De la bonne conscience écologique à l’impératif patrimonial
Vers 2050 la prise de conscience générale de la finitude de la planète et de ses ressources conduira sans doute à faire de l’écologie un déterminant de tous les actes individuels et collectifs. Le journal d’un de nos camarades (promotion 2019) nous donne quelques aperçus de ce que pourraient être la vie quotidienne et le fonctionnement de la société dans ces conditions.
Île d’Oléron, 22 septembre 2050
On n’a plus beaucoup de pétrole, mais on a du temps
Cette nuit les dégâts d’une violente tempête conjuguée avec une grande marée ont rappelé une nouvelle fois que les effets du changement climatique ne menacent plus seulement des rivages lointains.
Je dois regagner Paris où je travaille au ministère du Patrimoine naturel, puissant rouage de l’État dont les compétences s’étendent à toutes les ressources naturelles y compris les sources d’énergie primaire, les produits miniers, le patrimoine génétique du vivant. J’utiliserai successivement une navette électrique, un autobus express, le TGV, les transports parisiens, avant de retrouver ma petite voiture électrique et « les moyens de mobilité à traction humaine » selon l’expression suisse.
Si efficace que soit ce système de transports il est beaucoup moins commode et moins rapide que ne l’était la voiture individuelle polyvalente à essence ou gazole mais, contrairement à ce qu’imaginaient nos parents, nous nous adaptons assez aisément à sa disparition progressive. L’allongement des temps de transport crée une désinduction du trafic, c’est-à-dire une réduction de la mobilité, l’opposé du trafic induit qui au xxe siècle assurait l’essentiel de la rentabilité des investissements d’infrastructures.
La rupture fondamentale a été dans notre rapport au temps : nous sommes parvenus à rejeter la dictature de l’urgence ; gagner quelques minutes est aujourd’hui un objectif vide de sens ; nous considérons comme normal qu’une partie du temps gagné au travail grâce à l’organisation et aux machines soit affectée non plus au divertissement mais au ménagement des ressources naturelles. Il a fallu pour parvenir à cette inversion de tendances une prise de conscience en profondeur de la gravité de trois défis : le changement climatique, l’explosion de la demande en énergie des pays émergents, l’épuisement fatal des sources fossiles d’énergie, pétrole, gaz, uranium, et plus tard charbon.
En 2039 une nouvelle guerre du pétrole, supposée sécuriser les approvisionnements, se révéla plus désastreuse encore que les précédentes, provoquant une crise économique mondiale, ce qui acheva de dessiller les yeux sur les impasses écologiques et géopolitiques du modèle de développement en vigueur. Les populations acceptèrent alors, en dérogation au libéralisme dominant, des mesures autoritaires de gestion des ressources énergétiques. Les précieuses réserves d’hydrocarbures fossiles sont désormais affectées en priorité à l’industrie chimique comme matière première et à des besoins spécifiques en énergie tel le transport aérien, d’ailleurs considérablement réduit par l’interdiction des vols courts courriers et par la taxation du kérosène.
Le carburant hydrogène exige une telle consommation d’énergie primaire et de telles mesures de sécurité que son coût est prohibitif. Les biocarburants, limités par la superficie des zones agricoles disponibles, sont affectés aux véhicules collectifs ou à usage professionnel. Pour les véhicules particuliers il reste l’électricité, qu’on ne sait pas encore stocker massivement malgré les progrès accomplis et qui ne permet donc que des trajets courts. Ainsi l’optimisation volontariste de l’usage des ressources et de l’organisation des transports permet d’atteindre un compromis durable.
À la ville, à la campagne
Pollution diffuse, nature labile, l’inquiétude
L’air de Paris et des autres villes est débarrassé des oxydes d’azote, de l’ozone, des particules fines. Pourtant nous avons le sentiment d’être insidieusement envahis par les résidus divers de nos activités : pesticides et métaux lourds dans les sols et les chaînes alimentaires, nitrates dans les eaux, déchets industriels, miniers et de construction1, et un peu partout hydrocarbures aromatiques polycycliques, dérivés organohalogénés, restes des quelques 100 000 molécules chimiques utilisées par l’homme, radioactivité d’origine médicale ou industrielle, tous soupçonnés d’être allergisants, cancérogènes, mutagènes ou reprotoxiques2. De vastes et longues études épidémiologiques ont permis peu à peu d’identifier de manière fiable les produits présentant des risques significatifs mais n’ont pas rassuré complètement sur les effets cumulatifs, synergiques ou à très long terme.
À l’inverse les déchets de l’industrie électronucléaire, jadis objet de tant de craintes et de passion, sont aujourd’hui regardés avec une froideur toute technique. Leurs sources, en petit nombre et bien identifiées, peuvent être strictement contrôlées, leur traçabilité aisément établie, leur volume, considérablement réduit depuis l’avènement des réacteurs de génération IV à cycle du combustible fermé, permet un stockage organisé, gérable avec rigueur sur le long terme.
