Le Campanile à Berkeley Sather Tower.

Formation d’ingénieur : France ou États-Unis ?

Dossier : Les X en Amérique du NordMagazine N°617 Septembre 2006
Par Alexandre BAYEN (X95)

Quand on com­pare le sys­tème de for­ma­tion des ingé­nieurs en France et aux États-Unis, on constate qu’il existe des dif­fé­rences majeures entre les deux conti­nents. Celles-ci concernent prin­ci­pa­le­ment le cur­sus des étu­diants, la struc­ture du corps pro­fes­so­ral, la nature et le finan­ce­ment de la recherche. Ain­si, dans le domaine de l’in­gé­nie­rie (engi­nee­ring), on a pu mesu­rer récem­ment, à tra­vers les médias amé­ri­cains, les atouts de la recherche uni­ver­si­taire aux États-Unis, lors du Grand Chal­lenge de la DARPA (Defense Advan­ced Research Pro­jects Agen­cy) où plu­sieurs dizaines d’é­quipes uni­ver­si­taires ont été mises en com­pé­ti­tion sur un pro­jet de robo­tique d’en­ver­gure nationale.
Le but de cet article est de mettre en évi­dence quelques-unes de ces dif­fé­rences, à par­tir de l’ob­ser­va­tion du fonc­tion­ne­ment de nos écoles d’in­gé­nieurs, l’É­cole poly­tech­nique en particulier.

Formation des étudiants aux États-Unis : quel cursus et quel financement ?

Dans les dépar­te­ments d’en­gi­nee­ring des uni­ver­si­tés amé­ri­caines, un sté­réo­type des étu­diants fran­çais, et des X en par­ti­cu­lier, se ren­contre fré­quem­ment : un bagage théo­rique excep­tion­nel. Ce cli­ché, lar­ge­ment véhi­cu­lé par les étu­diants et les pro­fes­seurs amé­ri­cains, va sou­vent de pair avec un autre moins flat­teur : peu de for­ma­tion pra­tique. Ces obser­va­tions s’ex­pliquent en par­tie par l’hé­té­ro­gé­néi­té des cur­sus under­gra­duate aux États-Unis. En effet, les exi­gences en termes de savoir sont beau­coup moins pré­cises que dans nos classes pré­pa­ra­toires, qui imposent un pro­gramme très théo­rique dic­té par des direc­tives minis­té­rielles. Aux États-Unis, même si chaque cur­sus a un par­cours impo­sé, il n’existe pas de concours uni­fi­ca­teur pour garan­tir une homo­gé­néi­té des connais­sances, d’où une dis­pa­ri­té des for­ma­tions entre les dif­fé­rentes ins­ti­tu­tions déli­vrant un même diplôme : le Bache­lor’s.

Par ailleurs, la for­ma­tion mathé­ma­tique est moins pous­sée, et ses limites appa­raissent dès le lycée (high school) : le sys­tème amé­ri­cain n’ayant pas de bac­ca­lau­réat, les stan­dards uti­li­sés pour clas­ser les can­di­dats à l’en­trée de l’u­ni­ver­si­té sont ven­dus sous forme d’exa­men payant par Edu­ca­tio­nal Tes­ting Ser­vices, à l’o­ri­gine entre autres des TOEFL, SAT et GRE. Une fois admis à l’u­ni­ver­si­té dans le cur­sus under­gra­duate, les étu­diants amé­ri­cains sup­portent assez mal de se voir attri­buer de mau­vaises notes, pra­tique cou­rante dans nos classes pré­pa­ra­toires ou dans nos concours. Cette situa­tion a pro­gres­si­ve­ment conduit à une infla­tion des notes, qui touche presque toutes les uni­ver­si­tés. Par exemple, à Stan­ford, un Grade Point Ave­rage (GPA) de 4.0÷4.0 est loin de la per­fec­tion, car les notes montent jus­qu’à 4.3÷4.0, ce qui n’ap­pa­raît pas sur le rele­vé de notes de l’é­tu­diant. Il est par­fois très dif­fi­cile pour le pro­fes­seur d’une uni­ver­si­té amé­ri­caine de don­ner moins de C sur une échelle qui va de A à E.

