L’Étrangeté du monde quantique
Les progrès de la science sont souvent source d’émerveillement. Le chercheur, tout en visant à rationaliser le monde qui l’entoure, n’est jamais aussi heureux que devant des défis qui le surprennent et le stimulent. La découverte va de pair avec la curiosité et l’étonnement, depuis l’eurêka d’Archimède jusqu’au récit de Marie Curie : « Nos précieux produits étaient disposés sur les tables et sur les planches ; de tous côtés, on apercevait leurs silhouettes faiblement lumineuses, et ces lueurs qui semblaient suspendues dans l’obscurité nous étaient une cause toujours nouvelle d’émotion et de ravissement. »
Les exemples ne manquent pas de nouveaux phénomènes allant à l’encontre d’évidences apparentes ou d’idées reçues. N’a-t-il pas été surprenant de découvrir que la lumière blanche, qui semble si pure, est en réalité un mélange de lumières colorées ? Ou encore que l’interférence de deux faisceaux lumineux peut donner naissance à des zones obscures ? N’est-il pas curieux que l’eau soit le produit de la réaction de deux gaz, l’hydrogène et l’oxygène ? N’est-il pas fascinant de constater qu’un gyroscope bascule perpendiculairement à la direction vers laquelle on le sollicite ? D’apprendre que la perfection des formes d’un cristal de quartz reflète l’arrangement de ses atomes à une échelle 100 millions de fois plus petite ? Et y a‑t-il rien de plus saugrenu que les divers processus de reproduction des êtres vivants, par exemple la double fécondation des plantes à fleurs, où un mécanisme de régulation complexe récemment élucidé permet d’engendrer avec une parfaite simultanéité un germe et son annexe nourricière ? L’observation de telles merveilles alimentait les cabinets de curiosités et les leçons publiques à l’époque, hélas révolue, où l’on considérait la science comme une part intégrante de la culture chez l’honnête homme.
Surprise puis accoutumance, un perpétuel recommencement
Si au moment de leur découverte les phénomènes naturels apparaissent comme remarquables, l’habitude ou l’inclusion dans l’enseignement contribuent à les démystifier. Le magnétisme n’a pour nous rien de mystérieux, mais au XVIIIe siècle il semblait si étrange qu’il confinait à l’ésotérisme. La structure atomique de la matière apparaît aux lycéens d’aujourd’hui comme une banalité ; pourtant il y a cent cinquante ans, l’atomisme était vu comme une élucubration désuète : les succès de la thermodynamique et de l’électromagnétisme avaient convaincu savants et philosophes de la continuité de la matière. Dans le dernier quart du XIXe siècle, Boltzmann dut lutter à contre-courant pour défendre son interprétation du concept d’entropie en termes d’encore hypothétiques molécules. À la même époque, Marcelin Berthelot interdisait à ses disciples de représenter les molécules organiques par des formules développées, car celles-ci suggéraient l’existence d’atomes s’assemblant en molécules. (C’est sous son influence durable que les manuels de chimie des classes préparatoires parlaient encore en 1950 « d’hypothèse » atomique !) Le courant de pensée dominant a basculé il y a une centaine d’années lorsque des expériences ont mis en évidence les constituants de la matière, électrons, atomes, noyaux, tout en montrant qu’il n’était pas question de retourner à l’atomisme naïf d’autrefois. Quelques décennies ont suffi pour populariser la nouvelle vision des choses et faire oublier ce qu’elle avait d’étonnant.
Toutes les fois que les idées se stabilisent de la sorte, un préjugé récurrent, celui de l’achèvement de la physique, est mis en avant ; mais il est régulièrement battu en brèche par des découvertes surprenantes. Ainsi J.-B. Biot constate-t-il avec satisfaction en 1823, dans la préface de la troisième édition de son renommé Précis élémentaire de physique, que rien d’inattendu n’a été trouvé depuis la première édition de 1817 ; il en conclut que « la progression rapide avec laquelle la physique se complète tous les jours peut faire regarder l’époque de sa stabilité entière comme peu éloignée. » Cependant, paraissent en 1824 les Réflexions sur la puissance motrice du feu, où Carnot crée la thermodynamique en énonçant le « deuxième » principe (il fallut attendre la décennie 1840–1850 pour que soit reconnu le « premier » principe, la conservation de l’énergie) ; et en 1827, Ampère publie son Mémoire sur la théorie des phénomènes électrodynamiques ! De même, au début du xxe siècle, Poincaré estimait l’édifice de la physique achevé, à l’exception d’une question, le rayonnement du corps noir. Or, l’an 1905, dont nous célébrons mondialement cette année le centenaire, fut marqué non seulement par la résolution de ce problème, mais par la naissance de toute une nouvelle physique. Aujourd’hui encore, certains clament qu’il n’y a plus rien de vraiment nouveau à découvrir en physique. Et pourtant, comme le met en évidence l’ouvrage collectif Demain, la physique, élaboré sous l’égide de l’Académie des sciences (Odile Jacob, 2004), de nombreux problèmes majeurs se posent, qui nous réservent bien des surprises.
