L’Étrangeté du monde quantique

Dossier : La physique au XXIe siècleMagazine N°604 Avril 2005
Par Roger BALIAN (52)

Les pro­grès de la science sont sou­vent source d’é­mer­veille­ment. Le cher­cheur, tout en visant à ratio­na­li­ser le monde qui l’en­toure, n’est jamais aus­si heu­reux que devant des défis qui le sur­prennent et le sti­mulent. La décou­verte va de pair avec la curio­si­té et l’é­ton­ne­ment, depuis l’eu­rê­ka d’Ar­chi­mède jus­qu’au récit de Marie Curie : « Nos pré­cieux pro­duits étaient dis­po­sés sur les tables et sur les planches ; de tous côtés, on aper­ce­vait leurs sil­houettes fai­ble­ment lumi­neuses, et ces lueurs qui sem­blaient sus­pen­dues dans l’obs­cu­ri­té nous étaient une cause tou­jours nou­velle d’é­mo­tion et de ravissement. »

Les exemples ne manquent pas de nou­veaux phé­no­mènes allant à l’en­contre d’é­vi­dences appa­rentes ou d’i­dées reçues. N’a-t-il pas été sur­pre­nant de décou­vrir que la lumière blanche, qui semble si pure, est en réa­li­té un mélange de lumières colo­rées ? Ou encore que l’in­ter­fé­rence de deux fais­ceaux lumi­neux peut don­ner nais­sance à des zones obs­cures ? N’est-il pas curieux que l’eau soit le pro­duit de la réac­tion de deux gaz, l’hy­dro­gène et l’oxy­gène ? N’est-il pas fas­ci­nant de consta­ter qu’un gyro­scope bas­cule per­pen­di­cu­lai­re­ment à la direc­tion vers laquelle on le sol­li­cite ? D’ap­prendre que la per­fec­tion des formes d’un cris­tal de quartz reflète l’ar­ran­ge­ment de ses atomes à une échelle 100 mil­lions de fois plus petite ? Et y a‑t-il rien de plus sau­gre­nu que les divers pro­ces­sus de repro­duc­tion des êtres vivants, par exemple la double fécon­da­tion des plantes à fleurs, où un méca­nisme de régu­la­tion com­plexe récem­ment élu­ci­dé per­met d’en­gen­drer avec une par­faite simul­ta­néi­té un germe et son annexe nour­ri­cière ? L’ob­ser­va­tion de telles mer­veilles ali­men­tait les cabi­nets de curio­si­tés et les leçons publiques à l’é­poque, hélas révo­lue, où l’on consi­dé­rait la science comme une part inté­grante de la culture chez l’hon­nête homme.

Surprise puis accoutumance, un perpétuel recommencement

Si au moment de leur décou­verte les phé­no­mènes natu­rels appa­raissent comme remar­quables, l’ha­bi­tude ou l’in­clu­sion dans l’en­sei­gne­ment contri­buent à les démys­ti­fier. Le magné­tisme n’a pour nous rien de mys­té­rieux, mais au XVIIIe siècle il sem­blait si étrange qu’il confi­nait à l’é­so­té­risme. La struc­ture ato­mique de la matière appa­raît aux lycéens d’au­jourd’­hui comme une bana­li­té ; pour­tant il y a cent cin­quante ans, l’a­to­misme était vu comme une élu­cu­bra­tion désuète : les suc­cès de la ther­mo­dy­na­mique et de l’élec­tro­ma­gné­tisme avaient convain­cu savants et phi­lo­sophes de la conti­nui­té de la matière. Dans le der­nier quart du XIXe siècle, Boltz­mann dut lut­ter à contre-cou­rant pour défendre son inter­pré­ta­tion du concept d’en­tro­pie en termes d’en­core hypo­thé­tiques molé­cules. À la même époque, Mar­ce­lin Ber­the­lot inter­di­sait à ses dis­ciples de repré­sen­ter les molé­cules orga­niques par des for­mules déve­lop­pées, car celles-ci sug­gé­raient l’exis­tence d’a­tomes s’as­sem­blant en molé­cules. (C’est sous son influence durable que les manuels de chi­mie des classes pré­pa­ra­toires par­laient encore en 1950 « d’hy­po­thèse » ato­mique !) Le cou­rant de pen­sée domi­nant a bas­cu­lé il y a une cen­taine d’an­nées lorsque des expé­riences ont mis en évi­dence les consti­tuants de la matière, élec­trons, atomes, noyaux, tout en mon­trant qu’il n’é­tait pas ques­tion de retour­ner à l’a­to­misme naïf d’au­tre­fois. Quelques décen­nies ont suf­fi pour popu­la­ri­ser la nou­velle vision des choses et faire oublier ce qu’elle avait d’étonnant.

