Certitudes et aléas démographiques pour 2050
Il est courant de brocarder les projections démographiques réalisées dans le passé, en constatant leurs différences avec les données constatées. Une telle attitude prouve tout simplement une méconnaissance, largement partagée, de la science de la population. En effet, d’une part, des projections démographiques n’ont pas l’ambition impossible de fournir des prévisions, mais sont seulement des perspectives conditionnelles directement dépendantes des hypothèses retenues. Lorsque ces dernières conduisent à des résultats inacceptables, elles ont pour objet d’inciter les sociétés à prendre les décisions permettant d’empêcher leurs réalisations selon le précepte « prévoir pour ne pas voir » de mon maître et ami Alfred Sauvy.
D’autre part, l’utilité d’une projection ne tient pas à sa capacité à décrire un futur par nature imprévisible, mais à fournir une base de référence permettant ensuite de mieux comprendre les évolutions en comparant le réel avec le projeté.
Le véritable problème des projections conduites en France, principalement par l’Insee, est ailleurs : il tient au fait que la qualité d’une projection dépend d’une bonne connaissance de la situation de départ. Or, compte tenu de l’absence d’un système permanent d’observation des migrations, internes comme internationales, et de la détérioration du système statistique français, la connaissance démographique de la situation de départ est largement insuffisante. C’est ainsi que nous avons pu calculer à l’échelon national, puis à celui des régions et des départements, un chiffre scientifiquement incontestable de ce que nous avons désigné « les disparus du recensement« 1.
Pourtant, les données résultant du dernier recensement de la population de la France n’ont fait l’objet d’aucun ajustement statistique, méthode pourtant couramment pratiquée dans nombre de pays européens, d’où diverses conséquences, comme une nette surestimation de la fécondité de la France depuis 1999. Dans ses projections réalisées en 20032, l’Insee se fonde d’une part sur la population sous-estimée telle qu’elle résulte du dernier recensement de 1999, d’autre part sur une définition des hypothèses migratoires qui prend en compte « les disparus de recensement », ce qui conduit à dresser des projections à partir de données de départ incohérentes entre elles.
Ces réserves étant faites, l’analyse des projections disponibles, de l’Insee d’une part, de la division population des Nations unies d’autre part, permet de distinguer pour 2050 des éléments de certitudes et des aléas.
La certitude de la « gérontocroissance »
La quasi-certitude provient de la durée de la vie humaine en France. Sauf catastrophes majeures, dues à des guerres meurtrières, à de graves risques naturels, à une faillite du système sanitaire ou à des comportements mortifères des populations, les personnes âgées de 45 ans ou plus en 2050 et, a fortiori, celles de 60 ans ou plus, sont toutes déjà nées. Dans l’hypothèse d’un maintien durable de l’espérance de vie, la pyramide des âges 2050 de ces générations ayant alors 45 ans ou plus peut être projetée. Ses effectifs ne peuvent se modifier que sous deux effets : l’évolution des quotients de mortalité aux âges considérés et les migrations.
Concernant la mortalité après 45 ans, la tendance actuelle est à une augmentation de l’espérance de vie. Les hypothèses les plus courantes tablent sur une poursuite de cette amélioration. Elle n’est néanmoins pas certaine lorsqu’on constate des comportements à risque comme l’augmentation de la consommation des drogues.
Quant à la migration, elle pourrait ne pas avoir beaucoup d’effets pour les 45 ans ou plus, car la propension à émigrer est fortement fonction de l’âge. La quasi-totalité des immigrants originaires du Sud arrive en France à un âge inférieur, qu’il s’agisse de travailleurs, de demandeurs d’asile ou de personnes bénéficiaires des procédures de regroupement familial. Mais, à l’inverse, les effectifs 2050 des tranches d’âge 45 ans ou plus peuvent être influencés à la hausse par l’installation de personnes issues d’autres pays européens plus septentrionaux, et notamment de Britanniques, dans le cadre de ce que j’ai résumé comme l’effet Ryanair, les compagnies aériennes à bas coûts permettant de limiter le coût des distances avec la famille ou les amis demeurés dans le pays d’origine. En revanche, une pression à la baisse des personnes âgées peut s’exercer par l’émigration de retraités français vers le Sud européen et par exemple vers l’Espagne. Mais le premier effet semble aujourd’hui plus intense que le second.