Le Cam­pa­nile à Ber­ke­ley Sather Tower.
Construit en 1914, il a sur­vé­cu à tous les trem­ble­ments de terre qui ont secoué la Cali­for­nie. En arrière-plan,Alcatraz, le Gol­den Gate et la baie de San Francisco.

En consé­quence, il n’est guère pos­sible d’im­po­ser pour l’en­sei­gne­ment des exi­gences comme les nôtres dans un sys­tème où l’é­va­lua­tion n’est pas une arme, d’au­tant que les pro­fes­seurs sont eux-mêmes notés par les étudiants.

Sur­tout, la liber­té lais­sée à l’é­tu­diant dans le choix de son cur­sus under­gra­duate est par­fois pous­sée à l’ex­trême. Par exemple à Brown Uni­ver­si­ty, une des ins­ti­tu­tions under­gra­duate les plus pres­ti­gieuses sur la côte Est, l’é­tu­diant peut défi­nir son domaine de spé­cia­li­sa­tion (major), en fixant lui-même la pro­por­tion res­pec­tive des dis­ci­plines cor­res­pon­dant aux cours sui­vis. Cette marge de manœuvre peut don­ner lieu à des cur­sus mono­li­thiques (extrê­me­ment spé­cia­li­sés), comme à des cur­sus très généralistes.

Les modes de finan­ce­ment des études aux États-Unis sont très divers et peuvent avoir une inci­dence sur les pro­fils des élèves under­gra­duate, très hété­ro­gènes. Même dans les uni­ver­si­tés publiques (comme Ber­ke­ley par exemple) les étu­diants doivent payer leurs frais de sco­la­ri­té, qui atteignent plu­sieurs mil­liers, voire dizaines de mil­liers de dol­lars par an. Pour ceux des milieux aisés, la sco­la­ri­té under­gra­duate du col­lège est finan­cée par la famille. Une grande varié­té de com­por­te­ments s’ob­serve chez eux vis-à-vis du tra­vail, qui va du plus grand sérieux à l’in­con­duite (le nombre d’é­tu­diants exclus de l’u­ni­ver­si­té pour motifs divers, bois­son par exemple, est non négligeable).

Cer­taines uni­ver­si­tés sont même connues pour être des » par­ty schools « , dont le clas­se­ment paraît chaque année dans les médias (une forme de » clin d’œil » au clas­se­ment offi­ciel des meilleures uni­ver­si­tés éta­bli par US News). Pour les étu­diants moins aisés, en par­tie issus de l’im­mi­gra­tion, plu­sieurs moda­li­tés de finan­ce­ment de la sco­la­ri­té sont envi­sa­gées. Cer­tains contractent des prêts, ce qui induit en géné­ral des com­por­te­ments très stu­dieux. L’u­ni­ver­si­té peut aider les meilleurs d’entre eux ou ceux qui font par­tie d’un groupe à sta­tut de mino­ri­té. Ces étu­diants béné­fi­cient alors de bourses, qui revêtent les formes les plus diverses.

Outre les sommes allouées direc­te­ment (fel­low­ships), l’u­ni­ver­si­té pro­pose des emplois tels que pré­pa­ra­teurs, char­gés de cours, char­gés de recherche, qui les mettent au contact des réa­li­tés scien­ti­fiques. D’autres étu­diants, enfin, tra­vaillent paral­lè­le­ment à leurs études, ce qui peut sou­vent être source de dif­fi­cul­tés pour l’ap­pren­tis­sage. En com­pa­rai­son, dans les classes pré­pa­ra­toires ou les écoles, nos étu­diants peuvent consa­crer l’in­té­gra­li­té de leur temps à leurs études.

Pour autant, les ingé­nieurs for­més aux États-Unis, et leurs homo­logues fran­çais issus de nos écoles, une fois confron­tés au monde pro­fes­sion­nel se révèlent d’une com­pé­tence com­pa­rable. Ce para­doxe trouve plu­sieurs explications.