La physique du XXe siècle : ses objets d’étude
Ce qu’il y a de plus spectaculaire dans la physique du XXe siècle c’est sans doute l’immense extension de ses sujets d’étude. Même si des progrès considérables ont continué à être accomplis sur des objets à notre échelle, les avancées de l’expérimentation nous ont permis de sonder le monde microscopique, à l’échelle atomique d’abord, puis, avec le développement des grands accélérateurs, à l’échelle nucléaire et subnucléaire. Petite remarque : parmi les particules nouvelles ainsi découvertes, certaines ont été baptisées « étranges ». Mais comme d’habitude ce caractère s’est estompé au bout de quelques années ; « l’étrangeté », nombre qui caractérise ces particules, a rompu avec son étymologie pour acquérir la même banalité que la charge.
À l’autre extrémité de l’échelle des longueurs, l’astrophysique nous donne accès aux galaxies lointaines, et, compte tenu du temps que leur lumière a mis à nous parvenir, nous permet d’étudier les origines de l’Univers. Là encore, comme dans l’exploration du système solaire, que de phénomènes exotiques !
Une autre caractéristique de la physique du XXe siècle est sa progression dans l’étude d’objets complexes. Une nouvelle discipline, la physique statistique, nous permet désormais d’étudier à partir de leur structure microscopique toutes sortes de matériaux, de plus en plus complexes, gaz, solides cristallins, et plus récemment verres, amorphes, poudres, polymères, colloïdes, etc., ou même l’eau qui malgré son apparente banalité présente des propriétés tout à fait aberrantes encore mal expliquées. La microélectronique, qui elle aussi fait partie de notre quotidien, devrait nous fasciner par les progrès scientifiques qui, pour une taille donnée, ont permis d’améliorer les performances d’un facteur 2 tous les dix-huit mois depuis près de quarante ans ! La physique s’est également étendue vers d’autres disciplines consacrées à des objets complexes : physicochimie, géophysique, biophysique.
Physique et mathématiques
Depuis des siècles, on a constaté que la physique avait besoin de mathématiques, non seulement pour faire des prévisions quantitatives mais aussi pour rendre clairs et précis ses énoncés. Déjà au milieu du XVIIIe siècle l’abbé Nollet, « maître de physique et d’histoire naturelle des enfants de France et professeur royal de physique expérimentale au collège de Navarre », donnait aux nombreux lecteurs de ses Leçons de physique expérimentale le conseil raisonné suivant, après avoir préconisé la lecture d’ouvrages de physique dans leur langue originale : « Mais une langue qu’il est indispensable d’apprendre, c’est celle de l’algèbre et de la géométrie ; ces deux sciences se sont heureusement introduites dans la physique ; partout où elles peuvent s’appliquer, elles y portent l’exactitude et la précision qui leur sont propres, elles répandent la lumière dans l’esprit, elles le font raisonner juste ; avec leur secours il chemine plus vite, plus sûrement, et peut aller plus loin ; il faut de nécessité se mettre en état de suivre les auteurs qui marchent à la lueur de ces flambeaux. »
Depuis, la physique n’a cessé de s’imprégner de mathématiques de toutes sortes. Bon nombre de ses énoncés ne peuvent plus s’exprimer en mots mais nécessitent un langage mathématique souvent fort élaboré. Les discussions passionnées entre chercheurs laissent perplexe le témoin qui n’est pas spécialiste, et il est malheureusement devenu difficile au physicien de communiquer au grand public ses émerveillements devant ce qu’il découvre du monde.
