Marc Chervel (52) rigueur de l’éthique (1932−2004)
Marc Chervel est décédé le jour de Noël 2004, et nous sommes un certain nombre à penser que, au-delà des articles consacrés par la presse à sa mémoire, l’exemple de ce camarade, indéfectiblement fidèle à ses engagements, mérite d’être médité, et que l’injustice qui lui a été faite, faute d’être jamais réparée, doit être au moins reconnue.
L’axe de sa vie était l’aide au développement : mettre au service des plus pauvres ses capacités d’ingénieur économiste.
Dans les années soixante, comme plusieurs d’entre nous, il a passé une année au CEPE, le Centre d’études des Programmes économiques, où enseignaient des professeurs prestigieux comme Edmond Malinvaud.
Cet enseignement lui a inspiré son premier livre sur l’économie du développement, écrit avec Charles Prou, directeur du CEPE, et a contribué à orienter le reste de sa carrière.
Sa vie professionnelle, en effet, a été un incessant combat pour aider les pays pauvres à sortir du sous-développement, en utilisant en particulier la Méthode des Effets, qu’il a imaginée et formalisée dans des ouvrages successifs, et qui a fait l’objet de formations et de conférences en France et à l’étranger.
Mais si la programmation du développement, selon ses principes, satisfaisait son esprit rigoureux au service des populations pauvres, elle n’entrait pas dans le cadre de la stricte économie de marché prônée avec une insistance croissante par les grandes organisations internationales (Banque Mondiale, Agences spécialisées des Nations unies, OCDE…). Il lui a fallu un grand courage, reconnu par ceux qui l’ont accompagné dans ses missions, pour faire face à cette pensée unique, et maintenir le cap. Homme de conviction il était, homme de conviction il est resté jusqu’à la fin de sa vie, quels que soient les obstacles et les difficultés rencontrés sur sa route.
Or cet homme de rigueur et de fidélité était un homme blessé : jamais il n’a pu oublier l’affront subi il y a bientôt cinquante ans.
En 1957, jeune commissaire de l’Air, il se porte volontaire pour servir en Algérie, mais dans une organisation à vocation civile, une de ces SAS (Sections administratives spécialisées) réparties sur le territoire algérien, car c’est à ses yeux le meilleur moyen de participer à l’amélioration du sort de la population.
Affecté près de Tiaret en octobre 1957, il trouve » ce travail de chef de SAS a priori très intéressant et utile « . Et il obtient d’excellents résultats, reconnus par ses pairs et sa proche hiérarchie.
Mais très vite il est rattrapé par les événements politiques.
Le 13 mai 1958 se produisent les » événements d’Alger » qui vont bientôt marquer la fin de la quatrième République.
Le 14 mai, le président Coty lance un appel au loyalisme des militaires. Sans hésiter, Chervel répond à cet appel, s’associe au capitaine Paquet avec qui il a sympathisé, pour transmettre au président de la République, par la voie hiérarchique, une lettre condamnant le Comité de salut public constitué à Alger, et affirmant que » le devoir de l’officier attaché à la République est… de continuer à servir son Pays dans le respect de la légalité « .
Sa démarche reste sans écho jusqu’au 1er juin, date de la nomination du général de Gaulle comme président du Conseil. Il part en permission, et à son retour le climat a complètement changé ; c’est son sous-officier qui lui apprend ce que tout le monde sait déjà : il est relevé de son commandement. Abasourdi, il n’obtient aucune explication de la hiérarchie militaire, alors que des rumeurs laissent entendre qu’il aurait eu des contacts avec le FLN, accusation de trahison particulièrement odieuse qui le conduira à demander la constitution d’un jury d’honneur – qui n’a jamais été réuni.
Fort du soutien de ceux qui l’entouraient et de ses subordonnés, il a eu la » naïveté » de croire que sa conduite irréprochable ne lui vaudrait que des félicitations. Mais faut-il s’étonner que ce jeune polytechnicien, nommé capitaine bien avant les autres, respectueux de la légalité républicaine, adversaire déclaré de la torture, ait suscité quelque méfiance ?
Jamais ne se sont effacés de son esprit les propos de l’officier supérieur qui, sur sa demande insistante, a fini par lui répondre : » Il n’est pas possible de laisser dans des postes administratifs et politiques des éléments douteux comme vous. Vous êtes suspect de sympathie envers un parti antinational, et vous étiez d’ailleurs fiché comme tel dès avant votre entrée au Service des Affaires algériennes. Votre père est également un chrétien progressiste. »
Pendant les quarante années qui ont suivi, Marc Chervel n’a pas failli à sa ligne de droiture et de rigueur. Respectant la devise de notre École, il a bien servi sa Patrie, il a utilisé la Science économique à une grande cause humaine ; restaurons à sa mémoire un peu de cette Gloire qui lui a été refusée en des temps révolus.
Marc nous a laissé plusieurs ouvrages de doctrine économique, de nombreux articles, des textes de conférences, et un livre inspiré de sa douloureuse expérience algérienne.
Quelques mois avant son décès, encore très actif, il avait souhaité apporter à notre petit groupe de réflexion son expérience d’économiste.
Nous n’imaginions pas que ces rencontres étaient les dernières.
Jean Delacroix (45),
Alain Schlumberger (48),
Charles-Michel Marle (53),
Jean-Pierre Loisel (58),
Denis Oulès (64),
Olivier de Vriendt (83),
Gabriel Raymondjean (92),
et Marc Flender (92)