Formation d’ingénieur : France ou États-Unis ?
Quand on compare le système de formation des ingénieurs en France et aux États-Unis, on constate qu’il existe des différences majeures entre les deux continents. Celles-ci concernent principalement le cursus des étudiants, la structure du corps professoral, la nature et le financement de la recherche. Ainsi, dans le domaine de l’ingénierie (engineering), on a pu mesurer récemment, à travers les médias américains, les atouts de la recherche universitaire aux États-Unis, lors du Grand Challenge de la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency) où plusieurs dizaines d’équipes universitaires ont été mises en compétition sur un projet de robotique d’envergure nationale.
Le but de cet article est de mettre en évidence quelques-unes de ces différences, à partir de l’observation du fonctionnement de nos écoles d’ingénieurs, l’École polytechnique en particulier.
Formation des étudiants aux États-Unis : quel cursus et quel financement ?
Dans les départements d’engineering des universités américaines, un stéréotype des étudiants français, et des X en particulier, se rencontre fréquemment : un bagage théorique exceptionnel. Ce cliché, largement véhiculé par les étudiants et les professeurs américains, va souvent de pair avec un autre moins flatteur : peu de formation pratique. Ces observations s’expliquent en partie par l’hétérogénéité des cursus undergraduate aux États-Unis. En effet, les exigences en termes de savoir sont beaucoup moins précises que dans nos classes préparatoires, qui imposent un programme très théorique dicté par des directives ministérielles. Aux États-Unis, même si chaque cursus a un parcours imposé, il n’existe pas de concours unificateur pour garantir une homogénéité des connaissances, d’où une disparité des formations entre les différentes institutions délivrant un même diplôme : le Bachelor’s.
Par ailleurs, la formation mathématique est moins poussée, et ses limites apparaissent dès le lycée (high school) : le système américain n’ayant pas de baccalauréat, les standards utilisés pour classer les candidats à l’entrée de l’université sont vendus sous forme d’examen payant par Educational Testing Services, à l’origine entre autres des TOEFL, SAT et GRE. Une fois admis à l’université dans le cursus undergraduate, les étudiants américains supportent assez mal de se voir attribuer de mauvaises notes, pratique courante dans nos classes préparatoires ou dans nos concours. Cette situation a progressivement conduit à une inflation des notes, qui touche presque toutes les universités. Par exemple, à Stanford, un Grade Point Average (GPA) de 4.0÷4.0 est loin de la perfection, car les notes montent jusqu’à 4.3÷4.0, ce qui n’apparaît pas sur le relevé de notes de l’étudiant. Il est parfois très difficile pour le professeur d’une université américaine de donner moins de C sur une échelle qui va de A à E.
Le Campanile à Berkeley Sather Tower.
Construit en 1914, il a survécu à tous les tremblements de terre qui ont secoué la Californie. En arrière-plan,Alcatraz, le Golden Gate et la baie de San Francisco.
En conséquence, il n’est guère possible d’imposer pour l’enseignement des exigences comme les nôtres dans un système où l’évaluation n’est pas une arme, d’autant que les professeurs sont eux-mêmes notés par les étudiants.
Surtout, la liberté laissée à l’étudiant dans le choix de son cursus undergraduate est parfois poussée à l’extrême. Par exemple à Brown University, une des institutions undergraduate les plus prestigieuses sur la côte Est, l’étudiant peut définir son domaine de spécialisation (major), en fixant lui-même la proportion respective des disciplines correspondant aux cours suivis. Cette marge de manœuvre peut donner lieu à des cursus monolithiques (extrêmement spécialisés), comme à des cursus très généralistes.
Les modes de financement des études aux États-Unis sont très divers et peuvent avoir une incidence sur les profils des élèves undergraduate, très hétérogènes. Même dans les universités publiques (comme Berkeley par exemple) les étudiants doivent payer leurs frais de scolarité, qui atteignent plusieurs milliers, voire dizaines de milliers de dollars par an. Pour ceux des milieux aisés, la scolarité undergraduate du collège est financée par la famille. Une grande variété de comportements s’observe chez eux vis-à-vis du travail, qui va du plus grand sérieux à l’inconduite (le nombre d’étudiants exclus de l’université pour motifs divers, boisson par exemple, est non négligeable).
Certaines universités sont même connues pour être des » party schools « , dont le classement paraît chaque année dans les médias (une forme de » clin d’œil » au classement officiel des meilleures universités établi par US News). Pour les étudiants moins aisés, en partie issus de l’immigration, plusieurs modalités de financement de la scolarité sont envisagées. Certains contractent des prêts, ce qui induit en général des comportements très studieux. L’université peut aider les meilleurs d’entre eux ou ceux qui font partie d’un groupe à statut de minorité. Ces étudiants bénéficient alors de bourses, qui revêtent les formes les plus diverses.