Toutes les fois que les idées se sta­bi­lisent de la sorte, un pré­ju­gé récur­rent, celui de l’a­chè­ve­ment de la phy­sique, est mis en avant ; mais il est régu­liè­re­ment bat­tu en brèche par des décou­vertes sur­pre­nantes. Ain­si J.-B. Biot constate-t-il avec satis­fac­tion en 1823, dans la pré­face de la troi­sième édi­tion de son renom­mé Pré­cis élé­men­taire de phy­sique, que rien d’i­nat­ten­du n’a été trou­vé depuis la pre­mière édi­tion de 1817 ; il en conclut que « la pro­gres­sion rapide avec laquelle la phy­sique se com­plète tous les jours peut faire regar­der l’é­poque de sa sta­bi­li­té entière comme peu éloi­gnée. » Cepen­dant, paraissent en 1824 les Réflexions sur la puis­sance motrice du feu, où Car­not crée la ther­mo­dy­na­mique en énon­çant le « deuxième » prin­cipe (il fal­lut attendre la décen­nie 1840–1850 pour que soit recon­nu le « pre­mier » prin­cipe, la conser­va­tion de l’éner­gie) ; et en 1827, Ampère publie son Mémoire sur la théo­rie des phé­no­mènes élec­tro­dy­na­miques ! De même, au début du xxe siècle, Poin­ca­ré esti­mait l’é­di­fice de la phy­sique ache­vé, à l’ex­cep­tion d’une ques­tion, le rayon­ne­ment du corps noir. Or, l’an 1905, dont nous célé­brons mon­dia­le­ment cette année le cen­te­naire, fut mar­qué non seule­ment par la réso­lu­tion de ce pro­blème, mais par la nais­sance de toute une nou­velle phy­sique. Aujourd’­hui encore, cer­tains clament qu’il n’y a plus rien de vrai­ment nou­veau à décou­vrir en phy­sique. Et pour­tant, comme le met en évi­dence l’ou­vrage col­lec­tif Demain, la phy­sique, éla­bo­ré sous l’é­gide de l’A­ca­dé­mie des sciences (Odile Jacob, 2004), de nom­breux pro­blèmes majeurs se posent, qui nous réservent bien des surprises.

La physique du XXe siècle : ses objets d’étude

Ce qu’il y a de plus spec­ta­cu­laire dans la phy­sique du XXe siècle c’est sans doute l’im­mense exten­sion de ses sujets d’é­tude. Même si des pro­grès consi­dé­rables ont conti­nué à être accom­plis sur des objets à notre échelle, les avan­cées de l’ex­pé­ri­men­ta­tion nous ont per­mis de son­der le monde micro­sco­pique, à l’é­chelle ato­mique d’a­bord, puis, avec le déve­lop­pe­ment des grands accé­lé­ra­teurs, à l’é­chelle nucléaire et sub­nu­cléaire. Petite remarque : par­mi les par­ti­cules nou­velles ain­si décou­vertes, cer­taines ont été bap­ti­sées « étranges ». Mais comme d’ha­bi­tude ce carac­tère s’est estom­pé au bout de quelques années ; « l’é­tran­ge­té », nombre qui carac­té­rise ces par­ti­cules, a rom­pu avec son éty­mo­lo­gie pour acqué­rir la même bana­li­té que la charge.

À l’autre extré­mi­té de l’é­chelle des lon­gueurs, l’as­tro­phy­sique nous donne accès aux galaxies loin­taines, et, compte tenu du temps que leur lumière a mis à nous par­ve­nir, nous per­met d’é­tu­dier les ori­gines de l’U­ni­vers. Là encore, comme dans l’ex­plo­ra­tion du sys­tème solaire, que de phé­no­mènes exotiques !

Une autre carac­té­ris­tique de la phy­sique du XXe siècle est sa pro­gres­sion dans l’é­tude d’ob­jets com­plexes. Une nou­velle dis­ci­pline, la phy­sique sta­tis­tique, nous per­met désor­mais d’é­tu­dier à par­tir de leur struc­ture micro­sco­pique toutes sortes de maté­riaux, de plus en plus com­plexes, gaz, solides cris­tal­lins, et plus récem­ment verres, amorphes, poudres, poly­mères, col­loïdes, etc., ou même l’eau qui mal­gré son appa­rente bana­li­té pré­sente des pro­prié­tés tout à fait aber­rantes encore mal expli­quées. La micro­élec­tro­nique, qui elle aus­si fait par­tie de notre quo­ti­dien, devrait nous fas­ci­ner par les pro­grès scien­ti­fiques qui, pour une taille don­née, ont per­mis d’a­mé­lio­rer les per­for­mances d’un fac­teur 2 tous les dix-huit mois depuis près de qua­rante ans ! La phy­sique s’est éga­le­ment éten­due vers d’autres dis­ci­plines consa­crées à des objets com­plexes : phy­si­co­chi­mie, géo­phy­sique, biophysique.

Physique et mathématiques

Depuis des siècles, on a consta­té que la phy­sique avait besoin de mathé­ma­tiques, non seule­ment pour faire des pré­vi­sions quan­ti­ta­tives mais aus­si pour rendre clairs et pré­cis ses énon­cés. Déjà au milieu du XVIIIe siècle l’ab­bé Nol­let, « maître de phy­sique et d’his­toire natu­relle des enfants de France et pro­fes­seur royal de phy­sique expé­ri­men­tale au col­lège de Navarre », don­nait aux nom­breux lec­teurs de ses Leçons de phy­sique expé­ri­men­tale le conseil rai­son­né sui­vant, après avoir pré­co­ni­sé la lec­ture d’ou­vrages de phy­sique dans leur langue ori­gi­nale : « Mais une langue qu’il est indis­pen­sable d’ap­prendre, c’est celle de l’al­gèbre et de la géo­mé­trie ; ces deux sciences se sont heu­reu­se­ment intro­duites dans la phy­sique ; par­tout où elles peuvent s’ap­pli­quer, elles y portent l’exac­ti­tude et la pré­ci­sion qui leur sont propres, elles répandent la lumière dans l’es­prit, elles le font rai­son­ner juste ; avec leur secours il che­mine plus vite, plus sûre­ment, et peut aller plus loin ; il faut de néces­si­té se mettre en état de suivre les auteurs qui marchent à la lueur de ces flambeaux. »

Depuis, la phy­sique n’a ces­sé de s’im­pré­gner de mathé­ma­tiques de toutes sortes. Bon nombre de ses énon­cés ne peuvent plus s’ex­pri­mer en mots mais néces­sitent un lan­gage mathé­ma­tique sou­vent fort éla­bo­ré. Les dis­cus­sions pas­sion­nées entre cher­cheurs laissent per­plexe le témoin qui n’est pas spé­cia­liste, et il est mal­heu­reu­se­ment deve­nu dif­fi­cile au phy­si­cien de com­mu­ni­quer au grand public ses émer­veille­ments devant ce qu’il découvre du monde.