Parmi les énigmes de la science, cette « déraisonnable efficacité des mathématiques en physique » (selon l’expression de Wigner) suscite des controverses philosophiques. Les mathématiques sont-elles le ressort caché de la nature ? Ou bien s’agit-il d’une création de notre cerveau dans un effort de refléter le monde extérieur ? L’apparence de parfaite adéquation des mathématiques à la physique résulterait-elle d’une évolution en parallèle de type darwinien, alliant dépérissement des branches inutilisées et symbiose fécondatrice entre branches actives, les progrès de chacune des disciplines stimulant la connaissance de telle ou telle branche de l’autre ? Ne peut-on s’émerveiller d’ailleurs de la « déraisonnable efficacité de la physique à susciter de nouvelles mathématiques » ?
Un nouveau venu, l’observateur
Ce débat philosophique rejoint celui qui porte sur les rôles relatifs, dans la science, des objets et de l’homme qui les étudie. Jusqu’à la fin du XIXe siècle, on avait tendance à considérer que la nature possède ses propres lois, en dehors de nous, et que la science consiste à les dénicher. Nos conceptions ont changé depuis. Les assertions scientifiques sont vues non plus comme des propriétés intrinsèques des objets mais comme des images de ces objets dans notre esprit, plus ou moins floues et infidèles. La science progresse grâce à l’affinement de ces images qui accroît nos capacités de prévision et d’action.
Une telle irruption de l’observateur au cœur même des théories physiques a commencé avec le développement de la mécanique statistique, qui vise à expliquer les propriétés macroscopiques des matériaux à partir du comportement, plus simple, de leurs constituants élémentaires. Mais ceux-ci sont si nombreux qu’il est impensable de les caractériser en détail. La description microscopique suppose donc l’emploi de probabilités, qui nous aident à faire des prévisions en dépit de cette incertitude. Une grandeur physique A n’est plus considérée comme prenant une valeur a bien définie mais comme une variable aléatoire pouvant prendre toute une série de valeurs a, chacune avec une certaine probabilité. L’espérance {A} de A est la moyenne de ces valeurs et sa variance Delta A2 = {A2}-{A}2 caractérise notre incertitude sur A. Dans cette perspective, les probabilités sont un outil mathématique qui permet d’élaborer des prévisions raisonnables et de rendre quantitatif notre degré de connaissance.
L’observateur intervient aussi dans les deux grandes théories nées il y a un siècle, la relativité et la physique quantique. La relativité restreinte repose sur l’idée que deux observateurs en translation uniforme l’un par rapport à l’autre doivent décrire les phénomènes physiques, qu’ils soient électromagnétiques, mécaniques ou autres, à l’aide des mêmes lois. En relativité générale, cette équivalence s’étend à des observateurs utilisant des repères d’espace-temps quelconques, qui peuvent faire intervenir des courbures ou des accélérations ; cela a permis d’interpréter la gravitation en tant que propriété géométrique de l’espace-temps.
Quant à la mécanique quantique, qui sur le plan des principes sinon de la pratique permet d’unifier tout notre champ de connaissances, elle présente une caractéristique troublante. Non seulement elle fait intervenir des probabilités, mais celles-ci sont conceptuellement inévitables, comme on le verra plus loin. Du fait que la notion même de probabilités se réfère aux observateurs qui les utilisent pour représenter le mieux possible les objets, expliquer leurs propriétés et prévoir leurs comportements, la physique quantique doit être considérée comme une description non pas des objets en soi, mais des objets tels que nous les percevons. Paradoxalement, malgré cet aspect partiellement subjectif, et malgré les incertitudes liées à l’emploi de probabilités, la théorie quantique est remarquablement puissante et unificatrice. Dès lors que nos moyens de calcul le permettent, elle fournit sur les systèmes les plus divers des résultats dont l’accord avec l’expérience peut atteindre une précision considérable.
