Éditorial : Beauté de la physique
Dans l’histoire de la pensée scientifique, 1905 est une date mythique. En proclamant que 2005 serait l’année mondiale de la physique, l’Unesco a souligné le caractère exceptionnel de ce millésime, tout en attirant l’attention universelle sur un siècle de progrès. La Jaune et la Rouge a, naturellement, souhaité se faire l’écho de cette célébration.
Qu’est-ce que la physique aujourd’hui pour un polytechnicien ? Le souvenir d’une des épreuves du concours d’entrée ? La réminiscence de feuilles de cours avalées avec plus ou moins d’appétit, rue Descartes ou sur le Plateau ? Ou encore, pour certains d’entre nous, une discipline scientifique devenue métier, passion même, tant sa beauté saute aux yeux ?.
Cet intérêt éminemment divers que les lecteurs de La Jaune et la Rouge portent à la physique constitue un défi qu’il convenait de relever, d’autant plus que l’engouement des jeunes pour les sciences décline, en France, comme d’ailleurs dans les autres pays développés.
Notre ami Gabriel Chardin, encouragé par Roger Balian et Édouard Brézin, a droit à nos remerciements et à nos félicitations pour avoir su réunir et coordonner les remarquables contributions à ce numéro, toutes dues à des scientifiques français de grand talent.
Au moment où le XIXe siècle, celui de l’industrialisation rapide de l’Europe, cède la place au XXe, le siècle des barbaries modernes, plusieurs énigmes redoutables se posent aux physiciens. La lumière, désormais bien apprivoisée, avait déployé sa nature ondulatoire tandis que le champ électromagnétique qui en était la substance même obéissait à des équations aux dérivées partielles linéaires aux solutions connues. Soudain, l’aspect corpusculaire de la lumière, abandonné depuis longtemps et apparemment contradictoire avec son évidente nature ondulatoire, resurgit. En même temps, et pour d’autres raisons, le support des ondes électromagnétiques, l’éther, devient un concept mystérieux qui contredit la conception que, depuis bien longtemps, l’homme se fait de l’espace et du temps. À la même époque, atome, molécule, électron sont des hypothèses commodes, vraisemblables, mais personne ne sait bien quelle réalité se cache derrière les idées.
En 1905, un jeune inconnu, Albert Einstein, frappe trois coups éclatants dont l’écho retentit encore un siècle plus tard :
- pour comprendre l’effet photoélectrique il faut admettre que la lumière est absorbée par quantas, ces grains de lumière dont, à son corps défendant, quelques années plus tôt, Max Planck avait dû, pour expliquer le rayonnement du corps noir, admettre l’existence,
- l’espace et le temps, pour deux observateurs en mouvement rectiligne uniforme l’un par rapport à l’autre, sont relatifs puisqu’ils se transforment l’un en l’autre de manière différente,
- l’explication du mouvement brownien donne à l’existence des molécules l’évidence d’une observation au microscope.
Ces avancées, et quelques autres, ouvrent la voie à un siècle de développement prodigieux de la physique sous tous ses aspects :
- les théoriciens, plus proches que jamais des mathématiciens, imaginent des concepts nouveaux pendant que les expérimentateurs, auxquels la technique apporte des moyens d’une puissance inouïe, s’efforcent peu à peu de les valider ou de les réfuter,
- les diverses branches de la physique contribuent au développement et parfois au bouleversement de toutes les sciences de la nature : mécanique, chimie, biologie, astrophysique, géologie, etc.,
- de ces progrès résultent des applications pratiques, stupéfiantes et inquiétantes à la fois. Santé, longévité, biens matériels, civilisation de la connaissance changent la société, mais les menaces nucléaires, terroristes, écologiques mettent en question l’avenir même de l’espèce.
Le XIXe siècle avait vu grandir, héritée des Lumières, une foi en la Science que confortent les premiers pas de la physique. Pourtant, lorsque Jules Verne meurt, justement en 1905, le rêve de progrès qu’il incarne ne va pas tarder à se dissiper.
Le XXe siècle n’est pas, pour la Science, le siècle d’or qu’il aurait pu être. Les succès mêmes de cette dernière ont mis en évidence les formidables dangers que l’action technique de l’homme fait désormais peser sur son propre avenir, avec pour conséquences les peurs, la superstition, l’astrologie, l’occultisme, etc. La Science, largement redevable à la physique de ses progrès incessants n’est, aujourd’hui, ni suffisamment comprise par la société, ni réellement reconnue par l’opinion. Jamais notre société n’a autant reposé sur la « Techné », au sens que les Grecs donnaient à ce mot, alors que recule, chez les jeunes, la curiosité pour la science et la technique. Or qui peut douter que les progrès de l’humanité viennent de la connaissance au sens large, que le développement durable s’appuie sur le progrès technique et que l’écologie ne peut se construire contre la science ? L’Homme aurait-il une chance de sauver sa planète sans la connaissance ? Le paradoxe est que, dans une fraction significative de l’opinion publique de la plupart des pays développés, progressent des croyances rétrogrades, des comportements irrationnels, que diminuent la curiosité technique et l’attrait des jeunes pour les carrières scientifiques, bref que la confiance en la physique s’effrite.
La beauté de la physique serait-elle la beauté du diable ? Ou plutôt la beauté de l’inconnaissable ? Ceux qui comme moi, dans les années 1950, ont appris la Mécanique quantique dans l’inoubliable ouvrage d’Albert Messiah se souviennent des épigraphes qui en ornaient les différents chapitres et peut-être, notamment, de celle qui annonçait les éléments de mécanique quantique relativiste : « Je suis noire et pourtant je suis belle… » (Cantique des cantiques).
Je suis sûr que de nombreux lecteurs seront sensibles à la beauté de la physique d’aujourd’hui, beauté que les textes qui suivent auront contribué, je l’espère, à rendre moins secrète et plus accessible. Un souhait pour conclure : passé l’année de la physique, La Jaune et la Rouge ne pourrait-elle aborder le thème du regard que portent la société et notamment les jeunes sur la science et la technique ?