Invasions biologiques
Les introductions d’espèces animales ou végétales sont considérées comme la deuxième cause d’appauvrissement de la biodiversité à l’échelle de la planète, juste après la destruction des habitats.
En effet, certaines d’entre elles, transportées hors de leur milieu d’origine, se révèlent avoir un caractère envahissant et leur prolifération provoque des changements significatifs dans les milieux d’accueil, qu’ils soient naturels ou utilisés par l’homme, qui peuvent nuire à la biodiversité, influencer les usages qui sont faits de ces milieux, ou encore avoir des conséquences en matière de santé animale ou humaine. Lutter contre ces envahissements peut s’avérer nécessaire et se révéler très coûteux.
Un essor inquiétant des espèces exotiques envahissantes, lié au développement des transports
Commençons par quelques définitions qui font l’objet généralement d’un consensus et permettent d’éviter de faux débats.
« Espèce exotique » : espèce, sous-espèce ou taxon inférieur, introduits hors de leur aire de répartition normale actuelle ou passée (comprend toute partie, gamète, graines, œufs ou propagules de ces espèces capables de survivre et de se reproduire ensuite).
« Espèce exotique envahissante » : espèce exotique dont l’introduction et la propagation constituent, pour les écosystèmes, les habitats ou les espèces, une menace de dommages écologiques ou économiques.
« Introduction » : déplacement, par l’homme, d’une espèce hors de son aire de répartition naturelle, passée ou présente, qui résulte en la perpétuation de l’espèce dans le site d’introduction.
Une introduction peut être intentionnelle ou concerner une espèce qui se sert de l’homme ou de ses systèmes de distribution, à leur insu, comme vecteur pour se disperser et s’implanter hors de son aire de répartition naturelle. Les espèces mises soudainement dans de nouveaux environnements s’éteignent souvent, mais certaines d’entre elles se développent et deviennent envahissantes.
Ce ne sont pas toutes les espèces introduites qui deviennent envahissantes et même loin de là. Il y a une règle empirique en écologie qui stipule qu’environ 10 % seulement des espèces qui sont introduites vont s’implanter dans l’écosystème où elles ont été introduites et que, parmi ces espèces, seulement 10 % vont devenir envahissantes. Le problème vient du fait qu’il y a beaucoup d’espèces qui sont introduites.
Pendant des dizaines de millions d’années, les espèces qui sont incapables de dispersion à longue distance ont divergé derrière des barrières géographiques, le cas typique étant une île. L’activité de dispersion par l’homme par les migrations et surtout par le commerce permet aux espèces de franchir ces barrières, que ce soit par des ouvertures d’une mer à une autre, par des bateaux qui ont traversé les océans pour arriver dans des îles lointaines. L’accélération récente des apports de nouvelles espèces a supprimé cet isolement. Le nombre d’espèces qui colonisent les nouveaux habitats a augmenté de plusieurs ordres de grandeur ces deux derniers siècles avec le développement du commerce, mais également du tourisme…
Trois facteurs principaux interviennent pour qu’une espèce devienne envahissante :
• un environnement avantageux lorsque, par exemple, des espèces d’écosystèmes tempérés arrivent dans des écosystèmes tropicaux avec des températures plus clémentes, plus constantes ou des régimes de précipitations plus favorables ;
• plus de ressources alimentaires ou de « meilleures » ressources, car en général les proies ne sont pas du tout adaptées aux nouveaux prédateurs et n’ont pas de système de défense ;
• et enfin, moins d’ennemis naturels, que ce soit les parasites, les compétiteurs ou les prédateurs.
Des interactions entre espèces introduites peuvent aussi avoir lieu et permettre des envahissements. Ainsi, les oiseaux allochtones ne peuvent pas envahir les forêts de Nouvelle-Zélande, sauf si ces forêts ont été modifiées par les ongulés, eux-mêmes introduits.
Des conséquences pour la biodiversité, les activités économiques et la santé humaine
Un rat Rattus envahissant l’île Surprise au large de la Nouvelle-Calédonie.
Malgré un climat dur et des ressources hétérogènes la population se maintient et cause des dommages importants à la faune et à la flore locales.
© LABO ESE, UMR CNRS 8079 UNIVERSITÉ PARIS-SUD XI
L’impact peut être de plusieurs types. Au niveau écologique :
• élimination directe d’une ou de plusieurs espèces, par prédation ou par substitution ;
• élimination d’espèces suivie d’autres extinctions qu’on appelle des extinctions en cascade ;
• changements majeurs de la structure et du fonctionnement des communautés.
Un exemple assez extrême est celui d’herbivores qui arrivent sur une île et détruisent ou transforment les communautés végétales. En conséquence, par érosion, les sols sont lessivés, les herbivores sont de moins en moins présents, et finalement, en raison de l’état de dégradation de l’île, les envahisseurs finissent eux-mêmes par s’éteindre. Le lapin et la chèvre sont les archétypes de ces envahisseurs.