Pour les déchets l’entropie est finalement plus redoutable que la toxicité.
La campagne n’est pas épargnée par les pollutions diffuses et connaît de surcroît des phénomènes de migration rapide liés au changement climatique : le chêne vert dans la forêt de Fontainebleau, l’olivier en Beaujolais…3 ; les disparitions d’espèces s’accélèrent. Où trouver refuge alors ? Sur quoi s’appuyer si rien n’est stable à l’horizon d’une vie humaine ?
À l’hypermarché de Sainte-Geneviève-des-Bois
Consommateur-citoyen et éconologie
Un périmètre de 500 mètres autour de la gare du RER, ici comme autour de toutes les gares du réseau, est désormais protégé au titre du patrimoine national en raison de l’intérêt collectif de ce type d’espace. L’ancêtre des hypermarchés français y a toujours sa place mais l’activité commerciale a bien changé : les pseudo-innovations, le renouvellement accéléré des présentations, des produits, des marques, dont s’enorgueillissaient jadis l’industrie et la distribution des biens de consommation sont devenus signes de médiocrité.
La différence se fait aujourd’hui, outre le prix, par les qualités intrinsèques : goût, commodité, sécurité sanitaire, durabilité, réparabilité, impact sur l’environnement… L’emballage, réduit à son minimum technique pour limiter les déchets doit, plutôt qu’attirer le regard, être le support de l’information objective et détaillée qu’exige désormais le consommateur-citoyen, y compris un indicateur de contribution à l’empreinte écologique, c’est-à-dire à la consommation de ressources de la planète.
En matière de mode de vie quelques réflexions des instances officielles dès 1975, les exhortations récurrentes des Verts, des travaux comme le projet suisse de « société à 2000 watts » cherchant notamment à « découpler qualité de la vie et consommation » et à « restaurer les mécanismes à l’origine des sentiments de mesure et de satisfaction« 4, tout cela d’abord ne convainquit guère les masses.
Puis vinrent la grande crise de 2039 et une meilleure compréhension des risques environnementaux et géopolitiques (au début du siècle le marché mondial des cosmétiques ou celui de la nourriture pour animaux de compagnie était de même ordre que les besoins pour l’élimination de la faim et de la malnutrition5 ). Peu à peu « consommer toujours plus » ne fut plus un signe de progrès social individuel ou collectif, pas plus que « toujours plus vite » en matière de transports
Les producteurs et les publicitaires ont dû s’adapter. Les concepts d’écologie industrielle et d’analyse de cycle de vie, élaborés à la fin du siècle dernier sont devenus en quelques décennie le b. a.-ba de tout responsable de production ou de marketing : réduire les quantités de matière et d’énergie, intégrer dès la conception l’objectif de maîtrise des déchets et de réutilisation de leurs composants (les déchets deviennent ressources), prendre en compte la durabilité, la facilité de maintenance et d’entretien et, globalement, la contribution à l’empreinte écologique.
Après deux siècles d’augmentation forcenée de la productivité du travail l’effort porte maintenant sur la productivité des ressources physiques. Dans cette nouvelle économie écologique qu’on appelle « éconologie » pour bien marquer l’imbrication des préoccupations le consommateur consomme moins mais mieux, il accepte de payer plus cher à l’unité, l’augmentation de la valeur ajoutée compense en termes d’emplois la diminution des quantités produites. Le produit intérieur brut n’est plus un concept pertinent. Il a été remplacé par un « indicateur de progrès global » qui ajoute au PIB ancien la valeur du travail bénévole et des tâches ménagères et en retranche les coûts liés à l’insécurité, aux réparations (accidents, vols, catastrophes), aux pollutions, à la consommation de ressources non renouvelables6.
Bruxelles, novembre 2050
La régulation de l’innovation
Innovation scientifique et technique, environnement, santé, un colloque européen veut faire le point sur cette controverse récurrente du siècle. Une nouvelle posture se dégage en effet, éloignée du scientisme du XIXe siècle comme des peurs et des suspicions de l’an 2000. Les prouesses technologiques ne sont plus magnifiées pour elles-mêmes ni tenues pour nocives a priori mais considérées seulement en fonction de leur utilité sociale et de leurs effets sur l’environnement.
Il a bien fallu admettre que le projet de nouvel avion supersonique n’était plus adapté aux contraintes et aux besoins de l’époque et, à l’inverse, que la mise au point de réacteurs nucléaires régénérateurs et surgénérateurs était nécessaire dans un monde en quête d’énergies renouvelables. Le débat sur les organismes génétiquement modifiés, d’abord enfermé dans les grands principes (bienfaisants pour l’humanité ou dangereux, porteurs d’une idéologie totalitaire7 est ensuite devenu plus rationnel et concret : quels avantages réels est-on assuré de l’absence d’effets sur la santé, peut-on éviter la transmission intempestive des caractères modifiés ?