Par­mi les énigmes de la science, cette « dérai­son­nable effi­ca­ci­té des mathé­ma­tiques en phy­sique » (selon l’ex­pres­sion de Wigner) sus­cite des contro­verses phi­lo­so­phiques. Les mathé­ma­tiques sont-elles le res­sort caché de la nature ? Ou bien s’a­git-il d’une créa­tion de notre cer­veau dans un effort de reflé­ter le monde exté­rieur ? L’ap­pa­rence de par­faite adé­qua­tion des mathé­ma­tiques à la phy­sique résul­te­rait-elle d’une évo­lu­tion en paral­lèle de type dar­wi­nien, alliant dépé­ris­se­ment des branches inuti­li­sées et sym­biose fécon­da­trice entre branches actives, les pro­grès de cha­cune des dis­ci­plines sti­mu­lant la connais­sance de telle ou telle branche de l’autre ? Ne peut-on s’é­mer­veiller d’ailleurs de la « dérai­son­nable effi­ca­ci­té de la phy­sique à sus­ci­ter de nou­velles mathématiques » ?

Un nouveau venu, l’observateur

Ce débat phi­lo­so­phique rejoint celui qui porte sur les rôles rela­tifs, dans la science, des objets et de l’homme qui les étu­die. Jus­qu’à la fin du XIXe siècle, on avait ten­dance à consi­dé­rer que la nature pos­sède ses propres lois, en dehors de nous, et que la science consiste à les déni­cher. Nos concep­tions ont chan­gé depuis. Les asser­tions scien­ti­fiques sont vues non plus comme des pro­prié­tés intrin­sèques des objets mais comme des images de ces objets dans notre esprit, plus ou moins floues et infi­dèles. La science pro­gresse grâce à l’af­fi­ne­ment de ces images qui accroît nos capa­ci­tés de pré­vi­sion et d’action.

Une telle irrup­tion de l’ob­ser­va­teur au cœur même des théo­ries phy­siques a com­men­cé avec le déve­lop­pe­ment de la méca­nique sta­tis­tique, qui vise à expli­quer les pro­prié­tés macro­sco­piques des maté­riaux à par­tir du com­por­te­ment, plus simple, de leurs consti­tuants élé­men­taires. Mais ceux-ci sont si nom­breux qu’il est impen­sable de les carac­té­ri­ser en détail. La des­crip­tion micro­sco­pique sup­pose donc l’emploi de pro­ba­bi­li­tés, qui nous aident à faire des pré­vi­sions en dépit de cette incer­ti­tude. Une gran­deur phy­sique A n’est plus consi­dé­rée comme pre­nant une valeur a bien défi­nie mais comme une variable aléa­toire pou­vant prendre toute une série de valeurs a, cha­cune avec une cer­taine pro­ba­bi­li­té. L’es­pé­rance {A} de A est la moyenne de ces valeurs et sa variance Del­ta A2 = {A2}-{A}2 carac­té­rise notre incer­ti­tude sur A. Dans cette pers­pec­tive, les pro­ba­bi­li­tés sont un outil mathé­ma­tique qui per­met d’é­la­bo­rer des pré­vi­sions rai­son­nables et de rendre quan­ti­ta­tif notre degré de connaissance.

L’ob­ser­va­teur inter­vient aus­si dans les deux grandes théo­ries nées il y a un siècle, la rela­ti­vi­té et la phy­sique quan­tique. La rela­ti­vi­té res­treinte repose sur l’i­dée que deux obser­va­teurs en trans­la­tion uni­forme l’un par rap­port à l’autre doivent décrire les phé­no­mènes phy­siques, qu’ils soient élec­tro­ma­gné­tiques, méca­niques ou autres, à l’aide des mêmes lois. En rela­ti­vi­té géné­rale, cette équi­va­lence s’é­tend à des obser­va­teurs uti­li­sant des repères d’es­pace-temps quel­conques, qui peuvent faire inter­ve­nir des cour­bures ou des accé­lé­ra­tions ; cela a per­mis d’in­ter­pré­ter la gra­vi­ta­tion en tant que pro­prié­té géo­mé­trique de l’espace-temps.

Quant à la méca­nique quan­tique, qui sur le plan des prin­cipes sinon de la pra­tique per­met d’u­ni­fier tout notre champ de connais­sances, elle pré­sente une carac­té­ris­tique trou­blante. Non seule­ment elle fait inter­ve­nir des pro­ba­bi­li­tés, mais celles-ci sont concep­tuel­le­ment inévi­tables, comme on le ver­ra plus loin. Du fait que la notion même de pro­ba­bi­li­tés se réfère aux obser­va­teurs qui les uti­lisent pour repré­sen­ter le mieux pos­sible les objets, expli­quer leurs pro­prié­tés et pré­voir leurs com­por­te­ments, la phy­sique quan­tique doit être consi­dé­rée comme une des­crip­tion non pas des objets en soi, mais des objets tels que nous les per­ce­vons. Para­doxa­le­ment, mal­gré cet aspect par­tiel­le­ment sub­jec­tif, et mal­gré les incer­ti­tudes liées à l’emploi de pro­ba­bi­li­tés, la théo­rie quan­tique est remar­qua­ble­ment puis­sante et uni­fi­ca­trice. Dès lors que nos moyens de cal­cul le per­mettent, elle four­nit sur les sys­tèmes les plus divers des résul­tats dont l’ac­cord avec l’ex­pé­rience peut atteindre une pré­ci­sion considérable.