Quelques bizarreries quantiques
La mécanique quantique englobe toutes les propriétés dont la physique classique rendait compte auparavant, mais elle couvre de plus une énorme variété de phénomènes nouveaux, comme les recherches l’ont montré tout au long du siècle dernier. Sans elle, on ne comprendrait pas l’existence des atomes, des molécules, de l’état solide, du magnétisme, des réactions chimiques ou nucléaires ; on n’aurait pu développer l’électronique, les lasers ou l’imagerie par résonance magnétique. Le phénomène qui a le plus frappé au départ, et qui est à l’origine de l’adjectif « quantique », c’est l’apparition inattendue du discret, alors que l’intuition laissait prévoir du continu. D’ailleurs, la révolution quantique est née de l’idée que les valeurs prises par l’énergie lumineuse étaient pour une fréquence donnée des multiples entiers d’un « quantum », pouvant s’interpréter comme un grain de lumière. Le spectre d’énergie des atomes, molécules ou noyaux est lui aussi discret ; leur moment angulaire ne peut prendre que des valeurs discrètes. De plus, des propriétés arithmétiques se manifestent souvent dans les spectres ; elles sont expliquées par la théorie quantique. C’est le caractère discret des objets microscopiques, atomes, noyaux ou particules, qui permet d’en établir la classification.
Le fait que la mécanique quantique soit aussi désignée sous le nom de mécanique « ondulatoire » fait allusion à une propriété étrange des objets microscopiques, leur double nature : ils se manifestent en effet à la fois comme particules et comme ondes. Cela a été reconnu depuis longtemps pour la lumière et pour les électrons. Mais on aurait considéré il y a quelques décennies comme chimérique l’idée de faire interférer, autrement que sur le papier, un neutron, un atome ou même une assez grosse molécule qui suivrait simultanément deux chemins. C’est pourtant désormais chose faite !
Un atome excité, un noyau radioactif ou une particule instable se transforment au bout d’un temps aléatoire en d’autres objets. Le processus est caractérisé par un temps de vie moyen, bien défini dans le repère où la particule est au repos. Mais si elle se déplace par rapport à nous à une vitesse approchant celle de la lumière, nous pouvons grâce à un effet de relativité restreinte l’observer sur une durée considérablement plus longue.
L’effet tunnel permet à une particule quantique de traverser une barrière de potentiel. À l’intérieur de cette barrière, son énergie cinétique serait négative, mais cela n’empêche pas la particule d’y pénétrer et de passer d’un côté à l’autre avec une certaine probabilité. Ce phénomène surprenant est utilisé en microélectronique.
Les phénomènes spécifiquement quantiques ne se manifestent pas seulement pour des objets microscopiques mais aussi à notre échelle. Un exemple est celui de la supraconductivité. À suffisamment basse température, certains métaux ou composés perdent toute résistance électrique de sorte qu’un courant peut circuler quasi indéfiniment dans une boucle. On construit aussi à leur aide des circuits où une tension continue engendre un courant alternatif. La supraconductivité est un phénomène si exotique qu’il a fallu attendre une cinquantaine d’années avant de l’expliquer.
Grandeurs compatibles et incompatibles
Malgré leur variété, tous ces phénomènes insolites ont une origine commune, qui n’est pas la part la moins troublante de la mécanique quantique puisqu’elle bouleverse la notion même de grandeur physique. L’objet mathématique A qui représente une grandeur physique, comme la position ou l’énergie d’une particule, et que l’on désigne sous le nom d’observable, présente d’abord un caractère aléatoire. Comme en mécanique statistique, notre connaissance à un instant donné de l’observable A est caractérisée par la donnée de son espérance {A} , de sa variance ∆A2 et des moments d’ordre supérieur {A}n. En raison de cette nature probabiliste, la mécanique quantique n’est pas une théorie d’objets en eux-mêmes mais un moyen de faire des prévisions sur un système – ou plutôt sur un ensemble statistique de systèmes tous préparés dans les mêmes conditions.
Tout ceci n’est pas nouveau. Mais lorsqu’il s’agit de considérer le produit de deux grandeurs physiques, nous devons radicalement changer de cadre de pensée. En mécanique classique, on forme par exemple le produit d’une force par une vitesse pour évaluer une puissance ; ces deux grandeurs sont simplement représentées par des nombres et la puissance s’obtient par une multiplication ordinaire. En mécanique quantique, les observables ne se comportent pas comme de simples nombres et leur produit est une opération plus subtile.