Des recherches lourdes ont été nécessaires pour répondre à ces questions, justifiant un moratoire prolongé des autorisations de production commerciale et au contraire une multiplication des expérimentations. Dans tous les cas où des réponses satisfaisantes ont pu être apportées, des garde-fous fixés, l’humanité a pu bénéficier des potentialités des OGM : variétés plus robustes et moins exigeantes, médicaments, carburants, végétaux dépollueurs des sols… Et cela n’a pas empêché l’alliance des paysans et des scientifiques pour un renouveau de la sélection variétale traditionnelle.
L’expérience des OGM a inspiré une mesure générale. Pour commercialiser un produit nouveau destiné in fine au grand public : intrants des cultures, adjuvants de l’agroalimentaire, matériaux pour la construction ou le mobilier… il est nécessaire d’établir au préalable la preuve de l’absence de risque significatif à court ou long terme pour la santé et l’environnement, au lieu de laisser les pouvoirs publics constater a posteriori l’existence d’un danger éventuel8.
Cette exigence forte ralentit certes la mise en œuvre des innovations mais l’objectif n’est plus d’innover à tout prix, il est d’offrir des prestations utiles et fiables, et une « convention internationale sur l’évaluation des nouvelles technologies » évite autant qu’il est possible les distorsions de concurrence. Bien sûr on débat, on débattra toujours, car l’idée que le risque est inhérent à la vie est une évidence mal acceptée, sur la notion de risque significatif, l’imperfection des connaissances… et à l’inverse sur les limites à se fixer pour ne pas transformer le principe de précaution en pratique d’inaction.
L’homme et la planète
Un nouvel ordre écologique9
En regard de l’inconscience des générations passées certains théoriciens soutenaient, au tournant du millénaire, que même une croissance zéro ne suffirait pas à rétablir les équilibres et préconisaient la décroissance et le retour à des techniques et des modes de vie anciens10. Leurs cousins, tenants de l’écologie profonde, révéraient la nature, voulaient lui conférer des droits comme à une personne et redoutaient parfois la réaction de Gaïa, déesse de la terre11.
Dans ce débat entre romantisme et humanisme, « écocentrisme » et anthropocentrisme9, ce n’est pas vraiment la raison qui l’a emporté, pas plus que l’éthique, mais plutôt la nécessité12, l’instinct de survie de l’espèce au sein d’une génération rattrapée par le futur. Face à la menace de dilapidation du patrimoine commun ce ne fut ni le grand bond en arrière des « décroissants » ni le prolongement des tendances du XXe siècle plus ou moins amendées, ni la réalisation d’une utopie romantique ni un scénario de science-fiction high-tech. Nous avons choisi l’invention patiente d’équilibres nouveaux entre les 9 milliards d’humains et la nature, fondés sur la responsabilité, l’autodiscipline, le renoncement au mythe du « sans limite » dans tous les domaines : ressources, consommation, prouesses techniques, vitesse…
Cependant nous croyons être au terme d’une évolution et ce n’est qu’une étape. Le modèle de développement durable que nous avons construit en Europe a certes conquis la plus grande partie des Amériques et de l’Asie du Sud-Est mais il ne touche ni la Chine, qui a succédé aux USA dans l’orgueil de la puissance et l’ignorance des solidarités, ni la plupart des pays d’Afrique et des Caraïbes, abandonnés aux dérèglements de la nature et à l’incurie des hommes. Notre développement durable n’est donc ni moralement acceptable ni géopolitiquement stable à l’échelle planétaire. Il nous faudra chercher de nouveaux équilibres encore.
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1. Ces trois catégories représentaient 75 % du total des déchets dans l’Union européenne en 2000.
2. Dominique Belpomme et son Association française pour la Recherche thérapeutique anticancéreuse, 2004.
3. Projections de l’INRA pour 2050.
4. Collectif Novatlantis, 2003.
5. Worldwatch Institute, 2004.
6. Le Minnesota Progress Indicator constitue une approche en ce sens ; il intègre en plus des données sociales.
7. Jacques Testart, 2004.
8. Cf. projet Registration, Evaluation and Authorization of Chemicals de la Commission européenne, 2003.
9. Luc Ferry, Le nouvel ordre écologique, Livre de poche, 1998.
10. Nicholas Georgescu-Roegen, 1979, ou Serge Latouche, 2001.
11. James Lovelock, Gaïa, A new-look at life on earth, 1989.
12. Voir : Développement durable. Pourquoi ? Comment ? Pierre Chassande, Édisud, 2002.