Quelques bizarreries quantiques

La méca­nique quan­tique englobe toutes les pro­prié­tés dont la phy­sique clas­sique ren­dait compte aupa­ra­vant, mais elle couvre de plus une énorme varié­té de phé­no­mènes nou­veaux, comme les recherches l’ont mon­tré tout au long du siècle der­nier. Sans elle, on ne com­pren­drait pas l’exis­tence des atomes, des molé­cules, de l’é­tat solide, du magné­tisme, des réac­tions chi­miques ou nucléaires ; on n’au­rait pu déve­lop­per l’élec­tro­nique, les lasers ou l’i­ma­ge­rie par réso­nance magné­tique. Le phé­no­mène qui a le plus frap­pé au départ, et qui est à l’o­ri­gine de l’ad­jec­tif « quan­tique », c’est l’ap­pa­ri­tion inat­ten­due du dis­cret, alors que l’in­tui­tion lais­sait pré­voir du conti­nu. D’ailleurs, la révo­lu­tion quan­tique est née de l’i­dée que les valeurs prises par l’éner­gie lumi­neuse étaient pour une fré­quence don­née des mul­tiples entiers d’un « quan­tum », pou­vant s’in­ter­pré­ter comme un grain de lumière. Le spectre d’éner­gie des atomes, molé­cules ou noyaux est lui aus­si dis­cret ; leur moment angu­laire ne peut prendre que des valeurs dis­crètes. De plus, des pro­prié­tés arith­mé­tiques se mani­festent sou­vent dans les spectres ; elles sont expli­quées par la théo­rie quan­tique. C’est le carac­tère dis­cret des objets micro­sco­piques, atomes, noyaux ou par­ti­cules, qui per­met d’en éta­blir la classification.

Le fait que la méca­nique quan­tique soit aus­si dési­gnée sous le nom de méca­nique « ondu­la­toire » fait allu­sion à une pro­prié­té étrange des objets micro­sco­piques, leur double nature : ils se mani­festent en effet à la fois comme par­ti­cules et comme ondes. Cela a été recon­nu depuis long­temps pour la lumière et pour les élec­trons. Mais on aurait consi­dé­ré il y a quelques décen­nies comme chi­mé­rique l’i­dée de faire inter­fé­rer, autre­ment que sur le papier, un neu­tron, un atome ou même une assez grosse molé­cule qui sui­vrait simul­ta­né­ment deux che­mins. C’est pour­tant désor­mais chose faite !

Un atome exci­té, un noyau radio­ac­tif ou une par­ti­cule instable se trans­forment au bout d’un temps aléa­toire en d’autres objets. Le pro­ces­sus est carac­té­ri­sé par un temps de vie moyen, bien défi­ni dans le repère où la par­ti­cule est au repos. Mais si elle se déplace par rap­port à nous à une vitesse appro­chant celle de la lumière, nous pou­vons grâce à un effet de rela­ti­vi­té res­treinte l’ob­ser­ver sur une durée consi­dé­ra­ble­ment plus longue.

L’ef­fet tun­nel per­met à une par­ti­cule quan­tique de tra­ver­ser une bar­rière de poten­tiel. À l’in­té­rieur de cette bar­rière, son éner­gie ciné­tique serait néga­tive, mais cela n’empêche pas la par­ti­cule d’y péné­trer et de pas­ser d’un côté à l’autre avec une cer­taine pro­ba­bi­li­té. Ce phé­no­mène sur­pre­nant est uti­li­sé en microélectronique.

Les phé­no­mènes spé­ci­fi­que­ment quan­tiques ne se mani­festent pas seule­ment pour des objets micro­sco­piques mais aus­si à notre échelle. Un exemple est celui de la supra­con­duc­ti­vi­té. À suf­fi­sam­ment basse tem­pé­ra­ture, cer­tains métaux ou com­po­sés perdent toute résis­tance élec­trique de sorte qu’un cou­rant peut cir­cu­ler qua­si indé­fi­ni­ment dans une boucle. On construit aus­si à leur aide des cir­cuits où une ten­sion conti­nue engendre un cou­rant alter­na­tif. La supra­con­duc­ti­vi­té est un phé­no­mène si exo­tique qu’il a fal­lu attendre une cin­quan­taine d’an­nées avant de l’expliquer.

Grandeurs compatibles et incompatibles

Mal­gré leur varié­té, tous ces phé­no­mènes inso­lites ont une ori­gine com­mune, qui n’est pas la part la moins trou­blante de la méca­nique quan­tique puis­qu’elle bou­le­verse la notion même de gran­deur phy­sique. L’ob­jet mathé­ma­tique A qui repré­sente une gran­deur phy­sique, comme la posi­tion ou l’éner­gie d’une par­ti­cule, et que l’on désigne sous le nom d’obser­vable, pré­sente d’a­bord un carac­tère aléa­toire. Comme en méca­nique sta­tis­tique, notre connais­sance à un ins­tant don­né de l’ob­ser­vable A est carac­té­ri­sée par la don­née de son espé­rance {A} , de sa variance ∆A2 et des moments d’ordre supé­rieur {A}n. En rai­son de cette nature pro­ba­bi­liste, la méca­nique quan­tique n’est pas une théo­rie d’ob­jets en eux-mêmes mais un moyen de faire des pré­vi­sions sur un sys­tème – ou plu­tôt sur un ensemble sta­tis­tique de sys­tèmes tous pré­pa­rés dans les mêmes conditions.

