Expertise, recherche, innovation
Curieuse association que celle entre recherche et expertise.
S’agit-il pour l’expert d’utiliser la recherche pour répondre aux questions posées par la justice, ou s’agit-il plutôt » d’expertiser » une recherche ? Que la question posée soit l’une ou l’autre, qui serait assez prétentieux pour affirmer y répondre de manière satisfaisante ?
Mais il n’en reste pas moins que la justice, lorsqu’elle garantit aux citoyens un procès équitable, garantit entre autres que leurs arguments, aussi techniques et » pointus » soient-ils, seront examinés avec toute la compétence requise. Or, à qui d’autre qu’un expert – généralement judiciaire – le juge peut-il confier la mission de lui fournir des éléments de décision ? Comment peut – et doit – alors procéder l’expert pour être » omniscient » dans son domaine – et le rester ?
D’autre part, il est parfois demandé si telle activité d’une entreprise peut être qualifiée de » recherche « . Là encore, l’expert doit pouvoir apporter des éléments de nature à baser une décision. Nous verrons que des critères précis, qui ne sont pas arbitraires, permettent usuellement d’apporter une réponse, par exemple en se basant sur l’innovation.
Pourquoi, pour qui s’interroger sur une recherche ?
Certains litiges portent sur la qualification de » recherche « , particulièrement au sens de l’administration fiscale, de telle ou telle activité d’une entreprise. Cette qualification intervient du fait d’une disposition du Code général des impôts : le Crédit d’impôt recherche (CIR). Le CIR, instauré en 1983, visait à élargir le soutien que divers organismes, comme la DGRST ou l’ANVAR (Agence nationale pour la valorisation de la recherche), apportaient déjà à la recherche appliquée.
Par le CIR une entreprise peut chaque année voir son imposition réduite d’un montant égal à 50 % de la différence entre le montant de ses dépenses de recherche sur l’année et le montant moyen des deux années précédentes. En pratique, l’entreprise dépose auprès de l’administration fiscale, avec sa » déclaration de résultat » relative à l’année concernée, un imprimé spécifique décrivant les recherches effectuées, et leur coût. Le ministère de la Recherche en a copie.
Le CIR a connu – et connaît encore – un grand succès, et plusieurs dizaines de milliers d’entreprises en ont bénéficié depuis l’origine. Plus simple à mettre en œuvre que les procédures antérieures, ou que les » aides » européennes, et surtout décentralisé, il s’est avéré beaucoup plus accessible – en particulier aux PME. Or, comme l’ont montré plusieurs enquêtes, et comme le rappelait encore récemment la directrice de l’innovation chez IBM, ce sont ces petites structures qui apportent la plupart des idées nouvelles.
Mais à l’inverse cette relative facilité d’accès peut-elle donner lieu à des abus, ou, plus fréquemment, à des divergences d’interprétation entre l’entreprise et les administrations cotutrices du CIR, sur les travaux qui peuvent être qualifiés de » recherche » ? C’est pour répondre à cette question que l’expert, indépendant aussi bien de l’entreprise que des deux administrations en cause, peut être consulté, soit dans le cadre judiciaire, soit, à titre privé, directement par l’une des parties.
À l’évidence, tout le présent propos ne concerne que les entreprises. La recherche publique, dont on connaît par ailleurs la difficulté d’évaluation, n’est donc pas abordée ici. Par contre, il ne faut pas en conclure que le CIR ne s’applique qu’à la recherche appliquée (ou » technique »). En effet, la recherche fondamentale, qui à l’origine n’était éligible que lorsqu’elle visait la résolution de problèmes techniques, est maintenant admise plus généralement, pour autant qu’elle vise à » analyser des propriétés des phénomènes physiques et naturels… pour organiser les faits dégagés de cette analyse « .
Qu’est-ce que la recherche pour l’Administration ?
C’est en 1963 que, dans le cadre de sa contribution à un colloque organisé par l’OCDE à Frascati, la Délégation générale à la Recherche scientifique et technique (DGRST) avait proposé un certain nombre de critères précis définissant recherche fondamentale, recherche appliquée, développement.
