Prospective et technologie
L’inévitable et le souhaitable
La plupart des discours sur le futur soulignent l’impact des techniques sur la transformation de la société. Ces dernières décennies, que ce soit pour s’émerveiller ou regretter, les courants politiques ont intégré la technologie dans leurs analyses. En témoigne, par exemple, la décision du Conseil de Lisbonne, en 2000, de faire de l’Europe, d’ici 2010, le champion de la Société de l’information, en accélérant l’équipement en haut débit, la e‑administration, le e‑commerce, tout en réduisant la « fracture numérique« 1. La technique devient un moyen de la politique.
Après avoir été invoquée comme un déterminant extérieur échappant largement à la volonté des acteurs, la technologie est donc un enjeu. Les instances officielles tiennent néanmoins à son sujet un discours qui présente une faille logique : elles raisonnent comme si le « progrès technique » était indiscutable, inévitable et néanmoins maîtrisable. Or, on ne maîtrise pas l’inévitable, on le subit.
Autrefois les marxistes avaient déjà fait le coup, en brandissant le « sens de l’Histoire » : on ne peut que courir tous dans la même direction, disaient-ils. Après quoi, ils s’efforçaient de démontrer que cet inévitable, après quelques sacrifices, promettait un avenir radieux donc aussi souhaitable. Cette même argumentation qu’ils développaient en politique, les libéraux la répètent maintenant à propos de la technologie, avec la même faille logique : le tendanciel est pris pour de l’inévitable qu’il faut bien considérer comme du souhaitable, sous peine d’être à contre-courant.
Ayant eu l’occasion de comparer les politiques d’innovation de différents pays, j’ai pu constater les conséquences mécaniques de cette hypothèse : tels les moutons de Panurge, les gouvernements financent tous les mêmes recherches. Pendant les années quatre-vingt-dix, il était rare que la microélectronique et la biotechnologie ne soient pas leurs premières priorités, même là où elles n’avaient aucune chance de faire une percée significative2.
Depuis est apparu le nouveau thème à la mode, vers lequel se précipitent les crédits : la nanotechnologie ou « converging technology », là où convergent, précisément, l’électron et le bio, au niveau du nanomètre. Et le chercheur qui veut obtenir des financements a désormais intérêt à ce que le préfixe « nano » figure dès l’en-tête de son projet, quelle que soit la réalité de sa recherche.
Le lancement s’est fait avec des moyens dignes du meilleur « marketing » : un rapport de la NSF3, empreint d’optimisme technophile, quasiment un document publicitaire, ciblé en direction du sénateur américain moyen, montrant comment, grâce aux « nanos », on allait à la fois soigner de multiples maladies et rendre les soldats invincibles.
Le cas est d’autant plus intéressant que ces « nanos », du fait de leur petitesse, échappent à la perception de l’usager. Ce sont, en quelque sorte, des technologies de l’invisible. Par suite, elles donnent à celui qui maîtrise la technique un pouvoir de repérage sur celui qui l’utilise. Sans même aller jusqu’au nanomètre, dès cette année 2005, les RFID4 seront mis en service chez Walmart. Le client était roi. On va pouvoir désormais le suivre à la trace et conditionner encore mieux ses comportements. Ce sera un roi téléguidé.
Je n’ai rien contre les nanotechnologies, mais il faut avoir une foi bien accrochée pour accepter cette hypertraçabilité comme souhaitable dans toutes ses conséquences.
Que ce soit souhaitable ou non, la « loi » de l’offre et de la demande, base de l’analyse économique classique devient un accessoire théorique dépassé, un reliquat de l’ancien monde. Dans la civilisation en train de naître, tout est lutte d’influence. Après l’exploitation de la faiblesse économique, décrite par la « loi d’airain des salaires » de Jean-Baptiste Say et reprise par toutes les idéologies socialistes, vient l’exploitation de la faiblesse psychique, dont ces perspectives de téléguidage des désirs d’achat font partie.
Malgré cette mutation aisément repérable, bien peu se risquent à une théorie de l’évolution des techniques en relation avec la civilisation. Les économistes auraient même tendance à continuer d’aligner des équations sans trop s’interroger sur ce que signifient les symboles qu’ils manient. Ce n’est pas nouveau : plusieurs religions, les Zoroastriens d’abord, les Catholiques ensuite avec la messe en latin, ont déjà expérimenté la récitation dans une langue dont le sens est oublié du plus grand nombre. Ça marche ! L’incompréhension renforce la foi des plus fidèles et le conformisme suffit à entraîner les autres…
La technique n’est pas réductible à sa dimension utilitaire
En ce qui me concerne, l’évolution présente ne fait que renforcer le doute. Je doute non seulement du calcul économique, mais aussi du progrès technique, des vertus du marché, des bienfaits du capital, de la légitimité de la consommation et même de la capacité de l’espèce humaine à redresser le déséquilibre avec la Nature qu’elle a elle-même créé. Et, avant d’écrire quelque symbole mathématique que ce soit, je m’interroge sur les concepts et les hypothèses sous-jacents.