Tout ceci n’est pas nou­veau. Mais lors­qu’il s’a­git de consi­dé­rer le pro­duit de deux gran­deurs phy­siques, nous devons radi­ca­le­ment chan­ger de cadre de pen­sée. En méca­nique clas­sique, on forme par exemple le pro­duit d’une force par une vitesse pour éva­luer une puis­sance ; ces deux gran­deurs sont sim­ple­ment repré­sen­tées par des nombres et la puis­sance s’ob­tient par une mul­ti­pli­ca­tion ordi­naire. En méca­nique quan­tique, les obser­vables ne se com­portent pas comme de simples nombres et leur pro­duit est une opé­ra­tion plus subtile.

En effet, on a été ame­né à pos­tu­ler qu’en méca­nique quan­tique le pro­duit de deux obser­vables A et B est non-com­mu­ta­tif, c’est-à-dire que les pro­duits AB et BA peuvent dif­fé­rer. Une ana­lo­gie peut aider à appré­hen­der cette struc­ture mathé­ma­tique non-com­mu­ta­tive des obser­vables. Consi­dé­rons trois objets et dési­gnons par A la per­mu­ta­tion qui échange les deux pre­miers, par B celle qui échange les deux der­niers. Effec­tuer suc­ces­si­ve­ment l’une ou l’autre de ces opé­ra­tions défi­nit leur pro­duit, qui est une nou­velle per­mu­ta­tion des trois objets. Le pro­duit AB dif­fère de BA, car il ne revient pas au même d’é­chan­ger les deux pre­miers objets après les deux der­niers ou avant. Les obser­vables quan­tiques se com­portent comme de telles opé­ra­tions et leur mul­ti­pli­ca­tion obéit à des règles où l’ordre des fac­teurs est essentiel.

Toutes les par­ti­cu­la­ri­tés de la méca­nique quan­tique tiennent au fait que les gran­deurs phy­siques y sont repré­sen­tées par des obser­vables qui peuvent ne pas com­mu­ter entre elles. L’exemple le plus simple est celui d’une par­ti­cule sus­cep­tible de se dépla­cer sur un axe. Si A = X désigne sa posi­tion et B = P sa quan­ti­té de mou­ve­ment, on a XP – PX = ih / 2π I, où h / 2π = 10-34 J ; h est la constante de Planck, imper­cep­tible à notre échelle ; la cohé­rence de la théo­rie exige l’emploi de nombres com­plexes comme le montre la pré­sence du coef­fi­cient i (i2 = – 1), même si tout résul­tat phy­sique est réel, et I désigne l’ob­ser­vable uni­té (telle que AI = IA = A pour tout A). Une telle non-com­mu­ta­tion existe entre les trois com­po­santes du moment angu­laire d’une par­ti­cule. Le champ élec­tro­ma­gné­tique et le nombre de pho­tons sont éga­le­ment repré­sen­tés par des obser­vables qui ne com­mutent pas ; il en est de même pour le champ élec­trique et le champ magné­tique au même point.

Pour une seule obser­vable A, la situa­tion est la même qu’en méca­nique sta­tis­tique ou en théo­rie ordi­naire des pro­ba­bi­li­tés. Comme nous l’a­vons indi­qué plus haut, dans un état don­né du sys­tème, l’ob­ser­vable A est connue à tra­vers ses moments {A}n (n = 1, 2, …), en par­ti­cu­lier son espé­rance {A} et sa variance ∆A2 = {A2} – {A}2. De manière équi­va­lente, si l’on mesure dans cet état la gran­deur A, on peut obte­nir diverses valeurs a, cha­cune avec une cer­taine pro­ba­bi­li­té, et ces pro­ba­bi­li­tés sont les pon­dé­ra­tions asso­ciées aux moyennes {An} (n = 1, 2, …). Rien n’empêche la pro­ba­bi­li­té d’être concen­trée sur une seule valeur a, auquel cas la pré­vi­sion sur A se fait avec certitude.

Si l’on s’in­té­resse à une paire d’ob­ser­vables A et B qui com­mutent, cette des­crip­tion pro­ba­bi­liste de type clas­sique existe encore. Les obser­vables A et B peuvent prendre un ensemble de valeurs a et b, avec une pro­ba­bi­li­té pour chaque confi­gu­ra­tion. Ces obser­vables sont com­pa­tibles : on peut les mesu­rer simul­ta­né­ment, et obte­nir ain­si un résul­tat a pour A et b pour B.

L’é­tran­ge­té sur­vient lorsque A et B ne com­mutent pas, comme va le mon­trer un petit cal­cul. Posons AB – BA = 2iC, et défi­nis­sons A’ ≡ A – {A} et B’ ≡ B – {B} où {A} et {B} sont les espé­rances de A et B dans l’état consi­dé­ré du sys­tème. Les variances ∆A2 et ∆B2 sont don­nées res­pec­ti­ve­ment par {A’2} et {B’2}. Quel que soit α, la quan­ti­té {(αA’+ iB’) (αA’ – iB’)} est non néga­tive, ce qui s’écrit α2∆A2 + 2α{C} + ∆B2≥ 0. On a donc, dans n’importe quel état, ∆A2 ∆B2 ≥ {C}2. Cette inéga­li­té se réduit pour une par­ti­cule sur un axe au “ prin­cipe d’incertitude ” de Hei­sen­berg ∆X ∆P ≥ h/4π.