Ces critères, qui avaient déjà inspiré ceux préconisés pour la mise en œuvre du » Plan comptable » (concerné puisque, par exemple, les dépenses de recherche-développement d’une entreprise peuvent être soit comptabilisées en charges, soit immobilisées), ont ensuite été repris dans les textes définissant le domaine d’application du CIR.
L’Administration fiscale définit ainsi, dans le Code général des impôts, les travaux susceptibles de bénéficier de cette procédure :
- . » Les activités ayant le caractère de recherche fondamentale, de recherche appliquée, ou d’opérations de développement effectuées soit en bureau d’étude ou de calcul, soit en laboratoire, soit en ateliers pilotes, soit en stations expérimentales, ou dans des circonstances spéciales dans des installations agricoles ou industrielles et ayant pour objet la découverte et la mise au point de nouvelles techniques de production, de nouveaux procédés et appareils de fabrication, ainsi que le perfectionnement de tous appareils et procédés de fabrication déjà utilisés « , ainsi que » l’amélioration des facteurs de production et de rentabilité économique… ainsi que l’amélioration des méthodes et techniques de production… aux divers points de vue de la qualité, des rendements et de la productivité » ;
- » Les activités… qui visent… à trouver des solutions nouvelles permettant à l’entreprise d’atteindre un objectif déterminé choisi d’avance « , le résultat étant » un modèle probatoire de produit, d’opération ou de méthode « . Il est évident ici que le fait que plusieurs pièces aient été réalisées ne leur enlève pas leur caractère de modèle probatoire, qui peut nécessiter la réalisation de plusieurs modèles pour réunir toutes les informations nécessaires, informations dont les premières portent évidemment sur la faisabilité de la réalisation elle-même.
Il faut noter que cette rédaction n’exclut pas les études visant à réaliser par de nouveaux moyens des objectifs – par exemple des usinages ou fabrications – que l’on savait déjà réaliser, mais par d’autres voies, a priori moins performantes, ce que confirme un autre paragraphe : - » Les activités ayant le caractère d’opération de développement expérimental, effectuées au moyen de prototypes ou d’installations pilotes… dans le but de réunir toutes les informations nécessaires pour fournir les éléments techniques… en vue de la production de nouveaux… dispositifs, produits, procédés, systèmes… ou en vue de leur amélioration substantielle. Par amélioration substantielle, on entend les modifications qui ne résultent pas d’une simple utilisation des techniques existantes, mais présentent un caractère de nouveauté… »
Le CIR étant en vigueur depuis maintenant plus de vingt ans, les textes qui le régissent ont évidemment connu des évolutions que nous ne développerons pas, mais on y retrouve fréquemment mise en valeur l’utilisation de prototypes et d’installations pilotes, et surtout, plus généralement, sont invoquées à de multiples reprises la notion de nouveauté : » nouveau procédé « , » nouveau dispositif « , » solution nouvelle permettant d’atteindre un objectif… » et la notion concomitante de » perfectionnement » ou » d’amélioration » des procédés, produits ou systèmes.
Or, si certains prototypes ou installations pilotes sont faciles à caractériser – comme l’étaient, dans le sillon des politiques » volontaristes » des années 60 à 80, les prototypes de l’époque : ceux du » Concorde « , des ordinateurs des » Plans calcul » et du » Centre mondial pour l’informatique « , des machines du » Plan machine-outil » et du » Plan câble « , de la centrale solaire » Thémis » et autres satellites de télévision directe, toutes réalisations dont le caractère emblématique et dégagé de toute contrainte économique assurait l’originalité (il y a eu aussi, il est vrai, Airbus et le TGV…), il est plus difficile d’apprécier le caractère de » prototypes » d’installations plus modestes et plus proches du réel.
Pour ce faire, il faut revenir aux textes. Mais reste à les interpréter.
Les difficultés d’interprétation des textes
Si nous sommes armés, en nous appuyant sur les critères de nouveauté ou d’amélioration, pour affirmer que telle ou telle activité est de la recherche, avons-nous pour autant tous les moyens d’apporter au tribunal les éléments demandés ? Pas encore, car trois catégories de difficultés se présentent.
1) Tout d’abord, on objectera que certaines activités sont bien difficiles à situer, comme, par exemple, celles à la frontière entre la fin des travaux de développement et le début de la production.