En effet, on a été amené à postuler qu’en mécanique quantique le produit de deux observables A et B est non-commutatif, c’est-à-dire que les produits AB et BA peuvent différer. Une analogie peut aider à appréhender cette structure mathématique non-commutative des observables. Considérons trois objets et désignons par A la permutation qui échange les deux premiers, par B celle qui échange les deux derniers. Effectuer successivement l’une ou l’autre de ces opérations définit leur produit, qui est une nouvelle permutation des trois objets. Le produit AB diffère de BA, car il ne revient pas au même d’échanger les deux premiers objets après les deux derniers ou avant. Les observables quantiques se comportent comme de telles opérations et leur multiplication obéit à des règles où l’ordre des facteurs est essentiel.
Toutes les particularités de la mécanique quantique tiennent au fait que les grandeurs physiques y sont représentées par des observables qui peuvent ne pas commuter entre elles. L’exemple le plus simple est celui d’une particule susceptible de se déplacer sur un axe. Si A = X désigne sa position et B = P sa quantité de mouvement, on a XP – PX = ih / 2π I, où h / 2π = 10-34 J ; h est la constante de Planck, imperceptible à notre échelle ; la cohérence de la théorie exige l’emploi de nombres complexes comme le montre la présence du coefficient i (i2 = – 1), même si tout résultat physique est réel, et I désigne l’observable unité (telle que AI = IA = A pour tout A). Une telle non-commutation existe entre les trois composantes du moment angulaire d’une particule. Le champ électromagnétique et le nombre de photons sont également représentés par des observables qui ne commutent pas ; il en est de même pour le champ électrique et le champ magnétique au même point.
Pour une seule observable A, la situation est la même qu’en mécanique statistique ou en théorie ordinaire des probabilités. Comme nous l’avons indiqué plus haut, dans un état donné du système, l’observable A est connue à travers ses moments {A}n (n = 1, 2, …), en particulier son espérance {A} et sa variance ∆A2 = {A2} – {A}2. De manière équivalente, si l’on mesure dans cet état la grandeur A, on peut obtenir diverses valeurs a, chacune avec une certaine probabilité, et ces probabilités sont les pondérations associées aux moyennes {An} (n = 1, 2, …). Rien n’empêche la probabilité d’être concentrée sur une seule valeur a, auquel cas la prévision sur A se fait avec certitude.
Si l’on s’intéresse à une paire d’observables A et B qui commutent, cette description probabiliste de type classique existe encore. Les observables A et B peuvent prendre un ensemble de valeurs a et b, avec une probabilité pour chaque configuration. Ces observables sont compatibles : on peut les mesurer simultanément, et obtenir ainsi un résultat a pour A et b pour B.
L’étrangeté survient lorsque A et B ne commutent pas, comme va le montrer un petit calcul. Posons AB – BA = 2iC, et définissons A’ ≡ A – {A} et B’ ≡ B – {B} où {A} et {B} sont les espérances de A et B dans l’état considéré du système. Les variances ∆A2 et ∆B2 sont données respectivement par {A’2} et {B’2}. Quel que soit α, la quantité {(αA’+ iB’) (αA’ – iB’)} est non négative, ce qui s’écrit α2∆A2 + 2α{C} + ∆B2≥ 0. On a donc, dans n’importe quel état, ∆A2 ∆B2 ≥ {C}2. Cette inégalité se réduit pour une particule sur un axe au “ principe d’incertitude ” de Heisenberg ∆X ∆P ≥ h/4π.
Par suite, si dans une certaine circonstance la position X prend une valeur bien définie x, la particule se comporte comme un point matériel ; alors la quantité de mouvement P est totalement indéterminée.
Inversement, si celle-ci prend la valeur p, la particule se comporte comme une onde plane de longueur d’onde h/p ; alors sa position X est totalement indéterminée. Les deux grandeurs physiques X et P sont incompatibles. Dans les cas intermédiaires, les deux aspects, particulaire et ondulatoire, peuvent coexister, mais au prix d’un certain flou caractérisé par l’inégalité de Heisenberg.
Plus généralement, toutes les fois que deux observables A et B ne commutent pas, elles représentent des grandeurs physiques incompatibles. Il est interdit d’envisager que ces grandeurs puissent prendre toutes deux une valeur bien définie (sauf dans des cas exceptionnels où {C} = 0). Une description des phénomènes en termes des deux variables à la fois est impossible. Ainsi, un faisceau lumineux ne peut s’interpréter à la fois comme onde et comme ensemble de photons que si l’amplitude de l’onde aussi bien que le nombre de photons sont définis seulement en moyenne, avec chacun une inévitable fluctuation statistique.