Les omnivores, que l’on peut illustrer par les rats, sont assez efficaces car ils peuvent se reposer sur plusieurs types de ressource alimentaire. Lorsque l’une des ressources n’est plus présente dans l’écosystème, ils se reportent sur une autre et peuvent éviter de disparaître spontanément. Par exemple, lorsqu’il n’y a plus de végétation ou lorsque les oiseaux marins quittent une île, les rats arrivent toujours à trouver de la nourriture en passant de l’une à l’autre. Les rats ont été introduits aussi dans de très nombreuses îles à travers le monde et sont à l’origine de la disparition d’un grand nombre d’espèces. Un exemple chiffré : en 1964, à la suite d’un naufrage, des rats ont atteint l’île de Big South Cape en Nouvelle-Zélande où, en moins de deux ans, ils ont éliminé de nombreuses populations de vertébrés dont cinq espèces d’oiseaux endémiques et l’une des trois seules espèces de chauve-souris présentes en Nouvelle-Zélande.
Les espèces envahissantes peuvent aussi avoir un impact économique direct et c’est certainement ce qui a fait prendre conscience de la gravité du phénomène. Les activités agricoles, ou celles qui exploitent les ressources naturelles en général, sont les premières touchées, soit par la concurrence directe, soit par la prédation qu’exercent les espèces envahissantes. Par exemple les plantes aquatiques comme la jacinthe d’eau en Afrique ou la jussie en France colonisent les plans d’eau au point d’empêcher la production piscicole.
Dans le domaine des pathologies végétales, la maladie hollandaise de l’orme a éteint toute possibilité de production de bois de cette essence en Europe.
Autre exemple, la fourmi électrique en Nouvelle-Calédonie, par la gêne qu’elle occasionne aux agriculteurs (brûlures), a porté un coup d’arrêt à la production de café. La perte de production et le contrôle des espèces envahissantes peuvent s’avérer très coûteux. Une étude américaine les estime à 137 milliards de dollars par an pour les États-Unis.
Enfin les espèces envahissantes peuvent avoir des conséquences en matière de santé humaine en tant que réservoir d’agents pathogènes pour l’homme. Dans les forêts de la région parisienne se sont installées et prospèrent des populations d’écureuil de Corée, animal de compagnie vendu dans les animaleries et relâché dans la nature par des particuliers. Outre sa remarquable adaptation au milieu qu’il a colonisé, certaines populations comptant plus de 10 000 individus, et son rôle dans le fonctionnement de l’écosystème forestier, l’écureuil de Corée se révèle supporter une charge importante de tiques. Ces ectoparasites, vecteurs de nombreux pathogènes, peuvent lui transmettre en l’occurrence une bactérie, Borrelia burgdorferi, agent de la maladie de Lyme, présente avec une faible prévalence chez d’autres rongeurs forestiers tels le campagnol roussâtre et le mulot sylvestre. N’affectant pas directement ces rongeurs qui en sont porteurs sains, la bactérie se multiplie et ces petits mammifères deviennent alors des réservoirs. Si des tiques contaminées piquent l’homme, hôte occasionnel, elles lui inoculeront l’agent pathogène.
Les travaux de recherche en cours ont permis de constater qu’un tiers des écureuils de Corée étudiés en forêt de Sénart (Essonne) étaient porteurs de cette bactérie. Compte tenu de leur charge importante en tiques (plusieurs centaines par individu), ce rongeur exotique peut être ainsi à l’origine de l’émergence potentielle de cette maladie en Île-de-France. Cela n’est pas sans conséquences car cette maladie, difficile à diagnostiquer, peut entraîner des paralysies, des arthroses, des problèmes cardiaques, voire même la mort des personnes atteintes. Si les résultats obtenus se confirment, tant en forêt de Sénart que dans d’autres sites où l’écureuil de Corée est bien implanté, des mesures devront être prises : alerte auprès des praticiens de la santé, voire contrôle de cette espèce introduite.
Lutter contre les invasions biologiques
La lutte contre les espèces envahissantes peut se faire de façon directe par des moyens mécaniques (arrachage, piégeage) ou chimiques (empoisonnement), ou de façon indirecte par la lutte biologique. Dans ce dernier cas on ne cherche pas à éliminer l’espèce envahissante mais à la contenir en introduisant un facteur de contrôle. Pour mettre au point des méthodes de lutte, il faut commencer par étudier l’espèce envahissante dans son milieu d’origine, où elle est souvent discrète, pour connaître l’espèce et les facteurs qui la contiennent. Il faut ensuite tester les méthodes et en évaluer les coûts.
