L’expert et la recherche de la vérité
La recherche de la vérité se présente de façon très différente dans les expertises pénales et dans les expertises civiles. Nous traiterons donc le sujet séparément pour les deux types d’expertise. Jean Quinchon exposera d’abord son expérience en matière d’expertises pénales et Claude Bulté exposera ensuite la sienne en matière d’expertises civiles.
Exposé de Jean Quinchon
PENDANT TOUTE MA CARRIÈRE d’ingénieur des Poudres, j’ai recherché la vérité dans toutes mes activités scientifiques et techniques, et notamment comme directeur de la Sécurité dans une grande entreprise chimique et dans les accidents auxquels j’ai été confronté.Au début des années 1980, sentant approcher l’âge inexorable de la retraite salariée, j’ai pensé mettre mes connaissances industrielles en matière d’explosifs, d’explosions et d’incendies à la disposition de la justice ; les juges en effet, dans les affaires difficiles qui leur sont souvent soumises, ne disposent pas de telles connaissances, et l’aide d’un » technicien » leur est nécessaire pour trouver la vérité qui est l’objet de leurs décisions.
Telle est la mission de l’expert judiciaire qu’ils désignent pour les aider dans cette recherche de la vérité, à titre d’auxiliaire de la justice, à qui il se doit d’apporter toute sa compétence dans la plus grande impartialité.
J’ai donc posé ma candidature et, après une longue et minutieuse enquête, je me suis retrouvé » expert près la Cour d’appel de Paris » dans la spécialité » incendie explosion « , puis agréé par la Cour de cassation sur une liste nationale. J’exposerai ci-après les problèmes auxquels je me suis trouvé confronté dans les expertises pénales qui m’ont été confiées.
Dans les expertises pénales, l’expert judiciaire est appelé par la justice : pour découvrir l’existence puis le responsable éventuel d’un acte délictueux ou criminel, et il a pratiquement tout pouvoir du juge pour consulter tous les acteurs possibles, mais avec la plus grande impartialité et sans aucune idée préconçue.
Il y bénéficie d’aides mais elles n’ont pas toujours l’impartialité nécessaire et il se trouve finalement assez seul dans la quête de la vérité.
La police d’abord ou la gendarmerie, en milieu rural, est un auxiliaire précieux de l’expert judiciaire, car c’est elle qui intervient la première sur les lieux et découvre ainsi, par exemple, les premiers indices d’un incendie volontaire comme la présence d’un bidon vide ou des traces d’intrusion.
Ses laboratoires sont bien équipés et, dans mon domaine, de la plus grande compétence pour retrouver les traces les plus minimes de liquide inflammable ou de molécule explosive, et ils arrivent parmi les premiers sur les lieux afin de les recueillir.
Parmi son personnel, on trouve d’ailleurs les meilleurs experts judiciaires eu égard à leur très grande expérience pratique. Mais il est essentiel, à mon avis, que ce ne soit pas le laboratoire lui-même qui mène alors l’expertise judiciaire, sur désignation directe du procureur de la République, car c’est un organisme de l’Administration qui peut avoir des idées préconçues et les imposer à ses ressortissants, lorsque l’ordre public peut être mis en cause.
Ce n’est pas le cas bien entendu si un membre de son personnel travaille comme tout expert judiciaire en son âme et conscience, à la seule recherche de la vérité comme nous en prêtons serment à la justice. Et, très souvent, le fonctionnaire de police ou le gendarme consciencieux nous apporte une clé du problème, en fonction, notamment, de ses premières constatations, et il faut savoir l’écouter même si cette constatation n’est pas toujours le fruit d’une étude scientifique ou technique approfondie, ni d’un point de vue totalement impartial, mais le fruit de son expérience sur le terrain. Cependant il faut prendre garde que des indices recueillis sur le terrain au début de l’expertise doivent être transformés en preuves scientifiques irréfutables pour ne pas conduire le juge à une erreur judiciaire.
Les sapeurs-pompiers, dans le cas des incendies et explosions, sont aussi des interlocuteurs indispensables, car ils arrivent dès le début du sinistre et ont alors de bons yeux, de bonnes oreilles, un bon odorat, etc.
Il ne faut jamais négliger leur témoignage, même si leur rôle n’est pas de découvrir la cause, ni l’auteur du sinistre, mais d’éteindre l’incendie et de mettre les populations à l’abri, non sans être l’objet des critiques les plus dures dont ils doivent se défendre avec, bien souvent, l’aide de l’expert judiciaire.
Les témoins du sinistre, même s’ils ont déjà apporté leur contribution à la police par une déposition dans son enquête préliminaire, doivent être entendus par l’expert judiciaire lui-même avec le plus grand respect de leur personne, mais avec beaucoup de tact et de prudence ; le témoignage humain est bien fragile, car soumis trop souvent aux caprices de la mémoire et à beaucoup d’influences, actives ou passives.
Seul le regroupement de plusieurs témoignages indépendants peut apporter le chemin de la Vérité et pourtant il est indispensable de ne pas l’oublier.