Par suite, si dans une cer­taine cir­cons­tance la posi­tion X prend une valeur bien défi­nie x, la par­ti­cule se com­porte comme un point maté­riel ; alors la quan­ti­té de mou­ve­ment P est tota­le­ment indéterminée.

Inver­se­ment, si celle-ci prend la valeur p, la par­ti­cule se com­porte comme une onde plane de lon­gueur d’onde h/p ; alors sa posi­tion X est tota­le­ment indé­ter­mi­née. Les deux gran­deurs phy­siques X et P sont incom­pa­tibles. Dans les cas inter­mé­diaires, les deux aspects, par­ti­cu­laire et ondu­la­toire, peuvent coexis­ter, mais au prix d’un cer­tain flou carac­té­ri­sé par l’inégalité de Heisenberg.

Plus géné­ra­le­ment, toutes les fois que deux obser­vables A et B ne com­mutent pas, elles repré­sentent des gran­deurs phy­siques incom­pa­tibles. Il est inter­dit d’envisager que ces gran­deurs puissent prendre toutes deux une valeur bien défi­nie (sauf dans des cas excep­tion­nels où {C} = 0). Une des­crip­tion des phé­no­mènes en termes des deux variables à la fois est impos­sible. Ain­si, un fais­ceau lumi­neux ne peut s’interpréter à la fois comme onde et comme ensemble de pho­tons que si l’amplitude de l’onde aus­si bien que le nombre de pho­tons sont défi­nis seule­ment en moyenne, avec cha­cun une inévi­table fluc­tua­tion statistique.

Il est impos­sible de mesu­rer simul­ta­né­ment deux gran­deurs A et B incom­pa­tibles, et même d’imaginer qu’elles puissent être spé­ci­fiées ensemble. Si l’on mesure seule­ment A sur un ensemble sta­tis­tique de sys­tèmes et que l’on sélec­tionne ceux pour les­quels on a trou­vé un cer­tain résul­tat a, le sys­tème doit en règle géné­rale être for­te­ment per­tur­bé ; en effet, après mesure, le nou­vel état des sys­tèmes ain­si sélec­tion­nés satis­fait à ∆A = 0 et par suite à ∆B = ∞ ou {C} = 0, éga­li­tés qui n’avaient aucune rai­son d’être valables avant mesure.

Un épineux paradoxe

Cette incom­pa­ti­bi­li­té entre obser­vables ne com­mu­tant pas implique que la théo­rie quan­tique ne peut se réduire à une théo­rie stan­dard de pro­ba­bi­li­tés. Si A et B étaient régies par une loi de pro­ba­bi­li­tés ordi­naires, on pour­rait conce­voir une des­crip­tion sous-jacente où elles pren­draient des valeurs bien défi­nies ; c’est inter­dit en théo­rie quan­tique. Les pro­prié­tés les plus extra­va­gantes de cette nou­velle phy­sique viennent de là. Par exemple, la posi­ti­vi­té des pro­ba­bi­li­tés implique que les cor­ré­la­tions entre variables aléa­toires clas­siques doivent satis­faire à cer­taines inéga­li­tés, mises en évi­dence par Bell ; or, celles-ci sont vio­lées par la méca­nique quan­tique, ce qui est confir­mé expérimentalement.

Nous allons don­ner un autre exemple, connu depuis une quin­zaine d’années, le para­doxe GHZ (Green­ber­ger, Horne, Zei­lin­ger). Ce para­doxe a don­né lieu à des véri­fi­ca­tions expé­ri­men­tales. Nous ne pré­ci­se­rons ici ni les sys­tèmes effec­ti­ve­ment mani­pu­lés ni les gran­deurs phy­siques obser­vées ; quelques indi­ca­tions sont four­nies dans l’encadré. Nous nous conten­te­rons d’une pré­sen­ta­tion for­melle, mais il nous faut hélas pour cela un mini­mum de mathé­ma­tiques. Le lec­teur par­ve­nu jusqu’ici est donc convié à un der­nier coup de col­lier. Il devrait en être récom­pen­sé car le para­doxe a des pro­lon­ge­ments concep­tuels surprenants.

Consi­dé­rons un sys­tème auquel sont atta­chées plu­sieurs obser­vables ayant les pro­prié­tés algé­briques sui­vantes. Trois pre­mières obser­vables, A1, A2, A3, com­mutent entre elles (A1A2 ≡ A2A1, etc.), et ont pour car­ré l’unité (Ai2 ≡ I). Si on les mesure, et il est pos­sible de le faire simul­ta­né­ment pour toutes les trois, on trouve donc des valeurs ai tou­jours égales soit à + 1, soit à – 1. Trois autres obser­vables, B1, B2, B3, ont les mêmes pro­prié­tés, et elles satis­font de plus à l’identité B1 B2 B3 ≡ I, de sorte que B3 et B1 B2 sont deux écri­tures de la même gran­deur phy­sique : les valeurs b1, b2, b3 prises par B1, B2, B3 sont égales cha­cune à + 1 ou – 1 et satis­font à b3 = b1 b2. Les obser­vables A1 et B1 com­mutent (A1 B1 ≡ B1 A1), de même que A2 et B2, de même que A3 et B3. Mais, pour i ≠ j, les gran­deurs phy­siques repré­sen­tées par les obser­vables Ai et Bj sont incom­pa­tibles : Ai et Bj ne com­mutent pas ; il se trouve que, au lieu de valoir Ai Bj, le pro­duit Bj Ai vaut Bj Ai ≡ – Ai Bj. Enfin, on intro­duit les trois pro­duits Di ≡ Ai Bi. Les pro­prié­tés algé­briques des Ai et des Bi impliquent que Di Dj ≡ Dj Di et que Di2 ≡ I, de sorte qu’ici encore les obser­vables Di peuvent simul­ta­né­ment prendre des valeurs di égales à + 1 ou à – 1.