C’est pourquoi, à l’inverse, certaines activités sont explicitement exclues de la définition. C’est ainsi que, selon une instruction administrative d’octobre 1983, ne sont pas de la recherche : » Les productions à titre d’essai qui visent à la mise en route… de la production… ainsi que le coût des séries produites à titre d’essai… et les frais de mise au point des outillages nécessaires à la production de série. »
Encore faut-il remarquer que la frontière ainsi tracée a évolué avec le temps, car dix ans plus tard, un texte de septembre 1993 est plus restrictif : si » les travaux visant… améliorations techniques au produit ou au procédé » sont bien de la recherche (expérimentale), ceux visant à » améliorer la productivité » n’en sont plus.
2) Ensuite peut-on affirmer que toute activité prétendument de recherche en est vraiment, ce qui pose la question de la » qualité » de la recherche. À cet égard, l’administration fiscale précise bien qu’une » amélioration substantielle » est une modification qui ne découle pas d’une simple utilisation de l’état » des techniques… accessibles au moment des travaux… et utilisables par l’homme du métier normalement compétent dans le domaine en cause… »
3) Enfin, au-delà des critères précédents, peut-on affirmer que toute activité, même innovante, est éligible au CIR ? Une activité sans intérêt démontré, ni perspective d’application, doit-elle être considérée comme » de la recherche « , même si elle est innovante et originale ? Là également les textes de l’administration placent des garde-fous, en précisant dans la plupart des rubriques qu’il s’agit d’aboutir à un modèle probatoire de produit, d’opération ou de méthode pour atteindre un objectif déterminé.
Or, concernant ces divers critères, tous les arguments peuvent être échangés. Comment s’y retrouver ?
Nous avons une » piste « , en notant que depuis longtemps un domaine existe, où, si le caractère innovant y est essentiel, il doit, pour être reconnu comme valable, faire l’objet d’un examen national, voire international. De même, une innovation n’y est reconnue que pour autant qu’elle soit susceptible d’application ou réalisation industrielle. Ce domaine est le droit des brevets.
L’évaluation de l’innovation et les brevets
Pour qu’une invention se voie consentir, par le brevet, un monopole, s’il faut en premier lieu qu’elle apporte une innovation, encore faut-il – ce droit des brevets s’étant internationalisé au fur et à mesure que se développaient les relations commerciales internationales – que dans tous les pays on s’entende sur ce qui est » nouveau » et ce qui ne l’est pas. Des critères relativement objectifs de la » nouveauté » se sont ainsi progressivement dégagés au travers d’innombrables jugements élaborés depuis plus d’un siècle.
Quels sont ces critères ? On les trouve dans tous les ouvrages traitant de propriété industrielle ou de brevets. Un résumé en est donné, par exemple, dans la rubrique » Invention » de l’Encyclopædia Universalis. Très sommairement :
- » Le remplacement dans un dispositif d’un moyen par un autre équivalent n’est pas une nouveauté si ce dernier joue le même rôle que l’élément remplacé et qu’il le joue de manière prévisible « ,
- » Le changement de matière et de forme n’est brevetable que s’il implique une difficulté vaincue, ou aboutit à un résultat non attendu « ,
- » L’utilisation de moyens connus pour une application nouvelle est brevetable « ,
- » La nouveauté peut être une combinaison nouvelle d’éléments connus mais jamais assemblés de cette façon, à condition que les éléments coopèrent au résultat. S’ils sont réunis sans agir les uns sur les autres, l’ensemble n’est pas brevetable. »
- On voit que si le caractère de nouveauté est essentiel, la réalisation doit aller au-delà de ce qui est prévisible ou du résultat attendu par l’homme de l’art, ou alors comporter une difficulté vaincue. Nous retrouvons là les termes de l’Administration fiscale, pour laquelle une » amélioration substantielle » est une modification qui ne découle pas d’une simple utilisation de l’état des techniques existantes…
Par ailleurs, en droit des brevets, il faut, pour qu’une innovation soit brevetable, qu’elle puisse donner lieu à une réalisation industrielle. Nous retrouvons là également, sous une autre forme, l’un des critères d’éligibilité au CIR (hors les travaux qui relèveraient de la » recherche fondamentale »).