Il est impossible de mesurer simultanément deux grandeurs A et B incompatibles, et même d’imaginer qu’elles puissent être spécifiées ensemble. Si l’on mesure seulement A sur un ensemble statistique de systèmes et que l’on sélectionne ceux pour lesquels on a trouvé un certain résultat a, le système doit en règle générale être fortement perturbé ; en effet, après mesure, le nouvel état des systèmes ainsi sélectionnés satisfait à ∆A = 0 et par suite à ∆B = ∞ ou {C} = 0, égalités qui n’avaient aucune raison d’être valables avant mesure.
Un épineux paradoxe
Cette incompatibilité entre observables ne commutant pas implique que la théorie quantique ne peut se réduire à une théorie standard de probabilités. Si A et B étaient régies par une loi de probabilités ordinaires, on pourrait concevoir une description sous-jacente où elles prendraient des valeurs bien définies ; c’est interdit en théorie quantique. Les propriétés les plus extravagantes de cette nouvelle physique viennent de là. Par exemple, la positivité des probabilités implique que les corrélations entre variables aléatoires classiques doivent satisfaire à certaines inégalités, mises en évidence par Bell ; or, celles-ci sont violées par la mécanique quantique, ce qui est confirmé expérimentalement.
Nous allons donner un autre exemple, connu depuis une quinzaine d’années, le paradoxe GHZ (Greenberger, Horne, Zeilinger). Ce paradoxe a donné lieu à des vérifications expérimentales. Nous ne préciserons ici ni les systèmes effectivement manipulés ni les grandeurs physiques observées ; quelques indications sont fournies dans l’encadré. Nous nous contenterons d’une présentation formelle, mais il nous faut hélas pour cela un minimum de mathématiques. Le lecteur parvenu jusqu’ici est donc convié à un dernier coup de collier. Il devrait en être récompensé car le paradoxe a des prolongements conceptuels surprenants.
Considérons un système auquel sont attachées plusieurs observables ayant les propriétés algébriques suivantes. Trois premières observables, A1, A2, A3, commutent entre elles (A1A2 ≡ A2A1, etc.), et ont pour carré l’unité (Ai2 ≡ I). Si on les mesure, et il est possible de le faire simultanément pour toutes les trois, on trouve donc des valeurs ai toujours égales soit à + 1, soit à – 1. Trois autres observables, B1, B2, B3, ont les mêmes propriétés, et elles satisfont de plus à l’identité B1 B2 B3 ≡ I, de sorte que B3 et B1 B2 sont deux écritures de la même grandeur physique : les valeurs b1, b2, b3 prises par B1, B2, B3 sont égales chacune à + 1 ou – 1 et satisfont à b3 = b1 b2. Les observables A1 et B1 commutent (A1 B1 ≡ B1 A1), de même que A2 et B2, de même que A3 et B3. Mais, pour i ≠ j, les grandeurs physiques représentées par les observables Ai et Bj sont incompatibles : Ai et Bj ne commutent pas ; il se trouve que, au lieu de valoir Ai Bj, le produit Bj Ai vaut Bj Ai ≡ – Ai Bj. Enfin, on introduit les trois produits Di ≡ Ai Bi. Les propriétés algébriques des Ai et des Bi impliquent que Di Dj ≡ Dj Di et que Di2 ≡ I, de sorte qu’ici encore les observables Di peuvent simultanément prendre des valeurs di égales à + 1 ou à – 1.
La compatibilité des observables D1, D2, D3 permet ainsi de préparer le système dans l’état où chacune prend la valeur bien définie d1 = + 1, d2 = + 1, d3 = + 1. Il suffit pour cela, sur un ensemble de systèmes semblables, de mesurer simultanément D1, D2, D3 et de ne retenir que le sous-ensemble des échantillons pour lesquels on a observé que d1 = d2 = d3 = + 1. On effectue alors sur cet état la mesure simultanée de A1 et B1, mesure possible puisque A1 et B1 commutent. Étant donné que l’état a été préparé en sorte que l’observable D1 ≡ A1 B1 prenne la valeur d1 = + 1, on trouvera sur certains échantillons a1 = b1 = + 1, sur d’autres a1 = b1 = – 1 ; mais la corrélation a1 = b1 est totale. De même, on peut affirmer que a2 = b2 dans l’état considéré, ainsi que a3 = b3 = b1 b2. Au vu des égalités a1 = b1, a2 = b2, a3 = b1 b2, on est tenté de croire que, dans cet état, le système est tel que les grandeurs physiques (compatibles) A1, A2, A3 prennent des valeurs a1, a2, a3 telles que a3 = + a1a2.