Qui dit doute sur les concepts dit interrogation philosophique. À cet égard, le premier texte concernant la technique qui ait attiré notre attention est la conférence prononcée par Heidegger en 1953, publiée sous le titre « Die Frage der Teknik5″. S’adressant à des élèves ingénieurs, Heidegger leur disait : « L’essence de la technique n’est rien de technique », ce qui signifie qu’elle n’est pas réductible à sa dimension utilitaire.
Après quoi, il ajoutait : « L’essence de la technique est l’être lui-même », position surprenante de la part d’un philosophe qui, toute sa vie, est allé à la recherche de l’être. Pourquoi accorde-t-il une telle importance à la technique ? Au moment où ses collègues des autres pays (Sartre par exemple, qui s’inspira de la thèse de Heidegger » être et temps » pour écrire L’être et le néant) continuent, dans la ligne de la philosophie grecque, à la considérer comme utilitaire et subalterne.
Bien plus, dans un texte ultérieur, Heidegger affirme : « L’Homme ne pourra jamais maîtriser la technique, car il ne peut être maître de l’être. » Donc, selon lui, l’humanité et la technologie sont traversées par un mouvement, celui de l’être, qui échappe à la volonté humaine. De la Grèce, il emprunte donc non le logos socratique mais bien la notion de tragédie, comme accomplissement d’une trajectoire de destin échappant à la volonté des acteurs.
L’interprétation qu’il donne de la technique « moderne » va d’ailleurs dans ce sens. Selon lui, l’essence de la technique moderne est le « gestell », la réquisition au nom de la raison6. En résumé, sous prétexte des « besoins » de l’Homme, les humains réquisitionnent la Nature7 et, pour ce faire, ils réquisitionnent les hommes eux-mêmes. D’où cette vision que l’ensemble {consommateurs, nature, travailleurs} est traversé par une même logique, celle de la réquisition, dont personne n’est maître.
Alors, que faire ? D’abord, essayer de comprendre le « mouvement des techniques » et leur interaction avec la société. Ensuite, essayer de distinguer, comme disaient les stoïciens, « ce qui dépend de nous » de ce qui n’en dépend pas. Enfin, et enfin seulement après que ces deux premières questions ont été éclaircies, mettre en œuvre des choix démocratiques.
L’ethnotechnologie
La compréhension des interactions technique-société est une recherche que nous avons commencée il y a plus d’un quart de siècle sous l’appellation « ethnotechnologie8″. Elle vise à comprendre d’une part le processus d’innovation (comment la société crée la technique), d’autre part, la rétroaction de la technique sur la société, appelée aussi empreinte de la technique sur les mœurs, les idées reçues, les façons de penser…
Je n’évoquerai ici que deux paradigmes de cette recherche.
Le premier a été exprimé différemment par trois auteurs fort éloignés les uns des autres : un philosophe français, Gilbert Simondon(9), un éthologue autrichien, Konrad Lorenz10, et un designer américain, Raymond Loewy. En observant la réalité de l’évolution des objets techniques, il apparaît que la prétendue « rationalité » des ingénieurs est une illusion. Cette évolution ressemble à un processus phylogénétique de différenciation, Lorenz le montre sur le cas du wagon :
La morphogenèse des objets techniques ressemble à celle des organes des êtres vivants. J’y vois une interprétation biologique de l’avertissement de Heidegger : l’essence de la technique est l’être lui-même et l’homme ne peut être le maître de l’être.
Le second paradigme est dû à l’historien Bertrand Gille11, qui fut sans doute le plus érudit de son temps en matière de technologie : c’est la notion de « système technique », qui a depuis été développée et remaniée par les Anglo-Saxons sous l’appellation de « cluster ». Gille observe que les techniques sont interdépendantes. C’est en cela qu’elles forment des systèmes, dont il s’est efforcé de tracer les graphes relationnels. Dans le prolongement de son travail, considérant en plus la rétroaction de la technique sur les mentalités et les mœurs12, nous avons étendu sa réflexion. Pour nous, la civilisation industrielle tout entière est d’abord un système technique, même technico-social. Le « gestell » (réquisition) de Heidegger en est un constituant fondamental.
Pour une vraie prospective
Notre travail de prospective a commencé par une enquête sur « l’état de la technique » auprès de plus d’un millier d’ingénieurs de toutes spécialités. C’était au début des années quatre-vingt et déjà les signes d’un nouveau système émergeaient, dans presque toutes les professions. La compréhension de sa nature vint assez naturellement, appuyée sur les analyses antérieures du processus d’innovation et de l’ethnotechnologie.
La civilisation industrielle s’était construite autour d’un axe matière-énergie, celui du matérialisme et de la puissance.