Finalement apparaît ainsi un parallélisme quasi parfait entre les définitions de » l’innovation » au sens de l’administration, et les critères de brevetabilité d’une » innovation » au sens de la propriété industrielle, et, premier des critères à prendre en compte, la situation de la recherche invoquée par rapport à » l’état de l’art » dans le domaine concerné est essentielle pour qualifier cette recherche.
» L’état de l’art »
Si, en matière scientifique, et particulièrement dans la recherche publique, la publication des résultats est la règle, ce qui permet une certaine appréciation de l’originalité d’une recherche, il n’en est pas de même en matière technique, car – hormis justement par les textes des brevets – la technique n’est pas systématiquement publiée : les chercheurs et ingénieurs des entreprises n’ont pas besoin de publications pour leur avancement, bien au contraire dans les secteurs économiquement les plus dépendants de l’innovation. C’est ainsi que, par exemple, les détails de réalisation des CD réenregistrables ou des disques durs de grande capacité restent largement confidentiels.
Les moyens qu’a l’expert pour définir » l’état de l’art » dépendent donc largement du domaine en cause. Dans les secteurs qui n’évoluent pas trop vite existent des documents de référence définissant l’état de la technique, offrant ainsi une véritable » photographie » de » l’état de l’art » à une époque donnée, photographie par rapport à laquelle on peut situer les travaux à qualifier. Par exemple la collection des » Techniques de l’ingénieur « , régulièrement remise à jour, mais aussi tous les ouvrages techniques consultables dans les grandes biblio-médiathèques ou centres de documentation (comme les nombreux et riches Centres documentaires thématiques de la Ville de Paris) permettent de définir un » état de l’art » à la date de leur parution.
On peut également citer les documents réglementaires, comme les DTU pour ce qui touche à la construction, et les normes, en particulier les normes NF, consultables à l’Afnor. Plus détaillés, il y a les » cours » de certaines écoles d’ingénieurs, souvent consultables sur place.
Enfin, les centres techniques comme, par exemple, le CETIM éditent des revues, et organisent des formations ou des séminaires sur certains sujets avancés : machines, usinage, etc., toutes manifestations dont les » actes » sont des mines de compétence. Également, les notices éditées par l’INRS sont parfois remarquables dans ce qui touche à la sécurité.
La recherche de » l’état de l’art » se complique dans les domaines trop » spécialisés » pour avoir justifié la rédaction d’ouvrages ou de cours.
Or, ce sont souvent des » détails » d’apparence mineure qui font la différence : quel traitement des contacts évite l’électrolyse sèche qui, provoquant des pannes informatiques à répétition, a voué à l’insuccès tant de modèles d’automobiles, en quoi telle plate-forme de manutention à coussin d’air est-elle originale, quelle particularité de lubrification permet à un moteur, après des décennies de stockage, de redémarrer… ?
Sur de telles questions très » pointues « , comment se renseigner ? On pense immédiatement à un expert plus spécialisé… Mais la technique s’étend sans cesse : il y a en cet instant plus de » techniciens » actifs qu’il n’en a existé au total depuis l’origine de l’homme. Comme plus de 800 domaines techniques sont répertoriés dans la classification CFP, alors que 1 500 experts seulement sont agréés par la cour d’appel de Paris, et comme chaque domaine contient lui-même ses spécialités, on peut à l’évidence se trouver devant une question ne relevant d’aucun expert judiciaire. Y en aurait-il un qu’il ne sera pas à tous coups disponible.
Un autre obstacle, de fond celui-ci, est que la plupart du temps l’origine technique d’un litige n’est pas celle qui apparaît à la lecture du dossier, et ce n’est qu’après un début d’étude que la véritable cause d’un dysfonctionnement se révèle : l’expert qui aura été désigné par le tribunal n’est donc plus le plus qualifié pour en traiter, et il faudrait faire appel à quelqu’un d’autre !