Quelle que soit la qualité de ces travaux préparatoires, le passage à la mise en œuvre comporte toujours une part de risque et la décision d’introduire ou non cette nouvelle espèce est toujours difficile à prendre. Toutes les méthodes ont un coût, des résultats qui ne sont pas garantis, et elles présentent des risques pour les espèces qui ne sont pas la cible de la lutte. Mais il faut ajouter à cela le problème crucial de la sensibilisation du public, car la lutte ne sert à rien si elle est partielle et si les espèces contre lesquelles on lutte continuent à être introduites dans le milieu naturel.
La longose, sur l’île de la Réunion.
Les plantes envahissantes sont parfois très décoratives et il est difficile de sensibiliser le grand public aux problèmes qu’elles posent.
PHOTO JACQUES TROUVILLIEZ
L’exemple de l’île de la Réunion permet d’illustrer ces différents aspects. Il y a plus d’une centaine d’espèces de plantes considérées comme invasives. C’est une menace majeure pour la protection de la nature, la sylviculture et l’agriculture. La vigne marronne par exemple, espèce introduite extrêmement héliophile, arrive à bloquer toute régénération d’essences forestières. Pour l’agriculture, c’est le cas de l’ajonc d’Europe, une espèce qui résiste très bien aux incendies et qui envahit progressivement les prairies d’altitude.
Les premières interventions ont consisté à éliminer mécaniquement ces espèces. Puis, devant l’ampleur du travail à effectuer et les difficultés à mettre en œuvre une réelle gestion de ces espèces, des recherches ont été développées afin d’analyser les mécanismes à l’origine de l’envahissement de ces espèces. Par la suite, il s’est avéré également indispensable de sensibiliser le public afin de limiter, voire de stopper toutes activités à l’origine de la dispersion de ces espèces exotiques.
Pour d’autres espèces exotiques envahissantes, un des problèmes rencontrés vis-à-vis du public concernait la beauté des plantes visées (fuchsia, hortensia, troène de Ceylan), voire leur » utilité « , comme le goyavier. De ce fait, sans explication, le public ne comprenait pas l’intérêt d’éliminer ces exotiques.
Bien que de nombreuses méthodes mécaniques ou chimiques aient été développées, certaines seulement sont adaptées aux espèces concernées. De plus les résultats doivent être relativisés. Par exemple, les méthodes basées sur l’utilisation d’herbicides posent de réels problèmes lorsque l’on souhaite traiter les Hauts, château d’eau de la Réunion. Dans cette situation, les méthodes mécaniques doivent être privilégiées. Par ailleurs, le coût des opérations doit être pris en compte. Pour le fuchsia, par exemple, le traitement d’un hectare de forêt nécessite, suivant les méthodes, entre 40 et 120 hommes-jours. De plus, le traitement ne signifie pas la fin du problème : soit le fuchsia revient, soit le traitement fait la place à d’autres invasions. Il faut donc revenir régulièrement pour épuiser la plante, ou empêcher une cascade d’invasions, car ce ne sont pas les espèces natives qui vont forcément se réinstaller, mais souvent d’autres plantes envahissantes. Dans l’idéal, il faut associer à la lutte contre les espèces envahissantes une action de restauration écologique.
Pour les espèces envahissantes très communes, les collectivités territoriales et l’Office national des forêts ont opté pour la lutte biologique. Deux espèces très différentes ont été choisies, le troène de Ceylan, espèce de sous-bois, et la vigne marronne. Dans ce but des recherches ont été entreprises afin d’identifier les prédateurs et les consommateurs de ces espèces sur leur aire d’origine. Par la suite, au laboratoire, des tests ont été effectués afin d’analyser leur impact sur les espèces non-cibles : espèces cultivées (canne à sucre), espèces natives de l’île. Il est en effet primordial que les espèces » contrôle » n’induisent pas plus de dommages que de bénéfices. Par exemple pour la vigne marronne, le petit insecte candidat au contrôle de son développement a de grandes chances d’être intéressé par Rubus apetalus, un cousin de la vigne marronne, endémique de l’île de la Réunion. Devant la complexité de la situation et les conséquences imprévisibles de l’introduction de nouvelles espèces, logiquement de telles initiatives sont abandonnées par les décideurs.
Conclusion
Les espèces envahissantes constituent, à l’échelle mondiale, un des principaux problèmes de conservation de la biodiversité, accompagné de conséquences économiques qui ne sont plus à démontrer.
Si les sphères scientifiques et politiques ne sont plus à convaincre, il reste néanmoins un travail de sensibilisation à mener auprès du public, qui a sa part de responsabilité dans l’introduction d’espèces et dans la lutte.
Développer les méthodes de lutte, mieux comprendre les conséquences possibles des envahissements sont indispensables mais ne doivent pas faire oublier la nécessité de prendre des mesures préventives pour réduire le flux des introductions.