Celle qui se présente maintenant, que nous avons appelé « civilisation cognitive » est structurée autour d’un axe temps-vivant. Avec le microprocesseur, l’unité élémentaire de temps opérationnel devient 100 millions de fois plus petite que le seuil du sensible (10-9 secondes par rapport à 10-1), d’où la constitution d’industries hallucinogènes. D’autre part, les manipulations génétiques donnent aux humains le pouvoir démiurgique de créer des êtres vivants nouveaux, au moment où leur activité industrielle débordante menace les équilibres écologiques de la planète.
Reste à estimer la rapidité de la transformation. Rien ne permet de penser que la nature humaine, dont le génome reste à peu près inchangé, intègre ce nouveau système plus vite que le précédent. La transition est d’une ampleur comparable à la « révolution industrielle » et celle-ci, commencée au XVIIIe siècle, n’a pas encore terminé sa mondialisation. Même en admettant une « accélération de l’histoire » (à mon avis loin d’être étayée par des faits convaincants), la nouvelle transition vers la civilisation cognitive promet d’être séculaire.
Vers la même époque, à la fin des années quatre-vingt, les démographes des Nations Unies modifiaient leurs projections. Ils acceptaient enfin le raisonnement présenté vingt ans plus tôt par le Club de Rome, à savoir que la croissance exponentielle ne peut pas durer. Ils consentaient à envisager une stabilisation de la population mondiale. Depuis le début des années 2000, avec la notion d’empreinte écologique, la perspective non pas d’une stabilisation, mais bien d’une réduction s’est imposée.
La combinaison de l’ethnotechnologie, des projections démographiques et de l’approche par les systèmes techniques est un travail particulièrement exigeant quant à la recherche des fondements. Il représente aussi une grande masse de documentation couvrant une large palette de disciplines scientifiques. Il est en fait d’une autre nature que les productions usuelles des consultants en prospective, chez qui il suscite, on peut le comprendre, un étonnement agacé.
Il suffit en effet de réfléchir quelques instants pour faire un portrait-robot assez ressemblant de ce que peut être une prospective répondant aux lois du marché : on arrive dans une institution, que ce soit une entreprise ou une administration. On fait faire par le service documentation un dossier de base. On construit un petit groupe « d’experts » reconnus (qui ne risquent pas d’effaroucher l’institution). On leur fait jouer un petit jeu de créativité pour construire des scénarios : un optimiste, un pessimiste et un troisième entre les deux… On présente le tout à la direction générale et on encaisse la facture.
Toutes proportions gardées, une telle démarche, d’autant plus lucrative que l’institution est plus angoissée, a le même statut épistémologique qu’une tentative de prévoir le temps qu’il fera en interrogeant les gens dans la rue. On obtient un résultat d’autant plus valable que le temps change lentement et que l’horizon est court…
Notre exigence nous a au contraire conduits, à la surprise de nos collègues, à choisir un horizon séculaire. Après un travail collectif de deux ans, auquel ont participé plusieurs centaines de chercheurs, un scénario a été publié sous le titre 2100, récit du prochain siècle(13). Cela fait maintenant presque quinze ans que cette publication est parue. C’est devenu un document historique. Mais il a peu vieilli, du fait que, sans concession aux idées reçues de l’époque, il s’était appuyé sur une analyse des fondements.
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1. Position que la bureaucratie bruxelloise doit maintenant habiller de circonlocutions pour expliquer comment on va maintenir l’objectif sans pour autant le réaliser.
2. Étendu à la planète entière, la législation des brevets et des droits d’auteur étant ce qu’elle est, un tel comportement ne peut que produire, hélas, quelques gagnants et une foule de perdants.
3. National Science Foundation américaine.
4. RFID : Radio Frequency Identification device, il s’agit de minuscules codes barres magnétiques, logés dans tous les produits de l’hypermarché. À la sortie, plus de caissière : un capteur fait l’addition de ce que contient le caddy. Mais après, on peut encore repérer où le produit est utilisé. Quant à Walmart, c’est l’équivalent américain de Carrefour.
5. La question de la technique, in Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard.
6. Que Jean Beaufret a traduit par « arraisonnement ».
7. Descartes écrivait : Je vis que le temps était venu de nous rendre comme maîtres et possesseurs de la Nature.
8. Qui a donné lieu, notamment, à la publication de 25 numéros de la revue Culture technique, dirigée par Jocelyn de Noblet (dont une collection se trouve à la Maison des sciences de l’Homme). Participaient notamment au groupe « ethnotechnologie » Jacques Perriault, Philippe Roqueplo, Robert Jaulin, André Staropoli, Philippe Mallein…
9. Dans la partie de sa thèse publiée sous le titre « Du mode d’existence des objets techniques ».
10. L’envers du miroir, Éditions Flammarion.
11. Bertrand Gille, Histoire des techniques, La Pléiade, Gallimard.
12. Illustrée par les travaux de Michel Foucault (Surveiller et punir ; Le panoptique de Bentham) et aussi pour les nouvelles technologies de calcul et de communication (NTIC) par Sherry Turckle du MIT (The second self).
13. Environ 65 000 exemplaires commercialisés par Payot. Voir aussi le site http://2100.org/