Les administrations compétentes, notamment, en matière d’incendie et d’explosion, les Directions régionales de l’industrie, de la recherche et de l’environnement (DRIRE) doivent aussi être entendues par l’expert, même si leur point de vue peut devenir partial dans le climat d’un sinistre important par suite d’une forte pression médiatique. Mais, en général, elles souhaitent rester à l’écart et mener leur propre enquête administrative.
Les photographies de l’expert et ses propres constatations sont bien évidemment essentielles, mais il est souvent nécessaire de les revoir à plusieurs reprises au fur et à mesure de l’expertise, et en s’appuyant sur une bibliographie aussi exhaustive que possible des connaissances scientifiques et techniques existantes, mais avec beaucoup de bon sens et d’impartialité.
Dans sa recherche de la vérité, l’expert judiciaire a donc fort à faire, et il ne doit rien négliger » a priori » mais savoir en présenter une synthèse compréhensible au juge dans un langage de traducteur du scientifique au juridique. J’avoue que c’est un travail qui continue à me passionner.
Expérience de Claude Bulté
APRÈS UNE CARRIÈRE complète à la Direction des constructions navales, j’ai cherché en 1993 comment employer utilement mes compétences techniques. Cette recherche m’a conduit à la conclusion que la meilleure solution était de les mettre au service de la justice, car la majeure partie de ma carrière s’était déroulée dans des postes à caractère technique dominant.
Ma candidature à l’inscription sur la liste d’experts judiciaires de la cour d’appel de Paris ayant été agréée, j’ai donc commencé une carrière d’expert judiciaire, d’abord en construction navale, puis en grosse mécanique-métallurgie, qui a représenté la très grande majorité des expertises m’ayant été confiées. S’agissant de litiges opposant le plus souvent des industriels entre eux, la majorité des litiges étaient portés devant les tribunaux de commerce.
J’exposerai rapidement ci-après la manière dont se présente cette activité, s’agissant d’expertises civiles.
La demande d’expertise
Lorsque le litige comporte des points techniques nécessitant un examen par un spécialiste, le juge peut commettre une personne de son choix pour l’éclairer par des constatations, par une consultation ou par une expertise sur une question de fait qui requiert les lumières d’un technicien.
Bien que le juge soit libre de son choix, il choisit dans la très grande majorité des cas le technicien sur la liste d’experts établie par la cour d’appel ou sur la liste nationale des experts agréés par la Cour de cassation.
Le rôle de l’expert est d’éclairer le juge sur les points que celui-ci lui soumet et sur aucun autre.
En aucun cas, il ne doit donner d’avis sur des points juridiques.
L’expertise peut être ordonnée en référé, à la demande d’une ou plusieurs parties, avant toute saisine du tribunal au fond. Elle peut aussi, mais moins fréquemment, être ordonnée par le juge du fond, s’il estime que la solution du litige nécessite l’avis d’un technicien pour l’éclairer sur des points techniques.
L’expert agit donc à la demande du juge et est investi de ses pouvoirs par le juge, en raison de sa qualification. Il doit remplir personnellement la mission qui lui est confiée.
Les règles fondamentales de l’expertise
Ces règles découlent de celles imposées au juge lui-même par le Code de procédure civile, qu’elles soient ou non explicitées dans les articles du Code de procédure spécifique de l’expertise.
Le tribunal de commerce de Paris.
À l’appui de leurs prétentions, les parties ont la charge d’alléguer les faits propres à les fonder.
Il incombe à chaque partie de prouver conformément à la loi les faits nécessaires au succès de la prétention.
Il résulte de ce qui précède que l’expert n’a pas à se substituer à une partie pour démontrer la justesse de sa prétention, si elle-même en est incapable. Cependant, l’expert peut demander aux parties qui le détiennent tout élément de preuve qui lui semble nécessaire à l’éclaircissement du litige technique, et, en cas de refus de communication, demander au juge chargé du contrôle d’enjoindre à la partie détentrice de le produire.
La règle la plus importante qu’il faut respecter très scrupuleusement est celle de la contradiction. Le juge, et par voie de conséquence l’expert, doit en toutes circonstances faire observer et observer lui-même le principe de la contradiction.
L’expert ne peut retenir, dans son avis, les explications et les documents invoqués ou produits par les parties que si celles-ci ont été à même d’en débattre contradictoirement. En conséquence, l’expert ne doit avoir aucun entretien direct avec une partie hors la présence des autres parties, et il doit veiller à ce que tous les documents communiqués par chaque partie le soient bien à toutes les autres.
L’expert est tenu au secret professionnel et ne doit pas communiquer à d’autres que le juge et les parties les informations portées à sa connaissance au cours de l’expertise.
La solitude de l’expert
Il résulte de ces règles que l’expert est seul en face des parties pour étudier le problème technique qui lui est soumis. En effet, sauf dans le cas de très gros litiges où un collège d’experts est commis, l’expert ne peut avoir recours à un autre expert de sa spécialité, mais seulement à un expert d’une autre spécialité que la sienne. Par exemple, dans ma spécialité, qui est la grosse mécanique, il m’arrive de demander le concours d’un confrère expert en comptabilité ou gestion d’entreprise pour l’évaluation des préjudices immatériels.