Il résulte de ce qui précède un phénomène fort probable que je désigne comme la « gérontocroissance », définie comme l’augmentation du nombre des personnes âgées. En 2000, la France3 comptait 12,1 millions de 60 ans ou plus. Cet effectif augmenterait considérablement en raison des effets de l’héritage démographique et des taux de survie des personnes âgées dans toutes les hypothèses proposées, passant à 15 millions avant 2015, à 18 millions avant 2025 et à plus de 20 millions après 2030 pour ensuite stagner. Néanmoins, la proportion des 60 ans ou plus dans la population totale serait fort différente en fonction des autres hypothèses de fécondité et de migration. Partant de 20,5 % en 2000, elle serait en augmentation, mais dans une large fourchette allant de 28,5 % de la population à 37,9 % en 2050 selon les scénarios.
Un vieillissement inéluctable, mais d’intensité fort variable
Ces chiffres mettent en évidence la nécessité de distinguer l’effet nombre, la gérontocroissance, et l’effet structure. L’effet nombre signifie que le système politique, économique et social doit s’adapter pour répondre aux besoins d’une population de personnes âgées en forte croissance. Ceteris paribus, cela signifie une augmentation du nombre de pensions de retraite, des services médicaux pour les personnes âgées, et du nombre de personnes âgées dépendantes, même si l’espérance de vie sans incapacité augmente plus vite que l’espérance de vie. Pour les départements, cela signifie une hausse considérable des bénéficiaires de l’allocation personnalisée à l’autonomie (APA). D’où de fortes tensions sur les budgets publics et sur ceux des caisses de retraite et la nécessité d’aller bien au-delà des réformes Balladur de 1993 et Raffarin de 2003 pour les systèmes de retraite.
À la gérontocroissance s’ajoute le vieillissement proprement dit, c’est-à-dire l’augmentation de la proportion des personnes âgées, avec ce qu’il signifie en termes politique (poids électoral des personnes âgées), économique (modification de la structure de la demande) ou social (pression des personnes âgées sur la répartition des budgets sociaux). Ce vieillissement de la population de la France est inéluctable. Mais ses effets peuvent être fort différents selon son intensité. Un pays qui compterait 28,5 % de 60 ans ou plus n’est pas dans la même situation qu’un pays en comptant 37,9 %.
Les migrations internationales soumises aux facteurs de repoussement
La prospective 2050, si elle peut s’appuyer sur des quasi-certitudes, doit également réfléchir à divers aléas qui forment les autres déterminants démographiques majeurs de l’avenir. Le premier tient aux systèmes migratoires international et national. L’intensité de l’immigration vers la France dépend moins de ses propres décisions que de la situation des autres pays4. En effet, le souci général des hommes est de « vivre et travailler au pays ». L’émigration n’est, dans la grande majorité des cas, qu’une option contrainte par la situation des pays de départ. Les Algériens qui rêvent d’un visa pour la France, comme ils l’ont manifesté par exemple en mars 2003 lors de la visite du président Jacques Chirac à Alger, préféreraient, dans l’idéal, rester en Algérie. Mais il faudrait pour cela que les politiques de ce pays leur donnent l’espoir d’améliorer leur sort dans leur patrie, que s’y installe un État de droit, que la corruption y recule, que le droit de propriété soit respecté…
Autre exemple, jusqu’à la fin des années 1990, la France n’avait guère d’immigration ivoirienne, puisque les conditions politiques et économiques existant dans ce pays y permettaient un réel développement. Depuis la montée des divisions politiques, et ses effets de déstabilisation économique, la Côte-d’Ivoire vient de connaître une inversion migratoire, passant de terre d’immigration à pays d’émigration.
