Une priorité pour la politique sociale : réunifier le monde du travail
La controverse sur le contrat première embauche oppose, sans surprise, deux camps bien constitués : celui que l’on qualifiera pour simplifier de » libéral « , qui mise sur une plus grande fluidité du marché de l’emploi pour réduire le chômage, et le camp de ceux qui s’opposent à toute remise en cause des droits des salariés.
Avant de prendre position dans ce débat, il convient de prendre la mesure du problème qui se pose à notre système social. Il existe une contradiction majeure entre le caractère plus concurrentiel du monde économique et une aspiration légitime à la sécurité de l’emploi. Comme consommateurs, par exemple de téléphonie, nous voulons pouvoir changer d’opérateur quand bon nous semble. Les entreprises opèrent sur des marchés mondialisés qui évoluent très vite ; pour survivre elles doivent être réactives, ce qui veut dire pouvoir licencier plus facilement. Il est tout aussi compréhensible que les salariés aspirent à la stabilité : pour mener une vie normale, se loger, faire des projets familiaux, il faut des revenus stables.
Comment sécuriser les parcours professionnels tout en donnant aux entreprises la souplesse dont elles ont besoin ?
La multiplication des emplois dérogatoires aggrave l’éclatement du monde du travail
Face à cette difficile question, les gouvernements ont manqué de courage et de sens pédagogique. Les politiques menées depuis vingt-cinq ans par la droite et par la gauche ont tenté d’adapter le système sans chercher à le repenser. Les plans de lutte contre le chômage qui se sont succédé procèdent tous de la même logique : celle de la dérogation. On a créé une multitude d’emplois atypiques (emplois aidés du secteur marchand, contrats emploi solidarité, etc.), ou précaires (CDD, intérim), sans oublier les stages, avec les abus que l’on sait. La majorité des jeunes accède au marché du travail via un emploi précaire. Ces politiques ont certes obtenu des résultats : elles ont permis de créer des centaines de milliers d’emplois supplémentaires au bénéfice des populations les plus en difficulté et d’amortir le choc social du chômage, mais elles atteignent aujourd’hui leurs limites et, surtout, leurs effets pervers apparaissent nettement.
La multiplication des emplois dérogatoires contribue à l’éclatement du monde du travail. Le travail tend à se différencier à l’extrême, tant au niveau de sa réalité vécue que de ses contreparties sociales, créant une multitude de mondes sociaux opaques et indifférents les uns aux autres. L’industrialisation avait fait émerger la réalité sociale du salariat à partir de la figure de l’ouvrier, travailleur directement » productif » astreint à des tâches physiques, répétitives et souvent pénibles. Le » patron « , individu en chair et en os, exerçait personnellement son pouvoir de propriétaire sur le lieu de travail. Cette configuration socioproductive avait l’avantage de faciliter l’unification du monde du travail et la structuration du système social.
L’ancienne figure de l’ouvrier n’a pas totalement disparu mais elle est devenue minoritaire, laissant place à un paysage indéchiffrable. Les situations de travail composent des scènes sociales complexes et diversifiées mettant en jeu une pluralité d’acteurs : clients, fournisseurs, collègues et autres partenaires. La domination de l’employeur sur le salarié tend à se diffracter en une multitude de contraintes techniques et relationnelles, génératrices de souffrances d’un type nouveau. Les deux phénomènes majeurs qui expliquent cette évolution sont, d’une part, la tertiarisation du travail (le développement des services et, plus largement, l’accroissement du contenu relationnel et informationnel du travail) et, d’autre part, l’intensification de la contrainte marchande, dont les effets se font plus directement sentir sur l’organisation et les conditions de travail. Les politiques d’emploi ont aggravé les conséquences de ce phénomène d’éclatement, en multipliant les statuts particuliers. Le monde du travail a perdu son unité juridique. Entre les divers secteurs de l’économie, des inégalités de fait se sont creusées face au droit du travail : selon le secteur et la taille de l’entreprise, le contrat de travail n’offre plus les mêmes garanties. Sur un même lieu de travail, on trouve des personnes aux statuts les plus divers : salariés stables, sous-traitants, intérimaires et autres travailleurs précaires. Cette situation est problématique à plus d’un titre. Elle n’est pas seulement synonyme d’insécurité, mais également d’opacité. Elle induit des fractures peu visibles au sein du salariat qui compliquent le débat sur les inégalités. Plus gravement elle affaiblit la fonction intégratrice du travail, qui devient un terrain d’autonomisation et de mise en compétition des individus au détriment de ses fonctions d’intégration collective et de production de normes sociales.
Les leçons du modèle danois : concilier flexibilité et sécurité
Quitte à simplifier, posons que le premier objectif de la politique sociale devrait être la réunification du monde du travail en tant que lieu de citoyenneté. De ce point de vue, les dernières mesures gouvernementales restent loin du compte, même si elles vont dans le sens d’une certaine unification. Comment rendre au travail son caractère de » monde commun1 » ? Sans être un modèle que l’on pourrait importer clefs en mains, la » flexisécurité » danoise donne matière à réflexion. Comme dans d’autres pays nordiques, l’efficacité du système repose sur l’acceptation d’un fort contrôle social. Pour bénéficier de l’aide de la collectivité, un chômeur doit accepter de se reconvertir et de postuler pour des postes qui ne correspondent pas forcément à ses souhaits et à sa qualification initiale. Plus que le détail des dispositions prises par les Danois, il est important de comprendre les conditions de possibilité d’un tel système. Il repose sur des ressources sociales et politiques qui nous font actuellement défaut : un fort taux de syndicalisation, une culture du compromis et de la confiance, des partenaires sociaux qui ont l’habitude de travailler ensemble. Surtout, le modèle danois a le mérite de formuler clairement les termes du compromis : la garantie donnée aux travailleurs d’une continuité de leur situation sociale (droits et revenus) et un effort collectif important en faveur de l’accompagnement et de la formation, en échange d’une flexibilité acceptée.
Un certain nombre de réflexions conduites depuis une dizaine d’années dans notre pays s’inscrivent dans cette perspective. Des formules innovantes ont été avancées : sécurité sociale professionnelle, contrat d’activité (rapport Boissonnat, 1997) ou » statut de l’actif « . Derrière la diversité des formules, l’objectif est toujours le même : faciliter la flexibilité et la mobilité sans développer la précarité. Aucune de ces propositions n’a été vraiment prise en compte par les politiques et leur mise en œuvre soulèverait bien des difficultés, mais elles devraient être au cœur du débat social car elles pointent vers la seule issue possible au malaise français.
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1. Cf. B. Perret, De la société comme monde commun, Desclée de Brouwer, 2003.