Enfin, il est presque toujours demandé à l’expert, après son avis sur les défauts techniques à l’origine de la plupart des litiges, d’évaluer les préjudices, ce qui, dans les affaires un peu importantes, nécessite des connaissances comptables bien particulières. En cas de procédure judiciaire, si les règles autorisent dans ce cas précis le recours à un autre » expert judiciaire « , elles interdisent par contre le recours à un autre expert (judiciaire) » dans le même domaine « .
Dans ces conditions, à qui faire appel ? Heureusement, selon ces mêmes règles, rien n’interdit à l’expert de » recueillir le savoir » de toute personne possédant la compétence requise, sous réserve qu’elle soit bien identifiée.
À cet égard, l’étendue et la qualité des relations professionnelles qu’a acquises tout X sont déjà un atout essentiel, mais, même au-delà, j’ai toujours trouvé, dans tous les milieux, une grande bonne volonté pour répondre à mes questions, si spécialisées soient-elles – ou pour m’expliquer qu’elles étaient mal posées, voire en dehors du sujet…
Mais surtout, c’est aussi par ce canal que pourront être trouvés d’autres documents, comme les notices et guides d’installation des constructeurs : or, l’avis de l’expert est infiniment plus solide et surtout convaincant, lorsqu’il est étayé par des documents.
Bien entendu, le recours à ces compétences extérieures doit respecter la confidentialité des parties vis-à-vis de celui à qui l’on pose des questions ou demande des documents.
Peut-on aller plus loin ? Le socle ultime de » l’état de l’art » en matière technique est le brevet, puisque tout brevet a été publié. Les brevets, même les plus anciens (depuis 1791 !), sont consultables, entre autres, à l’Institut national de la propriété industrielle (sur place ou en ligne). Cette consultation peut s’avérer ardue, à la fois par le nombre considérable des brevets susceptibles d’être pris en compte, même sur un point technique très précis, que par leur rédaction souvent obscure, car la clarté est rarement l’objectif cherché dans la rédaction d’un brevet. Par contre, un système d’indexation bien conçu et la possibilité d’accéder aux rapports d’examen facilitent grandement la recherche.
Accessoirement, les anciens brevets peuvent se révéler, après amélioration grâce à l’évolution des techniques, une mine de produits nouveaux, ce qu’ont bien compris certaines entreprises.
Si j’avais rédigé le même article il y a dix ans, je ne serais pas allé plus loin dans ma liste de sources d’information – non seulement très abrégée, mais où j’ai certainement commis d’impardonnables oublis, que je demande néanmoins au lecteur d’excuser !
Mais depuis se sont de plus en plus développés des sites techniques sur Internet, tandis qu’en même temps les centres de documentation, faute de place et de moyen, se sont progressivement appauvris en littérature technique. Il faut reconnaître, également, que celle-ci ressent durement la concurrence du Net, d’autant plus qu’un nombre croissant de publications se font directement en ligne ! Alors, que faire ? La réponse dépend en partie, paradoxalement, de la nature de l’expertise.
Expertise pénale, expertise civile, expertise » privée »
Dans les deux premiers cas, la distinction entre pénal et civil conditionne la nature même de la mission de l’expert judiciaire, qui peut être désigné soit par un juge, instruisant une affaire pénale, soit par un tribunal, en charge d’une affaire » civile « , lorsque seuls sont en cause des intérêts matériels :
- au pénal, l’expert est l’auxiliaire du juge (d’instruction), et doit l’aider en répondant à ses questions. À cette fin il doit utiliser au mieux toutes les connaissances et la technique du moment, y compris, le cas échéant, celles du Net ;
- par contre, au civil, l’expert a pour mission d’aider le tribunal à évaluer les arguments techniques présentés par les parties, en replaçant ceux-ci dans le cadre technique et réglementaire de l’époque des faits. Si par exemple le litige porte sur les défauts d’un produit fabriqué il y a cinq ans – cas nullement hypothétique si l’expert, comme il est fréquent, est désigné pour une affaire au stade de l’appel – c’est sur l’état de l’art et les normes de l’époque que l’expert devra s’appuyer. En bonne règle, ce serait à la partie intéressée d’apporter ces informations, mais il peut incomber à l’expert de les vérifier ;
- enfin, dans le cas où l’expert est consulté » à titre privé » - généralement par l’entreprise – c’est a priori en accord avec celle-ci (voire, le cas échéant, ses avocats) que sera définie la mission de l’expert. Mais, même dans ce cadre, les besoins et les démarches esquissés ci-avant restent généralement les mêmes, puisque là encore il faudra pouvoir prouver et, si possible, convaincre !