À la lumière de ces exemples, les migrations internationales futures dépendent davantage des facteurs de repoussement que des facteurs d’attirance. Cela est vrai également pour les migrations en provenance de pays développés. Dans les années 1965, le Royaume-Uni est un pays d’émigration, car de jeunes actifs n’y trouvent pas les conditions de réussir dans une économie qui vit alors sur un héritage de plus en plus dépassé. Et l’on voit nombre de jeunes actifs britanniques traverser non seulement l’Atlantique, mais la Manche, pour trouver, notamment en France, une économie qui a plus d’allant que la britannique. Après les importantes réformes entreprises sous Madame Thatcher, suivies ensuite par celles de Tony Blair, le Royaume-Uni retrouve une économie dynamique, tandis que c’est au tour de l’économie française de peiner à progresser sous l’effet de corsets réglementaires de plus en plus malthusiens et d’un endettement croissant des budgets publics. Les facteurs de repoussement de jeunes actifs ont traversé la Manche et le phénomène auparavant britannique est désormais français avec l’émigration de jeunes actifs diplômés au Royaume-Uni, mais aussi vers d’autres contrées comme les États-Unis.
Le système migratoire hexagonal conduisant à la France de 2050 dépend donc de deux types de facteurs. D’une part, la situation dans d’autres pays susceptibles de développer ou non des effets de repoussement, effets se transformant en facteurs d’attirance de la France selon les politiques migratoires conduites. Or ces dernières se doivent aussi de faciliter l’immigration car la France manque et manquera plus encore de main-d’œuvre5 pour de nombreuses activités de service, comme celles résultant de la gérontocroissance, peu prisées par les Français soit en raison d’une image peu valorisante, soit en raison des territoires où ces besoins se font sentir. D’autre part, la situation en France selon sa capacité à retenir ou à attirer des étudiants ou des jeunes actifs. Sur le premier point, la tendance est claire : faute d’une mise en œuvre d’une véritable autonomie et responsabilisation des universités, liées à une refonte institutionnelle de la recherche publique, ces dernières éprouveront beaucoup de difficultés dans une concurrence internationale croissante ; le risque de repousser les meilleurs enseignants et les meilleurs étudiants vers des universités étrangères plus dynamiques est réel.
Selon les tendances actuelles, la France est un pays d’immigration pour des ressortissants de pays qui souffrent de conflits civils, de politiques obérant le développement, d’économies grevées par la corruption, et un pays d’émigration pour les jeunes les plus entreprenants. Si cette évolution n’était pas remise en cause par des politiques actives, la France ne serait plus en 2050 qu’un marché de consommation, considéré comme incapable de remplir les fonctions les plus nobles des entreprises, comme la recherche ou les productions industrielles les plus élaborées. Une telle appréciation est déjà à l’œuvre si l’on considère les options stratégiques prises par certaines entreprises internationales vis-à-vis de la France.
Les migrations internes au cœur de l’accroissement des contrastes interrégionaux
Néanmoins, la situation de la France en 2050 ne sera pas uniforme selon ses territoires. De nombreux éléments se conjuguent pour entraîner une différenciation croissante selon les départements et les régions, différenciation d’ailleurs accentuée par l’absence de politiques donnant des chances égales aux territoires, à l’instar des retards considérables apportés à réduire la fracture numérique, récidivant la même erreur faite dans les années 1965–1970 avec l’équipement téléphonique.
Les projections régionales 2030, selon le scénario central de l’Insee, montrent effectivement des évolutions fortement divergentes : sur fond d’accroissement national de 9 % entre 2000 et 2030, elles établissent que sept régions verraient leur population baisser : Lorraine (- 10%), Auvergne, Champagne-Ardenne, Limousin (- 8 %), Bourgogne, Franche-Comté et Nord-Pas-de-Calais (- 3 %). À l’opposé, les croissances maximales s’observeraient en Languedoc-Roussillon (34 %), Provence-Alpes-Côte d’Azur (21 %), Rhône-Alpes et Midi-Pyrénées (16 %).
