Oc et un tos­can encore bien incer­tain. C’est la Sicile, sous l’im­pul­sion d’un sou­ve­rain let­tré, qui la pre­mière a fait appel aux trou­ba­dours occi­tans pour créer enfin une poé­sie nationale. 

Mais c’est sur­tout Fran­çois Pétrarque, qui a recueilli la plé­ni­tude du patri­moine trou­ba­dou­resque et l’a inté­gré dans son Can­zo­niere avec une telle auto­ri­té qu’il en a fait une École poé­tique auto­nome connue sous le nom de pétrar­quisme. Le pétrar­quisme aura une influence pré­pon­dé­rante en Ita­lie, en Angle­terre et en France lors de la grande Renais­sance des années 1400 et 1500 et long­temps après jus­qu’au Roman­tisme et au Symbolisme. 

Alié­nor, la Fran­çaise, la Bre­tonne, la Viking, l’A­qui­taine, l’An­da­louse, appa­raît ain­si comme l’an­cêtre com­mune à tous les cou­rants lit­té­raires du monde occi­den­tal, avec peut-être une petite ten­dresse bien natu­relle pour celui de sa patrie occi­tane que l’his­toire a tant mal­trai­tée mais dont le lyrisme a tra­ver­sé les temps. On peut en conclure qu’en cette année 2004 qui s’a­chève, il convient d’as­so­cier au sou­ve­nir de Pétrarque, né en 1304, celui de son ins­pi­ra­trice spi­ri­tuelle Alié­nor d’A­qui­taine, morte en 1204. 

Et comme le hasard des poètes ne fait jamais les choses à demi, on peut ajou­ter un troi­sième lar­ron ayant écrit lui aus­si en langue d’Oc, dans le sillage d’A­lié­nor, et dont une autre année mil­lé­si­mée en 04 a consa­cré la noto­rié­té. En effet en l’an 1904, Fré­dé­ric Mis­tral était à son tour cou­ron­né, non pas à Rome mais à Stock­holm, non pas sur le Capi­tole mais au sein de l’A­ca­dé­mie royale char­gée d’at­tri­buer le prix Nobel de littérature. 


Abbaye royale de Fon­te­vraud, Maine-et-Loire, prieu­ré Sainte-Marie, vue de la salle capi­tu­laire (XVIe siècle), pein­tures murales de Tho­mas Pot.

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