Cela est nécessaire en particulier lorsque les préjudices immatériels ne découlent pas directement de l’application de contrats, mais nécessitent un examen de la gestion de l’entreprise et de pertes de marchés, qu’elles soient avérées ou qu’il s’agisse de la perte de la chance de les obtenir.
Les missions confiées à un expert portent sur une grande variété de sujets techniques, même à l’intérieur de sa spécialité.
Il est donc impossible que sa compétence soit aussi pointue que celle du constructeur pour chaque installation soumise à son expertise. Aussi bien ne lui est-il pas demandé de résoudre le problème technique des parties.
Il doit éclairer le juge sur l’origine des désordres allégués et lui donner les éléments techniques et de fait lui permettant de déterminer les responsabilités respectives des parties, donc de trancher le litige.
L’expert doit donc être un technicien averti dans son domaine technique, mais pas nécessairement un spécialiste pointu. Il lui est demandé beaucoup de bon sens, fondé sur une expérience aussi large que possible dans sa spécialité. Il doit pouvoir donner un avis sur des problèmes très variés dans sa spécialité, dans un langage compréhensible par un non-spécialiste, tel qu’un juge ou un avocat.
L’expert ne doit en aucun cas jouer un rôle de maître d’œuvre dans la réparation des désordres ; ce n’est pas sa mission et son assurance ne le couvrirait pas.
Les moyens de faire face à la solitude
Pour fonder son avis technique, l’expert se base d’abord sur les éléments communiqués par les parties qui, rappelons-le, doivent apporter la preuve de leurs prétentions. Il se basera également, pour se faire une religion, sur sa propre documentation technique : il doit donc la maintenir et la développer. L’accès à des bibliothèques spécialisées et l’utilisation d’Internet sont des moyens utiles. Les ouvrages généraux les plus récents disponibles dans les librairies spécialisées sont également utiles. Les indications de confrères sur des références de publications sur le sujet particulier à examiner peuvent également être utiles.
Ces moyens d’accès à de la documentation sont très classiques dans tout bureau d’études, mais l’accès à une documentation très importante que l’expert ne peut détenir et tenir à jour en totalité lui pose un problème spécifique, auquel il doit porter attention.
Un autre domaine où l’expert doit acquérir et maintenir sa compétence est celui de la technique expertale. En effet, un expert, fût-il excellent dans sa technique, s’exposerait au risque de voir annuler son rapport s’il ne respectait pas les règles de la procédure. Une formation initiale est donc organisée par les Compagnies d’experts en liaison avec les magistrats, afin de donner aux experts nouvellement inscrits sur les listes de cours d’appel les règles de base de la procédure.
Des ouvrages rédigés en commun par des magistrats, experts et avocats permettent de compléter cette formation initiale et servent de guides auxquels se rapporter dans le déroulement des expertises, tout au moins des premières.
Les Compagnies d’experts organisent régulièrement des colloques où interviennent des magistrats, des experts confirmés et des avocats.
Ces colloques traitent des différents aspects de l’expertise et sont donc un instrument privilégié de formation continue des experts dans la technique expertale.
Enfin, lorsqu’une difficulté procédurale est soulevée par une partie en cours d’expertise et que l’expert ne peut la résoudre seul, il peut et doit la soumettre au juge chargé du contrôle de l’expertise, qui prendra les mesures appropriées.
Comme on le voit, si l’expert est seul en face des parties pour se former sa religion et pour donner son avis technique au juge, il dispose des moyens, généraux et particuliers, de se forger une opinion et de résoudre les problèmes que ne manquent pas de
soulever les parties afin de faire prospérer leurs prétentions.
Je ne serais pas complet si j’omettais, dans les moyens de rompre la solitude de l’expert, les réunions périodiques du Groupe X‑Expertise.
Ce groupe a été fondé en 1980 par notre grand ancien Stéphane THOUVENOT (27), auquel a succédé en 1991 Michel BRISAC (47).
J’ai l’honneur de le présider depuis 2001, avec le concours essentiel de notre secrétaire général Jacques LUTFALLA (55).
L’objet du groupe est d’aider les polytechniciens qui mettent ou se proposent de mettre leurs compétences au service de la justice comme experts ou comme arbitres, ou qui, plus généralement, s’intéressent à l’expertise judiciaire.
Le groupe se réunit cinq fois par an, rue de Poitiers. À chaque réunion un camarade fait un exposé sur un sujet ayant un rapport avec l’expertise. À la suite de l’exposé, une discussion libre s’établit sur le sujet de l’exposé, puis nous dînons ensemble. Occasionnellement nous faisons appel à un intervenant extérieur magistrat, avocat ou autre, afin d’élargir les échanges.
Ces rencontres permettent des échanges informels et sont très utiles pour rompre la solitude de l’expert, justement du fait de leur caractère informel qui facilite les échanges d’expérience. La présence au sein du groupe de camarades juges, d’experts de parties ou d’assurances, permet d’avoir un éclairage indispensable sur les problèmes procéduraux et sur l’optique des parties.
Je ne peux donc que recommander aux camarades intéressés par l’expertise judiciaire de se joindre à notre groupe.