On observe un réta­blis­se­ment du niveau scien­ti­fique des études, par rap­port à l’Eu­rope, à par­tir du Mas­ter. Lors de cette cin­quième année uni­ver­si­taire, les étu­diants amé­ri­cains sont mas­si­ve­ment confron­tés, pour la pre­mière fois, à des étu­diants venus des for­ma­tions les plus pres­ti­gieuses, en Europe ou en Asie notam­ment. Il arrive même qu’ils se retrouvent en mino­ri­té, du fait éga­le­ment de l’at­trait exer­cé par d’autres for­ma­tions aux débou­chés plus lucra­tifs comme le MBA ou le droit, pour les­quelles le niveau scien­ti­fique ne joue pas un rôle dis­cri­mi­nant. Cette nou­velle démo­gra­phie induit ain­si un brain drain des stan­dards (en plus de celui, évident, des per­sonnes), sur lequel s’ap­puie le sys­tème uni­ver­si­taire amé­ri­cain. Un der­nier fil­trage des com­pé­tences scien­ti­fiques s’o­père à l’is­sue du Mas­ter, par une série d’exa­mens qui sélec­tionne les can­di­dats au PhD et oriente les autres étu­diants vers l’industrie.

Un autre trait du sys­tème uni­ver­si­taire amé­ri­cain est de favo­ri­ser la mobi­li­té des étu­diants entre les uni­ver­si­tés. Par exemple, les étu­diants les mieux clas­sés des com­mu­ni­ty col­leges, dans les uni­ver­si­tés équi­va­lentes à nos IUT, ont la pos­si­bi­li­té d’ac­cé­der aux plus grandes uni­ver­si­tés (Stan­ford, Ber­ke­ley, MIT ou Har­vard) en cours de sco­la­ri­té. Par exemple, Ber­ke­ley admet chaque année plus de 2 500 étu­diants par cette filière, pour une popu­la­tion under­gra­duate de l’ordre de 25 000, soit 10 %. Sou­vent issus de l’im­mi­gra­tion, pos­sé­dant une maî­trise de l’an­glais par­fois peu assu­rée, ils sont sélec­tion­nés sur leurs com­pé­tences (scien­ti­fiques, pour ceux qui rejoignent les dis­ci­plines de l’ingénierie).

Cette mobi­li­té amé­ri­caine tire en par­tie son ori­gine de l’his­toire : née du pas­sé de l’im­mi­gra­tion, elle consti­tue aujourd’­hui un enjeu impor­tant. Notre sys­tème très struc­tu­ré d’é­coles trouve éga­le­ment ses sources dans l’his­toire, en par­ti­cu­lier dans les idéaux révo­lu­tion­naires de méri­to­cra­tie répu­bli­caine. Cette struc­ture n’ex­clut pas for­cé­ment une mobi­li­té : les élèves les mieux clas­sés de l’É­cole natio­nale supé­rieure des arts et métiers, rejoignent chaque année les rangs de l’É­cole polytechnique.

Vol auto­nome d’un drone héli­co­ptère audes­sus du dôme du MIT
(Depart­ment Aero­nau­tics and Astronautics).

Corps professoral : quelles particularités ?

Une spé­ci­fi­ci­té du sys­tème amé­ri­cain est le concept de tenure (titu­la­ri­sa­tion). La tenure s’ob­tient à l’is­sue d’un pro­ces­sus com­plexe propre à chaque uni­ver­si­té, après six ans pas­sés dans le grade d’Assis­tant Pro­fes­sor.

Les fac­teurs qui entrent en jeu sont mul­tiples, et leur impor­tance res­pec­tive varie selon les uni­ver­si­tés. On retien­dra la qua­li­té de la recherche, les publi­ca­tions, le nombre de PhD déli­vrés dans le labo­ra­toire concer­né, les contrats rem­por­tés par le can­di­dat. Ces élé­ments seront à nou­veau pris en compte pour la pour­suite de la car­rière, et pour l’ac­cès aux postes de res­pon­sa­bi­li­té (Depart­ment Chair, Dean, Pro­vost). La pres­sion exer­cée par la struc­ture se tra­duit par une très grande atten­tion por­tée à la pro­duc­ti­vi­té des étu­diants, sou­vent cari­ca­tu­rée par le » publish or per­ish « .