Outre les sommes allouées directement (fellowships), l’université propose des emplois tels que préparateurs, chargés de cours, chargés de recherche, qui les mettent au contact des réalités scientifiques. D’autres étudiants, enfin, travaillent parallèlement à leurs études, ce qui peut souvent être source de difficultés pour l’apprentissage. En comparaison, dans les classes préparatoires ou les écoles, nos étudiants peuvent consacrer l’intégralité de leur temps à leurs études.
Pour autant, les ingénieurs formés aux États-Unis, et leurs homologues français issus de nos écoles, une fois confrontés au monde professionnel se révèlent d’une compétence comparable. Ce paradoxe trouve plusieurs explications.
On observe un rétablissement du niveau scientifique des études, par rapport à l’Europe, à partir du Master. Lors de cette cinquième année universitaire, les étudiants américains sont massivement confrontés, pour la première fois, à des étudiants venus des formations les plus prestigieuses, en Europe ou en Asie notamment. Il arrive même qu’ils se retrouvent en minorité, du fait également de l’attrait exercé par d’autres formations aux débouchés plus lucratifs comme le MBA ou le droit, pour lesquelles le niveau scientifique ne joue pas un rôle discriminant. Cette nouvelle démographie induit ainsi un brain drain des standards (en plus de celui, évident, des personnes), sur lequel s’appuie le système universitaire américain. Un dernier filtrage des compétences scientifiques s’opère à l’issue du Master, par une série d’examens qui sélectionne les candidats au PhD et oriente les autres étudiants vers l’industrie.
Un autre trait du système universitaire américain est de favoriser la mobilité des étudiants entre les universités. Par exemple, les étudiants les mieux classés des community colleges, dans les universités équivalentes à nos IUT, ont la possibilité d’accéder aux plus grandes universités (Stanford, Berkeley, MIT ou Harvard) en cours de scolarité. Par exemple, Berkeley admet chaque année plus de 2 500 étudiants par cette filière, pour une population undergraduate de l’ordre de 25 000, soit 10 %. Souvent issus de l’immigration, possédant une maîtrise de l’anglais parfois peu assurée, ils sont sélectionnés sur leurs compétences (scientifiques, pour ceux qui rejoignent les disciplines de l’ingénierie).
Cette mobilité américaine tire en partie son origine de l’histoire : née du passé de l’immigration, elle constitue aujourd’hui un enjeu important. Notre système très structuré d’écoles trouve également ses sources dans l’histoire, en particulier dans les idéaux révolutionnaires de méritocratie républicaine. Cette structure n’exclut pas forcément une mobilité : les élèves les mieux classés de l’École nationale supérieure des arts et métiers, rejoignent chaque année les rangs de l’École polytechnique.
Corps professoral : quelles particularités ?
Une spécificité du système américain est le concept de tenure (titularisation). La tenure s’obtient à l’issue d’un processus complexe propre à chaque université, après six ans passés dans le grade d’Assistant Professor.
Les facteurs qui entrent en jeu sont multiples, et leur importance respective varie selon les universités. On retiendra la qualité de la recherche, les publications, le nombre de PhD délivrés dans le laboratoire concerné, les contrats remportés par le candidat. Ces éléments seront à nouveau pris en compte pour la poursuite de la carrière, et pour l’accès aux postes de responsabilité (Department Chair, Dean, Provost). La pression exercée par la structure se traduit par une très grande attention portée à la productivité des étudiants, souvent caricaturée par le » publish or perish « .
Un point mérite d’être mentionné sur la rémunération des professeurs. Ceux-ci reçoivent leur salaire neuf mois de l’année, et sont fortement encouragés à compléter les trois mois restants par des contrats de recherche, ce qui les incite à établir des liens avec les agences de financement de la recherche ou avec l’industrie.
Par ailleurs, l’université facilite, sur le plan administratif, la pratique d’activités de conseil, ce qui permet à beaucoup de tisser des liens avec les milieux industriels. Elle encourage aussi les professeurs et les élèves à la création de start ups, dont les plus célèbres incluent Google et Sun Microsystems (issues de Stanford). Pour toutes ces activités, les professeurs disposent d’un service juridique et industriel qui les aide dans l’établissement des contrats.
Financement de la recherche et implications sur la nature de la recherche
Une idée largement répandue sur la recherche universitaire américaine est la supériorité de ses moyens de financement. Paradoxalement, lorsqu’un professeur débute dans une université américaine, les moyens mis à sa disposition (qui varient selon les départements et les situations) ne lui permettent pas, en général, de poursuivre ses activités de recherche au-delà de quelques années. Pour mener ses recherches, un professeur doit donc se procurer lui-même des financements, dont la plupart proviennent de sources extérieures à l’université.
