Pierre Stroh (31), 1912–2005

Dossier : ExpressionsMagazine N°612 Février 2006Par : Jacques PIRAUD (31)

Octobre 1931. Un regard clair incroya­ble­ment vif sous des sour­cils un peu roux, de longs silences atten­tifs, pré­lu­dant à quelque répar­tie inat­ten­due pleine de verve ou d’hu­mour – tels furent les signes qui atti­rèrent d’a­bord notre atten­tion sur Pierre Stroh, dès nos pre­mières semaines rue Descartes.


Pierre Stroh en 1978

Fils d’un ingé­nieur du Génie mari­time, il avait fait ses études secon­daires à Tou­lon, avant de venir pré­pa­rer l’X à Stras­bourg, héber­gé par sa famille alsacienne.

Reçu dans un bon rang, il était bon élève et bon cama­rade ; ses qua­li­tés intel­lec­tuelles et sa puis­sance de tra­vail fai­saient pré­sa­ger une belle car­rière sans problème…

Une déci­sion inopi­née de l’ad­mi­nis­tra­tion ayant réduit, pour notre pro­mo­tion, le nombre des places civiles offertes à la sor­tie à une tren­taine, Stroh choi­sit alors le génie militaire

Après deux ans d’é­cole d’ap­pli­ca­tion, il fut nom­mé à Gre­noble au 4e régi­ment, où affec­té à l’u­ni­té char­gée des télé­phé­riques, il décou­vrit, dans un cadre magni­fique, un tra­vail pas­sion­nant – et aus­si l’en­chan­te­ment de la haute mon­tagne, où l’en­traî­nait le capi­taine Viard…

C’est à cette époque que se situe son mariage avec Louise-Anne Horst, issue comme lui d’une vieille souche alsa­cienne. Stroh se plai­ra, plus tard, à évo­quer ses années grenobloises.

*

En 1937, après deux années pas­sées » dans la troupe « , il fut muté, sui­vant l’u­sage, et nom­mé à la chef­fe­rie de Hague­nau. Il y par­ti­ci­pa aux der­niers tra­vaux d’é­qui­pe­ment du sec­teur de la ligne Magi­not qui bar­rait, au nord, la plaine d’Alsace.

Sep­tembre 1939… Logi­que­ment, le capi­taine Stroh fut affec­té, sur place, au gros fort du Schoe­nen­bourg, avec la res­pon­sa­bi­li­té de toutes les ins­tal­la­tions tech­niques. Elles ne furent sérieu­se­ment mises à l’é­preuve qu’en juin 1940 : l’ad­ver­saire, sa vic­toire déjà acquise, vou­lait sans doute tes­ter à fond la résis­tance de nos forts. Il déchaî­na sur le Schoe­nen­bourg un déluge de tirs d’ar­tille­rie jus­qu’au plus gros calibre et de Stu­kas. Le fort, qua­si intact, tou­jours redou­table, ne se ren­dit, fin juin, que sur ordre exprès de la Com­mis­sion d’armistice.

Pierre Stroh par­tit en cap­ti­vi­té, lourd d’une amer­tume qu’il n’ou­blie­ra pas.

*

Vint alors la tren­taine d’an­nées pen­dant les­quelles Stroh, ayant quit­té l’ar­mée (qui cepen­dant le rap­pe­la au ser­vice deux fois, dont une comme Kreis­kom­man­dant en Alle­magne), vécut, sou­vent outre-mer, une vie très active d’in­gé­nieur civil – d’a­bord chez Stein et Rou­baix (chau­dières pour cen­trales élec­triques), puis en Israël (construc­tion d’une grosse usine sou­ter­raine), plus tard chez Tech­nip (liqué­fac­tion de gaz à Arzew, raf­fi­ne­rie à Abid­jan)… Il s’y dis­tin­gua et en reti­ra une vaste expé­rience et une grande connais­sance des hommes. « C’est le sel des chan­tiers ! » disait-on de lui chez Stein.

*

1975 : La retraite – ou plu­tôt l’aube d’une nou­velle car­rière !… En sa qua­li­té d’of­fi­cier du Génie pré­sent au cœur de l’ac­tion au Schoe­nen­bourg, il jugea que le devoir lui incom­bait de réunir les élé­ments d’un juge­ment serein sur la ligne Magi­not – si cri­ti­quée alors – et sur son rôle dans le désastre national.

Un tel pro­jet impli­quait de vastes recherches de docu­ments et de témoi­gnages ; il prit de mul­tiples contacts, notam­ment au Ser­vice his­to­rique de l’ar­mée, chez nos voi­sins suisses, et auprès du pro­fes­seur Mar­tel, spé­cia­liste de l’his­toire mili­taire… Gui­dé par celui-ci, il se limi­ta dans un pre­mier temps à l’é­tude d’un épi­sode pré­cis, et il choi­sit celui de la défense de la zone for­ti­fiée de Modane contre l’a­gres­sion ita­lienne de juin 1940 ; ce tra­vail lui valut le diplôme d’é­tudes appro­fon­dies d’his­toire, qu’il sou­tint en 1990 devant un jury de l’u­ni­ver­si­té de Mont­pel­lier – per­for­mance rare pour un ancien X…

Dès lors, il lui était per­mis de viser plus large. Sous l’é­gide du pro­fes­seur Jauf­fret fut mise en train la pré­pa­ra­tion d’une thèse sur « la For­ti­fi­ca­tion dans la pen­sée mili­taire fran­çaise de 1870 à 1939 ». Infa­ti­gable, ayant déjà réuni une docu­men­ta­tion consi­dé­rable, il se remit au tra­vail dans sa thé­baïde cham­pêtre de Lubersac…

*

Tout cela ne l’empêchait pas de gérer sa pro­prié­té, de visi­ter assi­dû­ment les siens, d’être fidèle aux réunions de pro­mo, aux retrou­vailles annuelles avec les anciens de la ligne Magi­not d’Al­sace, et même de rejoindre chaque été, dans les Pyré­nées, un petit groupe de cama­rades montagnards.

Cepen­dant, les années pas­sant, Stroh et ses frères dési­rèrent lais­ser un témoi­gnage sur la vie et la car­rière de leur père, direc­teur sous l’Oc­cu­pa­tion des usines Schnei­der du Creu­sot, arrê­té par la Ges­ta­po, dépor­té, inex­pli­ca­ble­ment dis­pa­ru lors de la libé­ra­tion de Buchenwald…

Ins­pi­ré par sa fidé­li­té filiale, Stroh tra­vailla lon­gue­ment, toutes ces der­nières années, à réa­li­ser l’œuvre pro­je­tée. Malade, il par­vint à en signer le bon à tirer peu de jours avant sa mort en mai 2005.

Le pas­teur qui, dans la petite église cam­pa­gnarde de Luber­sac, pré­si­da aux obsèques de Pierre, sou­li­gna sa volon­té d’in­tran­si­geance. Il ne tran­si­geait pas, certes, avec les devoirs que lui dic­tait sa conscience pro­fes­sion­nelle d’in­gé­nieur – et pas davan­tage avec sa conscience tout court… 

Com­ment, ici, ne pas avoir une pen­sée pour ses grands-parents Stroh, quit­tant, après « 70 », leur Alsace ?

Poster un commentaire