Un point mérite d’être men­tion­né sur la rému­né­ra­tion des pro­fes­seurs. Ceux-ci reçoivent leur salaire neuf mois de l’an­née, et sont for­te­ment encou­ra­gés à com­plé­ter les trois mois res­tants par des contrats de recherche, ce qui les incite à éta­blir des liens avec les agences de finan­ce­ment de la recherche ou avec l’industrie.

Par ailleurs, l’u­ni­ver­si­té faci­lite, sur le plan admi­nis­tra­tif, la pra­tique d’ac­ti­vi­tés de conseil, ce qui per­met à beau­coup de tis­ser des liens avec les milieux indus­triels. Elle encou­rage aus­si les pro­fes­seurs et les élèves à la créa­tion de start ups, dont les plus célèbres incluent Google et Sun Micro­sys­tems (issues de Stan­ford). Pour toutes ces acti­vi­tés, les pro­fes­seurs dis­posent d’un ser­vice juri­dique et indus­triel qui les aide dans l’é­ta­blis­se­ment des contrats.

Financement de la recherche et implications sur la nature de la recherche

Une idée lar­ge­ment répan­due sur la recherche uni­ver­si­taire amé­ri­caine est la supé­rio­ri­té de ses moyens de finan­ce­ment. Para­doxa­le­ment, lors­qu’un pro­fes­seur débute dans une uni­ver­si­té amé­ri­caine, les moyens mis à sa dis­po­si­tion (qui varient selon les dépar­te­ments et les situa­tions) ne lui per­mettent pas, en géné­ral, de pour­suivre ses acti­vi­tés de recherche au-delà de quelques années. Pour mener ses recherches, un pro­fes­seur doit donc se pro­cu­rer lui-même des finan­ce­ments, dont la plu­part pro­viennent de sources exté­rieures à l’université.

Le coût moyen d’un étu­diant, par année, varie entre 30 000 $ et 70 000 $ selon les uni­ver­si­tés. Le coût d’ins­tal­la­tions expé­ri­men­tales ne connaît pas de limite supé­rieure. Pour répondre à ces besoins, un pro­fes­seur oscille en per­ma­nence entre plu­sieurs contrats, pou­vant aller de 10 000 $ à des dizaines de mil­lions de dol­lars, dont les pro­ve­nances sont diverses. Ain­si, un contrat dont un pro­fes­seur est le seul inves­ti­ga­tor se chiffre entre zéro et un mil­lion de dol­lars. Pour des contrats plus éle­vés, des équipes se forment, autour d’in­fra­struc­tures communes.

Les États-Unis ne dis­po­sant pas d’une ins­ti­tu­tion sem­blable au CNRS, les grands finan­ce­ments natio­naux des acti­vi­tés d’in­gé­nie­rie pro­viennent prin­ci­pa­le­ment d’a­gences fédé­rales, comme la NSF (Natio­nal Science Foun­da­tion), la DARPA (Defense Advan­ced Research Pro­jects Agen­cy), la NASA (Natio­nal Astro­nau­tics and Space Admi­nis­tra­tion), l’ONR (Office for Naval Research), etc. À la dif­fé­rence du CNRS, dont l’or­ga­ni­sa­tion est défi­nie autour d’u­ni­tés mixtes de recherche, le finan­ce­ment des acti­vi­tés de recherche par ces agences fédé­rales obéit à une ges­tion très lar­ge­ment liée à l’ad­mi­nis­tra­tion en place. Ce sys­tème induit des chan­ge­ments fré­quents dans les orien­ta­tions scien­ti­fiques natio­nales et sus­cite une grande réac­ti­vi­té, mais crée une pré­ca­ri­té dans cer­tains domaines pour les­quels les finan­ce­ments peuvent dis­pa­raître au gré des prio­ri­tés politiques.

