Comment susciter la convergence des technologies au seuil du XXIe siècle
Quand les technologies convergeront ? tel est le titre d’un article passionnant de Jean-Pierre Dupuy (60) déjà paru en 2001 dans La Jaune et la Rouge et qui vient d’être repris dans le numéro 300 de Futuribles. Il propose une vision très riche des potentiels de cette nouvelle approche, sans verser dans le délire futuriste qui la défigure trop souvent. Dans le même numéro 300 de Futuribles, l’article « À l’aube d’une nouvelle vague de croissance ? », signé de trois auteurs renommés propose une vision large mais raisonnée du cadre économique auquel on peut penser pour aider à la convergence des technologies ; témoins de la prudence scientifique de leurs auteurs ces articles sont titrés avec un point d’interrogation : signe de sagesse et d’humilité, assez rare dans ce genre de littérature.
Avec le même souci de prudence nous allons examiner ci-après les potentiels et les risques, principalement humains, liés à l’effort de convergence des technologies. La France serait un périmètre trop restreint pour un tel examen, mais l’Europe représente un champ d’exploration suffisant pour élaborer un « vaste programme ».
Ne retombons pas dans nos trois vieux démons
1. Le dirigisme et la peur du changement
Les pouvoirs d’un demiurgeLe risque de dirigisme au niveau des pouvoirs étatiques doit être limité dans chacun des États. Au sein de notre vieille Europe on a déjà des modèles de démocraties ouvertes, même si la France ne détient pas le prix d’excellence. Par contre on peut s’attendre à des moments difficiles pour faire avancer à peu près dans l’ordre 25 États et plus de 300 millions d’Européens. Les bureaux de Bruxelles se sont déjà forgé une solide réputation de directivité, qui a été mise en avant par les organismes de recherche français, pour conserver des pratiques souvent dépassées et des avantages acquis au détriment de la collectivité. On reviendra plus avant sur les difficultés rencontrées sur le terrain de la R & D.
2. La fuite en avant
Il est tentant, pour les dirigeants politiques, de répondre à l’impatience des citoyens en utilisant les promesses délirantes énoncées par de pseudo (ou vrais) scientifiques devant résoudre tous les problèmes. Par exemple, sans contester l’intérêt de la cognitique, il ne faut pas laisser croire que dans cinq ou dix ans pourront être greffées dans notre cerveau des puces électroniques, remplaçant les pages jaunes de l’annuaire ou notre carnet de rendez-vous. De même pour l’hydrogène présenté comme « source d’énergie » (supposée maîtrisée).
3. La force d’inertie des chercheurs et des technologues
Ce danger, dont on parle peu, doit être pris en compte si on veut éviter des erreurs d’appréciation coûteuses. Il est vrai que les chercheurs, qui permettent déjà de bénéficier des premiers fruits du futur, vivent mal les mutations qui conduiront à la convergence des technologies.
Comme le signale J.-P. Dupuy, les chercheurs se font peur car la science peut être dangereuse ; ce fait est vérifié, hélas, par de nombreux drames dont la presse a fait sa pitance, parfois sans pudeur. Il faut agir au lieu de pleurer, deux types de réactions sont nécessaires :
- la première est connue, c’est un effort d’éthique accru qui comprend le renforcement des règles de déontologie, l’application raisonnée du principe de précaution… Il sera nécessaire, par contre, de donner aux chercheurs un vrai pouvoir sur la mise en œuvre des produits de leurs découvertes, pouvoir généralement confisqué par les politiques. À la vérité les scientifiques sont un peu à l’origine de cette confiscation en n’ayant pas occupé assez vite le terrain ;
- l’instrumentation de cette prise en compte des dangers doit devenir un élément clé de la démarche des chercheurs ; l’escarcelle est loin d’être vide mais elle pourrait encore être enrichie à court terme et surtout à long terme, au profit de la convergence des technologies.
Faire converger les hommes avant les technologies
Le problème ne se limite pas au monde scientifique, il concerne également, au minimum, les activités de production et les activités d’identification des besoins, qu’on englobe souvent dans le concept de « marketing » mais que nous préférons appeler « l’intelligence des attentes du monde ».
Comment intégrer le monde scientifique à la collectivité ?
Ce problème est difficile à aborder comme tout ce qui touche l’homme dans ses relations avec ses semblables. Il est en outre fortement lié aux systèmes de pouvoir, d’organisation et de relations dans les différents pays.
La France, terrain qui nous concerne en premier lieu, a hérité d’un système de relations très raide qui fait souvent préférer l’affrontement à la concertation.
Illustration de François JEGOU
Les relations entre chercheurs – ou équipes de chercheurs – sont, à l’intérieur de la France, très souvent défiantes, et de grosses maladresses interviennent dans leurs communications. On se rappelle, par exemple, le choix récent d’un extrémiste politique pour présider un » collectif » visant à l’apaisement du conflit des chercheurs !
La coopération par-dessus les frontières de la France se fait plus facilement, dans l’estime mutuelle et en transparence.
Il faut donc éviter la transposition de notre modèle gaulois dans le monde complexe de l’Union européenne, mais profiter du grand brassage qui s’y fera pour découvrir d’autres voies et d’autres modes de comportement contribuant à une intégration fructueuse.
Le critère dominant de la convergence des milieux scientifiques paraît être l’homogénéité des cultures professionnelles et la communauté des objectifs, dans les organismes destinés à fédérer ces milieux.
On peut, très sommairement, identifier les organismes dans lesquels cette homogénéité est assurée au niveau des personnes, par exemple :
- dans le domaine de la santé, l’identité médicale se retrouve à l’université, dans les laboratoires, dans les hôpitaux,
- dans les entreprises capables de supporter un effort autonome de recherche, les attentes du marché et les exigences de la production/commercialisation font converger les esprits,
- au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, l’objectif de reconstruire le pays et son industrie a fait converger les grands corps de l’État : armement, ponts et chaussées, télécommunications… aussi bien pour le pilotage de grands projets, la formation des ingénieurs et chercheurs, le développement des grandes entreprises (nationalisées à cette époque).
Par contre sont restés au bord de la route :
- d’une part les entreprises de taille moyenne qui n’ont généralement pas trouvé une capacité de recherche complémentaire dans leurs organismes professionnels, ni des prestataires de travaux de recherche efficaces, comme l’Institut Fraunhofer en Allemagne,
- d’autre part, le système hybride de la recherche fondamentale (CNRS et université) qui restera ingérable tant qu’il persistera.
Mais au total, le bilan n’est pas aussi noir qu’on le dit souvent en se frappant la poitrine. Savons-nous par exemple que lorsque nous rêvons d’une organisation des industries d’armement « à l’américaine » avec une relation directe entre les entreprises et les États-majors des forces armées, les USA rêvent d’une direction générale de l’Armement… comme en France ?
De toute façon, la construction européenne fera apparaître d’autres points forts insoupçonnés tels que le haut niveau de formation scientifique des pays d’Europe de l’Est, le mode d’organisation des grands projets (armement, aéronautique, espace…) quasi commun avec nos partenaires allemands et anglais.
En guise de conclusion
On peut, comme on l’a vu, être assez confiants dans la capacité de l’Europe à créer une communauté scientifique de haut niveau pour permettre le progrès que nous promettent les futurologues.
Mais cet édifice ne devra pas se refermer sur lui-même ; il devra rechercher inlassablement quelles sont les attentes à satisfaire, et associer une diversité de compétences et de talents à l’évaluation des résultats acquis et à l’orientation des programmes futurs.
C’est indispensable pour enrichir la vision du futur et pour savoir expliquer à la collectivité le sens et la portée du progrès.