En ce qui concerne le vieillissement, les contrastes interrégionaux s’accentueraient. D’ici 2030, on observerait certes un vieillissement de toutes les régions, mais fort différencié : de + 7 à + 13 points de la proportion des 60 ans ou plus ; + 7 en Île-de-France, et, à l’opposé, + 13 en Auvergne, Basse-Normandie, Bourgogne, Champagne-Ardenne, Franche-Comté, Lorraine, Pays de la Loire ou Poitou-Charentes.
Cela résulte de deux effets, un effet migratoire et un effet de structure actuelle, qui ne jouent pas toujours dans le même sens. Pour l’Île-de-France, ces projections supposent le maintien d’un départ relativement important des Franciliens au moment du passage à l’âge de la retraite, ce qui constitue une partie de la composante du rajeunissement relatif de l’Île-de-France. Inversement, certaines régions, comme Poitou-Charentes, combinent l’accueil de beaucoup de personnes âgées à un vieillissement intrinsèque relativement fort.
L’effet des migrations internes sur l’accroissement des contrastes régionaux de vieillissement est décisif. Il suffit, pour s’en persuader, de regarder l’impact quantitatif des scénarios sans migrations. Même s’ils n’ont aucune vraisemblance ni validité en tant que tels, ils permettent d’apprécier l’importance du paramètre migration : dans le scénario « sans migration », la proportion des 60 ans ou plus serait supérieure de 8 points en Île-de-France, et inférieure de 3 ou 4 points dans l’Ouest, en Bourgogne ou en Basse-Normandie.
Dépopulation ou printemps démographique ?
Reste la question de la fécondité. Bien qu’insuffisante pour assurer le simple remplacement des générations et entraînant la France dans ce que j’ai appelé un « hiver démographique », elle est moins abaissée que la moyenne européenne en raison d’une proportion de femmes sans enfant moindre en France que chez nos voisins européens, de l’apport de l’immigration sur le mouvement naturel et de l’héritage d’une politique familiale qui a cependant perdu de son importance. Comme le montrent les comparaisons européennes6, l’avenir de la fécondité est fort dépendant de l’évolution des politiques familiales. Le désir d’enfants reste élevé en France, selon les enquêtes conduites par les organismes publics, mais il ne pourra se concrétiser sans un accompagnement moral et matériel à la hauteur des demandes des familles, accompagnement qui suppose une législation familiale cohérente et des choix budgétaires appropriés aussi bien au niveau de l’État que des collectivités locales, des collectivités territoriales, et même des comités d’entreprises.
Dans le cas contraire, l’avancée dans l’hiver démographique apparaît quasi certain et le vieillissement fort accentué ; les effectifs des jeunes de moins de 20 ans deviendraient moins nombreux que ceux des 60 ans ou plus vers 2010 et que ceux des 65 ans ou plus vers 2020. La France pourrait alors connaître une dépopulation déjà constatée sur certains de ses territoires.
Or l’histoire n’enseigne pas d’issue heureuse pour des pays ayant connu une longue dépopulation. Il faut donc espérer à la France et à l’Europe d’opérer les choix utiles permettant de retrouver un printemps démographique, seul capable de porter les ambitions formulées dans les textes fondateurs de la République comme dans l’article I‑3 du traité constitutionnel de l’Union européenne fixant « les objectifs de l’Union ».
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1. Gérard-François Dumont, « Les “disparus” du recensement », Population et Avenir, n° 647, mars-avril 2000.
2. Insee Résultats, n° 16, juillet 2003.
3. Dans l’ensemble de cet article, nous entendons par France la France métropolitaine. La situation des différents Dom et Tom est très contrastée et mérite un examen particulier. Cf. Gérard-François Dumont, La population de la France, des régions et des DOM-TOM, Paris, Ellipses, 2000.
4. Gérard-François Dumont, Les populations du monde, Paris, Éditions Armand Colin, deuxième édition, 2004.
5. Les projections tendancielles annoncent une baisse de la population active. Cf. Insee Résultats, Société, n° 13, 2003.
6. Évelyne Sullerot, « Prestations familiales et fécondité dans l’Union européenne », Population et Avenir, n° 661, janvier-février 2003.