Le coût moyen d’un étudiant, par année, varie entre 30 000 $ et 70 000 $ selon les universités. Le coût d’installations expérimentales ne connaît pas de limite supérieure. Pour répondre à ces besoins, un professeur oscille en permanence entre plusieurs contrats, pouvant aller de 10 000 $ à des dizaines de millions de dollars, dont les provenances sont diverses. Ainsi, un contrat dont un professeur est le seul investigator se chiffre entre zéro et un million de dollars. Pour des contrats plus élevés, des équipes se forment, autour d’infrastructures communes.
Les États-Unis ne disposant pas d’une institution semblable au CNRS, les grands financements nationaux des activités d’ingénierie proviennent principalement d’agences fédérales, comme la NSF (National Science Foundation), la DARPA (Defense Advanced Research Projects Agency), la NASA (National Astronautics and Space Administration), l’ONR (Office for Naval Research), etc. À la différence du CNRS, dont l’organisation est définie autour d’unités mixtes de recherche, le financement des activités de recherche par ces agences fédérales obéit à une gestion très largement liée à l’administration en place. Ce système induit des changements fréquents dans les orientations scientifiques nationales et suscite une grande réactivité, mais crée une précarité dans certains domaines pour lesquels les financements peuvent disparaître au gré des priorités politiques.
Le rôle de ces agences fédérales est la publication de centres d’intérêt et le lancement d’appels d’offres, auxquels les universités répondent en adressant des propositions technico-financières. La compétition est parfois serrée (actuellement, le taux de réussite de certains programmes à la NSF est en dessous de 5 %). Pour fédérer la recherche, certaines agences comme la NSF ou le DHS (Department of Homeland Security) font des appels d’offres qui se chiffrent en dizaines de millions de dollars, et conduisent à la création de Centres d’Excellence regroupant plusieurs universités autour d’un même pôle scientifique. Ces centres permettent d’éviter un doublement d’activités au sein des différentes universités. Certaines industries procèdent de la même manière, souvent sous forme de consortium. Par ailleurs, ces agences encouragent la recherche à une échelle plus petite, en finançant des projets de moindre envergure, voire individuels.
Drones du Department Civil and Environmental Engineering de UC Berkeley, avec l’équipe des doctorants en charge du projet. Les vols expérimentaux ont en général lieu à la NASA avant les missions dans le désert d’Arizona ou de Californie.
Orientation scientifique des universités
Comment sont déterminées les grandes orientations scientifiques des universités américaines ? Cette question a une réelle importance dans la mesure où on constate une nette corrélation entre les avancées historiques de la science et les choix stratégiques de l’université dans les domaines correspondants. Les universités publiques n’échappent pas au phénomène, explicable en partie par le fait que leurs financements émanent très largement de sources privées qui viennent compléter les fonds étatiques ou fédéraux.
Sur le long terme, le développement des sciences a sous-tendu, au fil de l’histoire, la transformation et l’expansion de l’université. Le début du vingtième siècle voit l’implantation des sciences fondamentales et des disciplines originelles de l’ingénierie : mathématiques, civil engineering. Dans les décennies suivantes, l’université s’ouvre à de nouvelles disciplines : mechanical engineering au début du siècle, aerospace engineering dans les années quarante, electrical engineering, operations research, computer science, bioengineering. Ces créations successives sont toutes liées au développement technologique des États-Unis.
La différence avec la France est qu’elles n’ont pas donné lieu à la naissance d’écoles, mais qu’elles ont contribué à la croissance de l’université en général. À cet égard, il est intéressant de constater que dans les écoles du Concours commun Mines-Ponts-Telecom, la hiérarchie établie par les élèves à l’issue du concours place en premier les écoles les plus anciennes, montrant le poids de l’histoire sur les choix » technologiques » des élèves ingénieurs. Aux États-Unis, le choix d’une université est davantage marqué par l’intérêt pour une discipline. Par exemple, il n’est guère envisageable de faire de la finance dans un département de Civil Engineering (équivalent historique des Mines et des Ponts).
Lancement d’un véhicule d’exploration sous-marine dans la baie de Monterey, Department Civil and Environmental Engineering.
La vie d’un doctorant est loin de se limiter à des recherches théoriques dans un bureau…
Sur le court terme, le développement de la recherche scientifique est dicté par les agences étatiques et fédérales, seules capables de procurer rapidement une puissance financière considérable à une université. L’applicabilité de la science est une préoccupation majeure. Dans le domaine de la robotique autonome par exemple, l’impact de cette politique est flagrant. Au cours des dix dernières années, sous l’impulsion de diverses agences de défense (ONR, AFOSR, DARPA, NASA), des dizaines d’universités ont développé leurs plates-formes de robotique autonome et produit des centaines d’articles de recherche sur les drones, les sous-marins autonomes, les robots, les véhicules automatiques.