La com­pa­ti­bi­li­té des obser­vables D1, D2, D3 per­met ain­si de pré­pa­rer le sys­tème dans l’état où cha­cune prend la valeur bien défi­nie d1 = + 1, d2 = + 1, d3 = + 1. Il suf­fit pour cela, sur un ensemble de sys­tèmes sem­blables, de mesu­rer simul­ta­né­ment D1, D2, D3 et de ne rete­nir que le sous-ensemble des échan­tillons pour les­quels on a obser­vé que d1 = d2 = d3 = + 1. On effec­tue alors sur cet état la mesure simul­ta­née de A1 et B1, mesure pos­sible puisque A1 et B1 com­mutent. Étant don­né que l’état a été pré­pa­ré en sorte que l’observable D1 ≡ A1 B1 prenne la valeur d1 = + 1, on trou­ve­ra sur cer­tains échan­tillons a1 = b1 = + 1, sur d’autres a1 = b1 = – 1 ; mais la cor­ré­la­tion a1 = b1 est totale. De même, on peut affir­mer que a2 = b2 dans l’état consi­dé­ré, ain­si que a3 = b3 = b1 b2. Au vu des éga­li­tés a1 = b1, a2 = b2, a3 = b1 b2, on est ten­té de croire que, dans cet état, le sys­tème est tel que les gran­deurs phy­siques (com­pa­tibles) A1, A2, A3 prennent des valeurs a1, a2, a3 telles que a3 = + a1a2.

Or, un petit cal­cul algé­brique nous four­nit l’identité entre obser­vables D1 D2 D3 ≡ A1 B1 A2 B2 A3 B3 ≡ – A1 A2 B1 B2 A3 B3 ≡ – A1 A2 B1 B2 B3 A3 ≡ – A1 A2 A3, et par suite A1 A2 A3 ≡ – D1 D2 D3. Étant don­né que l’état a été pré­pa­ré en sorte que d1 = d2 = d3 = + 1, la phy­sique quan­tique pré­dit donc que la mesure simul­ta­née de A1, A2, A3 doit four­nir des valeurs a1, a2, a3 tota­le­ment cor­ré­lées par a3 = – a1 a3, à l’opposé de la pré­vi­sion sim­pliste a3 = + a1a2 faite ci-dessus.

Et l’expérience confirme ce résul­tat contraire à notre logique quo­ti­dienne ! Qu’y a‑t-il donc de faux dans le rai­son­ne­ment qui condui­sait à a3 = + a1 a3 ? Cha­cune des quatre asser­tions a1 = b1, a2 = b2, a3 = b1 b2, a3 = – a1 a2 découle de la pro­prié­té carac­té­ris­tique d1 = d2 = d3 = + 1 de l’état consi­dé­ré. Cha­cune est cor­recte et peut être véri­fiée expé­ri­men­ta­le­ment. Cepen­dant, si l’on veut tes­ter par exemple la pre­mière, il faut mesu­rer A1 et B1 ; si l’on veut tes­ter la deuxième, il faut mesu­rer A2 et B2. Or, même s’il est cer­tain que la pre­mière expé­rience four­ni­ra a1 = b1 et la deuxième a2 = b2, le fait que A1 ne com­mute pas avec B2 nous inter­dit d’imaginer que a1 et b2 prennent simul­ta­né­ment des valeurs bien déter­mi­nées. Pour véri­fier expé­ri­men­ta­le­ment les deux cor­ré­la­tions a1 = b1 et a2 = b2 à la fois, il faut uti­li­ser deux appa­reils de mesure dif­fé­rents, por­tant sur des échan­tillons dif­fé­rents quoique pré­pa­rés exac­te­ment de la même façon. Dans ces condi­tions, la phy­sique quan­tique nous force à admettre que la paire d’assertions a1 = b1 et a2 = b2 n’a pas de sens, même si cha­cune des pré­vi­sions a1 = b1 et a2 = b2 est vraie pour des expé­riences sépa­rées. On n’a pas le droit de tirer de l’emploi simul­ta­né des éga­li­tés sépa­ré­ment cor­rectes a1 = b1, a2 = b2, a3 = b3 = b1 b2 la conclu­sion que a3 = + a1 a2.