Ainsi, dans les deux derniers cas, c’est finalement à des documents » anciens » que l’expert peut devoir faire appel : or, force est de constater que dans la plupart des centres de documentation, ces documents, faute de place, ont été éliminés. De même, les normes anciennes, systématiquement remplacées par les plus récentes, ne sont plus consultables. Les seules sources restent alors les archives privées – par exemple celles des constructeurs – ou la Bibliothèque nationale (pour les documents publiés) – et enfin, là encore, les brevets !
Malheureusement, en ce qui concerne les documentations des constructeurs, le nombre de ceux encore en activité dans notre pays décroît constamment, entraînant dans sa chute notre patrimoine et notre savoir-faire techniques, puisque, les constructeurs ayant disparu, les installations et les compétences auxquelles l’expert pouvait faire appel dans tel ou tel domaine très spécialisé n’existent plus, ou ne sont plus » au niveau « .
Il devient ainsi de plus en plus difficile de connaître l’état de l’art mis en œuvre dans certains types de matériels, soit, pour des matériels anciens, parce que leurs constructeurs ont disparu, soit, pour des matériels actuellement commercialisés dans notre pays, parce que leurs constructeurs sont, de plus en plus souvent, à l’étranger, et à l’évidence, bien moins réceptifs aux demandes d’un expert hexagonal…
Bien sûr, corrélativement, c’est aussi en regard de la définition en vigueur à l’époque des travaux éligibles au CIR que l’expert devra s’exprimer. Puisque l’instauration du Crédit d’impôt recherche a été suivie, année après année, de la promulgation de nombreux textes précisant les critères de la » recherche » éligible à cette procédure, ainsi que la nature des dépenses susceptibles d’être retenues : frais de personnels (de recherche), de fonctionnement (pour partie), dotations aux amortissements affectés à la recherche, etc.
En conclusion
Il semble inévitable que l’intervention croissante et accélérée de la technique dans tous les domaines de l’activité humaine – ne trait-on pas maintenant les vaches avec des installations entièrement automatiques – va engendrer un nombre croissant de litiges à base » technique « , litiges vraisemblablement de plus en plus complexes – qu’ils restent d’ordre privé ou atteignent le stade judiciaire. Dans un cas comme dans l’autre, comment aider à leur solution sans faire appel à des experts, comme l’illustrent les journaux qui détaillent à l’envi leurs interventions dans les affaires du moment.
Et s’il faut des experts, l’expérience montre que ceux de nos camarades qui s’intéressent à la technique sont parmi les plus qualifiés. Ils le sont, selon moi, tant par leur compétence générale que, surtout, par l’approche rigoureuse et systématique qu’ils ont apprise à mettre en œuvre dans tous les domaines. Également, leur » image » et les contacts qu’ils sont bien armés pour établir dans le monde de la technique leur rendent facile – s’ils ne peuvent répondre seuls aux questions posées, ce qui n’est pas rare – l’identification d’éventuelles compétences plus spécialisées (voire sur le Net) à même de fournir les informations voulues.
Il reste, bien sûr, les spécificités » judiciaires » de l’expertise, le cas échéant, lorsque l’expert travaille pour la justice. Il s’agit d’un ensemble de règles professionnelles et de comportement dont le respect est essentiel pour que le travail de l’expert puisse être utilisable par la justice, mais pour l’apprentissage desquelles les » Compagnies professionnelles » organisent, avec l’aide de magistrats, des formations très pédagogiques et efficaces à l’intention des nouveaux experts – et maintenant, de plus en plus, des experts en exercice, dans une optique de » formation continue « .
Moyennant ces formations, l’expertise judiciaire n’est en rien insurmontable – pas plus, du reste, que l’expertise en général. Par ailleurs, l’expert n’est pas seul puisque, en cas de besoin, des réunions formelles ou informelles entre experts permettent – toujours dans le respect de la confidentialité – de bien utiles échanges d’expérience.