L’illettrisme, une catastrophe annoncée.
Si on se réfère aux résultats des tests passés jusqu’en 1995 par les jeunes gens incorporés dans l’Armée :
• 1 % des jeunes étaient incapables de lire un mot,
• 3 % lisaient quelques mots,
• 4 % ne comprenaient pas une phrase de plus de 5 mots,
• 12 % ne pouvaient répondre aux questions posées sur un texte de 70 mots qu’ils avaient lu à la vitesse de la parole.
En d’autres termes, 20 % de ces jeunes gens étaient incapables d’utiliser la lecture dans un métier ou dans la vie courante.
Malheureusement, rien ne nous permet de penser que la situation se soit améliorée depuis.
Au XXe siècle, tout au moins jusque vers 1980, cette situation pouvait encore être tolérée car il existait des débouchés peu qualifiés en nombre suffisant dans l’agriculture et dans l’industrie manufacturière. Aujourd’hui et de plus en plus à l’avenir, l’évolution des techniques, de l’économie, des impératifs de qualité et de sécurité fait que ces jeunes ne trouveront pas d’emploi.
Ils seront dès lors, de plus en plus nombreux, dans une société qui ne peut les intégrer, condamnés à l’assistance sociale, à la marginalisation, à la délinquance, voire à la révolte active.
En dehors des drames individuels que cela représente et devant lesquels on ne peut rester insensible, les conséquences seront lourdes pour notre économie et notre société.
Les 150 000 jeunes qui sortent du système scolaire chaque année, sans maîtriser suffisamment la lecture, ne pourront être les professionnels qualifiés dont les entreprises ont pourtant besoin. Par manque de ressources, ils ne contribueront pas au développement de la consommation et par là de l’économie.
Ils devront être pris en charge par la collectivité (allocations et interventions de travailleurs sociaux, médecins, policiers, juges, etc.), ce qui se traduira par des cotisations et des impôts supplémentaires, qui diminueront la compétitivité des entreprises.
Ils se retrouveront dans des ghettos où fermenteront délinquance et révolte et certains d’entre eux deviendront les fantassins des mouvements extrémistes. Ils transmettront leur mode de vie à leurs enfants qui auront peu de chances d’y échapper.
Ce tableau est particulièrement noir, l’est-il exagérément ?
Il a été rédigé au futur. L’emploi du présent ne choquerait pas dans bien des cas.
Les jeunes qui entrent aujourd’hui dans le système scolaire en sortiront à partir de 2015 environ et seront en âge de travailler jusque vers 2060. Peut-on imaginer que, ne maîtrisant pas la lecture, ils pourront trouver un travail dans une dizaine d’années (certains encore avec un peu de chance) et surtout seront capables de s’adapter aux mutations que notre monde va connaître pendant ces quarante années ? Sur cette durée, certainement pas.
Alors que faire ?
Le premier réflexe est de se tourner vers l’Éducation nationale dont les derniers ministres ont montré combien ils étaient conscients de la gravité de la situation.
Le temps d’apprentissage de la lecture en classe a été augmenté et des classes dans les zones difficiles ont été dédoublées.
Toutes ces mesures peuvent permettre d’améliorer les résultats observés, mais sont-elles de nature à résoudre le problème
Malheureusement non. Car les enseignants et leur ministre ne peuvent, dans le cadre classique de l’école, combler le lourd handicap que subissent de nombreux enfants, qui ne reçoivent, de leurs parents, ni un apport culturel suffisant, ni le soutien qui leur permettrait de mettre en pratique à la maison les notions apprises en classe, ni les encouragements qui leur donneraient envie de progresser.
C’est ce handicap qu’ont identifié des études scientifiques menées fin des années quatre-vingt. Elles ont conduit à la mise au point d’un outil de prévention de l’illettrisme : le Coup de Pouce CLE (Clubs de Lecture et d’Écriture) dont, à ce jour, plus de 12 000 enfants en risque d’échec ont eu la chance de bénéficier.
Cet outil est développé par, l’apfEE, association pour favoriser une École efficace.
En pratique, en début d’année, les instituteurs des cours préparatoires identifient les enfants en risque d’échec et proposent à ces enfants et à leurs parents de participer gratuitement à un Club de Lecture et d’Écriture.
Ces clubs se réunissent, dans l’école, pendant 1 h 30, quatre soirs par semaine de novembre à juin. Un animateur, salarié par la commune, fait faire à 5 enfants des exercices d’expression orale, de lecture et d’écriture, sous forme ludique et suivant les instructions très précises de l’apfEE.
Les parents de leur côté s’engagent par contrat, signé en mairie, à préparer, chaque jour, un goûter et à interroger chaque soir leur enfant sur ce qu’il a fait en classe et dans le club, à le féliciter et à l’encourager. Le Coup de Pouce CLE est également une école des parents.
Avec une expérience de près de quinze ans, on peut affirmer que le Coup de Pouce CLE est un moyen de prévention de l’illettrisme éprouvé, plus de 12 000 enfants en ont bénéficié, efficace, plus de 80 % de ces enfants ont échappé à l’échec, reproductible à grande échelle, plus de 600 clubs fonctionneront dans 80 villes de France en 2004–2005 dont Paris, Lyon, Marseille, Roubaix, Angers, Mulhouse…
Qu’est-ce qui s’oppose alors à la généralisation de cet outil dont l’utilité et l’efficacité sont reconnues par les communes, les parents, les enseignants et les ministères ?
Le problème est évidemment un problème de financement, double en l’occurrence.
D’un côté les communes doivent débourser, sur leur budget, 800 euros par enfant pris dans un club, avec des possibilités de subventions.
De son côté, l’apfEE ne facture pas ses interventions (prospection des communes, information des partenaires, formation des intervenants, suivi et bilan du fonctionnement des clubs), qui peuvent être évaluées à 400 euros par enfant, l’année de création d’un club, et 100 euros par enfant, dans un club existant.
Cette association reçoit une aide publique, pour une moitié de son budget, sous forme de subventions et de mises à disposition, et pour le reste vit des dons de fondations (Bettencourt, Adecco, Vinci, Schneider…), d’entreprises (Fnac, Caisse des Dépôts, Crédit Agricole…) et de clubs rotariens.
Ce mécénat éducatif est absolument indispensable pour la survie et le développement du Coup de Pouce CLE. Son importance conditionne le niveau de soutien qu’apporte, de son côté, l’État. À l’heure actuelle, ces aides permettent tout juste d’assurer le fonctionnement de l’apfEE, et sont loin d’être suffisantes pour traiter le problème à l’échelle nationale : 3 000 enfants pris en charge, alors qu’il faudrait en aider des dizaines de milliers !
L’espoir de ceux qui animent et soutiennent cette association (parmi eux on compte sept prix Nobel et Médaillés Fields) est de mobiliser autour de leur projet de très nombreux décideurs et simples particuliers, convaincus de la gravité du problème et de la nécessité d’apporter les moyens de le résoudre.
Pratiquement, avec l’effet de levier fiscal, un euro donné par le mécénat génère plus de dix euros de financement public pour l’animation des clubs de lecture et d’écriture et pour le fonctionnement de l’apfEE.