Ain­si, une asser­tion telle que a1 = b1 doit être inter­pré­tée comme une pré­vi­sion exacte sur l’éventuelle mesure de A1 et B1, mais non comme une pro­prié­té intrin­sèque d’un sys­tème pré­pa­ré dans l’état consi­dé­ré. Elle ne vaut que dans un cer­tain contexte, celui où l’on s’interroge sur A1 et B1, mais pas sur A2 et B2. Le rai­son­ne­ment logique naïf ne s’applique pas à des pro­prié­tés que la théo­rie pro­hibe de tes­ter simul­ta­né­ment. En défi­ni­tive, la phy­sique quan­tique pose non seule­ment des limites à notre connais­sance à tra­vers le prin­cipe d’incertitude, mais nous inter­dit même de nous poser simul­ta­né­ment cer­taines ques­tions. Les valeurs des gran­deurs phy­siques qu’elle nous four­nit se réfèrent non à l’objet étu­dié en soi, mais à des pré­vi­sions que l’on peut faire sur cet objet dans tel ou tel contexte.

Il est évi­dem­ment cho­quant que la méca­nique quan­tique, notre théo­rie phy­sique la plus puis­sante et la plus fon­da­men­tale, ne carac­té­rise les objets que dans le cadre de leur obser­va­tion et que ses consé­quences puissent défier le sens com­mun. L’autre théo­rie nou­velle du XXe siècle, la rela­ti­vi­té, a certes révo­lu­tion­né notre vision du monde en chan­geant nos concep­tions sur l’espace et le temps, sur la masse et l’énergie, mais la méca­nique quan­tique, beau­coup plus radi­ca­le­ment, nous oblige à chan­ger nos modes de pen­sée. Il nous fau­dra peut-être encore des décen­nies pour trou­ver natu­relle la nou­velle logique quan­tique à laquelle nous devons nous sou­mettre. Mais celle-ci com­mence déjà à avoir des appli­ca­tions en cryp­to­gra­phie, et le concept récent d’information quan­tique conduit à des spé­cu­la­tions inté­res­santes sur la téle­por­ta­tion et sur des pro­cé­dés cal­cu­la­toires nouveaux.

Réalisation physique du paradoxe GHZ

Le modèle le plus simple d’objet quan­tique est le sys­tème à deux niveaux + et -.

Il est adap­té par exemple à la des­crip­tion d’un atome dans des cir­cons­tances où n’interviennent que les deux niveaux d’énergie les plus bas, les niveaux supé­rieurs n’étant jamais exci­tés ; l’atome est alors dans un état construit à par­tir des deux niveaux + et -.

La même struc­ture à deux niveaux carac­té­rise la pola­ri­sa­tion d’un pho­ton, ou encore le moment angu­laire intrin­sèque, ou spin, de l’électron.

Pour un tel sys­tème, les obser­vables ont la même struc­ture algé­brique que les opé­ra­tions linéaires por­tant sur une paire de nombres com­plexes v et w asso­ciés res­pec­ti­ve­ment aux niveaux + et -.

Un pre­mier exemple est l’opération A qui change le signe du second sans modi­fier le pre­mier, rem­pla­çant (v, w) par (v, – w) ; une appli­ca­tion répé­tée de A laisse (v, w) inchan­gé, de sorte que A2 ≡ I est l’observable uni­té. Un second exemple est l’opération C qui per­mute v et w, rem­pla­çant (v, w) par (w, v) ; l’observable C2 ≡ I est encore l’identité. L’opération AC consiste à échan­ger v et w, puis à chan­ger le signe du second élé­ment ; elle rem­place (v, w) par (w, v) puis par (w, – v).

L’opération CA rem­place (v, w) par (v, – w) puis (- w, v). Les obser­vables A et C satis­font donc à la rela­tion AC = – CA : elles ne com­mutent pas.

Dans le cas du spin d’un élec­tron, A et C repré­sentent, res­pec­ti­ve­ment, au fac­teur h/4π près, les com­po­santes z et x du moment angu­laire, qui sont donc des gran­deurs incompatibles.

Dans le cas d’un atome, en dési­gnant par ε+ et ε les éner­gies des deux niveaux les plus bas, l’observable repré­sen­tant l’énergie de l’atome est [ε+ (I + A) + ε(I – A)] /2 ; l’observable C est asso­ciée au cou­plage de l’atome avec un champ exté­rieur sus­cep­tible de pro­vo­quer des tran­si­tions entre les niveaux + et -.

Le para­doxe GHZ concerne un sys­tème consti­tué de trois sous-sys­tèmes à deux niveaux du type ci-des­sus, notés 1, 2, 3. Par­mi les gran­deurs phy­siques asso­ciées à ce sys­tème figurent les obser­vables A1 et C1 asso­ciées au sous-sys­tème 1, et de même A2, C2, A3, C3. Des obser­vables asso­ciées à deux sous-sys­tèmes dif­fé­rents, simul­ta­né­ment mesu­rables, commutent.

Les pro­prié­tés indi­quées dans le texte pour A1, A2, A3, com­mu­ta­tion et Ai2 = I, en résultent.

Les obser­vables B1, B2, B3 du texte, défi­nies par B1 ≡ C2 C3, B2 ≡ C3 C1, B3 ≡ C1 C2, repré­sentent des cor­ré­la­tions entre paires de sous-systèmes.

De Ci2 ≡ I, on tire Bi2 ≡ I et aus­si B3 ≡ B1 B2 ; la com­mu­ta­tion des Ci entraîne celle des Bi. Enfin, on véri­fie que A1 B1 ≡ B1 A1, que A1 B2 ≡ – B2 A1, et de même pour les autres sous-sys­tèmes. Toutes les pro­prié­tés indi­quées dans le texte sont donc satis­faites. Les obser­vables Di, par exemple D1 ≡ A1 B1 ≡ A1 C2 C3, repré­sentent des cor­ré­la­tions entre les trois sous-sys­tèmes, ce qui rend les expé­riences par­ti­cu­liè­re­ment délicates.

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