Or, un petit calcul algébrique nous fournit l’identité entre observables D1 D2 D3 ≡ A1 B1 A2 B2 A3 B3 ≡ – A1 A2 B1 B2 A3 B3 ≡ – A1 A2 B1 B2 B3 A3 ≡ – A1 A2 A3, et par suite A1 A2 A3 ≡ – D1 D2 D3. Étant donné que l’état a été préparé en sorte que d1 = d2 = d3 = + 1, la physique quantique prédit donc que la mesure simultanée de A1, A2, A3 doit fournir des valeurs a1, a2, a3 totalement corrélées par a3 = – a1 a3, à l’opposé de la prévision simpliste a3 = + a1a2 faite ci-dessus.
Et l’expérience confirme ce résultat contraire à notre logique quotidienne ! Qu’y a‑t-il donc de faux dans le raisonnement qui conduisait à a3 = + a1 a3 ? Chacune des quatre assertions a1 = b1, a2 = b2, a3 = b1 b2, a3 = – a1 a2 découle de la propriété caractéristique d1 = d2 = d3 = + 1 de l’état considéré. Chacune est correcte et peut être vérifiée expérimentalement. Cependant, si l’on veut tester par exemple la première, il faut mesurer A1 et B1 ; si l’on veut tester la deuxième, il faut mesurer A2 et B2. Or, même s’il est certain que la première expérience fournira a1 = b1 et la deuxième a2 = b2, le fait que A1 ne commute pas avec B2 nous interdit d’imaginer que a1 et b2 prennent simultanément des valeurs bien déterminées. Pour vérifier expérimentalement les deux corrélations a1 = b1 et a2 = b2 à la fois, il faut utiliser deux appareils de mesure différents, portant sur des échantillons différents quoique préparés exactement de la même façon. Dans ces conditions, la physique quantique nous force à admettre que la paire d’assertions a1 = b1 et a2 = b2 n’a pas de sens, même si chacune des prévisions a1 = b1 et a2 = b2 est vraie pour des expériences séparées. On n’a pas le droit de tirer de l’emploi simultané des égalités séparément correctes a1 = b1, a2 = b2, a3 = b3 = b1 b2 la conclusion que a3 = + a1 a2.
Ainsi, une assertion telle que a1 = b1 doit être interprétée comme une prévision exacte sur l’éventuelle mesure de A1 et B1, mais non comme une propriété intrinsèque d’un système préparé dans l’état considéré. Elle ne vaut que dans un certain contexte, celui où l’on s’interroge sur A1 et B1, mais pas sur A2 et B2. Le raisonnement logique naïf ne s’applique pas à des propriétés que la théorie prohibe de tester simultanément. En définitive, la physique quantique pose non seulement des limites à notre connaissance à travers le principe d’incertitude, mais nous interdit même de nous poser simultanément certaines questions. Les valeurs des grandeurs physiques qu’elle nous fournit se réfèrent non à l’objet étudié en soi, mais à des prévisions que l’on peut faire sur cet objet dans tel ou tel contexte.
Il est évidemment choquant que la mécanique quantique, notre théorie physique la plus puissante et la plus fondamentale, ne caractérise les objets que dans le cadre de leur observation et que ses conséquences puissent défier le sens commun. L’autre théorie nouvelle du XXe siècle, la relativité, a certes révolutionné notre vision du monde en changeant nos conceptions sur l’espace et le temps, sur la masse et l’énergie, mais la mécanique quantique, beaucoup plus radicalement, nous oblige à changer nos modes de pensée. Il nous faudra peut-être encore des décennies pour trouver naturelle la nouvelle logique quantique à laquelle nous devons nous soumettre. Mais celle-ci commence déjà à avoir des applications en cryptographie, et le concept récent d’information quantique conduit à des spéculations intéressantes sur la téleportation et sur des procédés calculatoires nouveaux.