Le succès de cet effort est maintenant très visible : en une dizaine d’années, le pouvoir politique est parvenu à sensibiliser le milieu universitaire aux problématiques militaires. La transparence est exigée de la part des laboratoires dans la classification des recherches : les activités confidentielles n’ont pas leur place dans la majorité des universités américaines. Cette séparation est destinée à protéger l’indépendance du milieu universitaire, et a conduit au transfert des activités sensibles aux National Labs (par exemple Los Alamos, Sandia, Lincoln Labs).
La recherche à applications militaires, d’autre part, a toujours su coexister avec cette indépendance. Ainsi, Berkeley, qui a été au centre du » free speech movement » des années 1960 et de l’opposition à la guerre du Viêtnam, est depuis longtemps un des leaders dans ce domaine. Au-delà de la question fondamentale de l’éthique de la recherche en milieu universitaire, on peut remarquer que cette symbiose entre Défense et Université leur a été mutuellement bénéfique, engendrant la création ou le développement de départements universitaires qui mènent maintenant une recherche de pointe.
À l’heure actuelle, un pôle scientifique en expansion aux États-Unis est celui des technologies d’ingénierie à mettre en œuvre pour faire face aux catastrophes. Les traumatismes provoqués par les attentats du 11 septembre, l’ouragan Katrina, ou encore le tsunami qui a ravagé l’Asie du Sud-Est ont créé le besoin, pour les agences fédérales (aidées par certaines agences étatiques), de centrer leurs financements autour de nouvelles problématiques qui vont largement au-delà de l’ingénierie.
Lors de l’évacuation d’une ville par exemple, la liste des spécialités concernées est considérable : communications (electrical engineering), voies de transport (civil engineering), réseaux de distribution d’eau (environmental engineering), évacuation (city planning, policy), forces de maintien de l’ordre (law), optimisation des ressources (operations research).
Le financement de la recherche se réarticule aujourd’hui autour de ces différents axes, avec une grande difficulté : parvenir à faire travailler ensemble des équipes dont les domaines d’expertise ont peu d’éléments en commun. Si ces efforts portent leurs fruits, on verra émerger dans les dix prochaines années un nouveau type de recherche multidisciplinaire dont les premiers signes sont déjà perceptibles. En engineering, des professeurs exercent sur plusieurs départements à la fois. Les élèves obtiennent des dual degrees, qui leur donnent deux spécialités. Les jurys de thèse sont souvent composés de professeurs de plusieurs disciplines différentes.
Cette réactivité sans précédent ne risque-t-elle pas de conduire à des excès ? Quand on voit pousser sur les campus universitaires des bâtiments Bill Gates ou Packard, financés par Microsoft ou HP pour faire progresser la recherche informatique, on pourrait craindre que, demain, des bienfaiteurs aux idéaux moins nobles ne s’emploient à détourner la recherche à d’autres fins. Progressivement, les universités mettent au point des systèmes de protection appuyés sur des comités d’éthique. Elles ont le pouvoir (et surtout le devoir) de réglementer leur développement pour assurer les valeurs fondamentales de liberté et de respect d’autrui. Récemment, une grande université américaine a refusé le financement généreux d’un pays connu pour ses violations des droits de l’homme.
Conclusion
On peut tirer de l’observation de ces deux systèmes de formation la conclusion que la France et les États-Unis ont à s’envier mutuellement. Notre système donne à ses élèves undergraduate une formation très poussée scientifiquement, gratuite ou presque, dans laquelle ils peuvent se consacrer pleinement à l’acquisition du savoir.
Le système américain met à la disposition de ses chercheurs des moyens colossaux et très réactifs, et exerce une pression dont le but est une productivité accrue de la recherche universitaire. L’exemple de la Suisse paraît allier les bénéfices des deux systèmes. À ETHZ (Eidgenössische Technische Hochschule Zürich), le corps professoral est administré selon le système de la tenure, les financements se répartissent entre l’État et les industries et sont considérables, les élèves reçoivent une formation théorique très poussée et disposent de financements appréciables. Guillaume Tell serait sans doute heureux d’apprendre aussi qu’ETHZ est l’une des rares institutions universitaires au monde capables de faire aux professeurs d’universités américaines des offres financières que Stanford, Berkeley, MIT ou Caltech peinent à égaler. La lutte de David contre Goliath pour le reverse brain drain ne fait peut-être que commencer…