Le rôle de ces agences fédé­rales est la publi­ca­tion de centres d’in­té­rêt et le lan­ce­ment d’ap­pels d’offres, aux­quels les uni­ver­si­tés répondent en adres­sant des pro­po­si­tions tech­ni­co-finan­cières. La com­pé­ti­tion est par­fois ser­rée (actuel­le­ment, le taux de réus­site de cer­tains pro­grammes à la NSF est en des­sous de 5 %). Pour fédé­rer la recherche, cer­taines agences comme la NSF ou le DHS (Depart­ment of Home­land Secu­ri­ty) font des appels d’offres qui se chiffrent en dizaines de mil­lions de dol­lars, et conduisent à la créa­tion de Centres d’Ex­cel­lence regrou­pant plu­sieurs uni­ver­si­tés autour d’un même pôle scien­ti­fique. Ces centres per­mettent d’é­vi­ter un dou­ble­ment d’ac­ti­vi­tés au sein des dif­fé­rentes uni­ver­si­tés. Cer­taines indus­tries pro­cèdent de la même manière, sou­vent sous forme de consor­tium. Par ailleurs, ces agences encou­ragent la recherche à une échelle plus petite, en finan­çant des pro­jets de moindre enver­gure, voire individuels.

Drones du Department Civil and Environmental Engineering de UC Berkeley
Drones du Depart­ment Civil and Envi­ron­men­tal Engi­nee­ring de UC Ber­ke­ley, avec l’équipe des doc­to­rants en charge du pro­jet. Les vols expé­ri­men­taux ont en géné­ral lieu à la NASA avant les mis­sions dans le désert d’Arizona ou de Californie.

Orientation scientifique des universités

Com­ment sont déter­mi­nées les grandes orien­ta­tions scien­ti­fiques des uni­ver­si­tés amé­ri­caines ? Cette ques­tion a une réelle impor­tance dans la mesure où on constate une nette cor­ré­la­tion entre les avan­cées his­to­riques de la science et les choix stra­té­giques de l’u­ni­ver­si­té dans les domaines cor­res­pon­dants. Les uni­ver­si­tés publiques n’é­chappent pas au phé­no­mène, expli­cable en par­tie par le fait que leurs finan­ce­ments émanent très lar­ge­ment de sources pri­vées qui viennent com­plé­ter les fonds éta­tiques ou fédéraux.

Sur le long terme, le déve­lop­pe­ment des sciences a sous-ten­du, au fil de l’his­toire, la trans­for­ma­tion et l’ex­pan­sion de l’u­ni­ver­si­té. Le début du ving­tième siècle voit l’im­plan­ta­tion des sciences fon­da­men­tales et des dis­ci­plines ori­gi­nelles de l’in­gé­nie­rie : mathé­ma­tiques, civil engi­nee­ring. Dans les décen­nies sui­vantes, l’u­ni­ver­si­té s’ouvre à de nou­velles dis­ci­plines : mecha­ni­cal engi­nee­ring au début du siècle, aeros­pace engi­nee­ring dans les années qua­rante, elec­tri­cal engi­nee­ring, ope­ra­tions research, com­pu­ter science, bioen­gi­nee­ring. Ces créa­tions suc­ces­sives sont toutes liées au déve­lop­pe­ment tech­no­lo­gique des États-Unis.

La dif­fé­rence avec la France est qu’elles n’ont pas don­né lieu à la nais­sance d’é­coles, mais qu’elles ont contri­bué à la crois­sance de l’u­ni­ver­si­té en géné­ral. À cet égard, il est inté­res­sant de consta­ter que dans les écoles du Concours com­mun Mines-Ponts-Tele­com, la hié­rar­chie éta­blie par les élèves à l’is­sue du concours place en pre­mier les écoles les plus anciennes, mon­trant le poids de l’his­toire sur les choix » tech­no­lo­giques » des élèves ingé­nieurs. Aux États-Unis, le choix d’une uni­ver­si­té est davan­tage mar­qué par l’in­té­rêt pour une dis­ci­pline. Par exemple, il n’est guère envi­sa­geable de faire de la finance dans un dépar­te­ment de Civil Engi­nee­ring (équi­valent his­to­rique des Mines et des Ponts).

Lancement d’un véhicule d’exploration sous-marine
Lan­ce­ment d’un véhi­cule d’exploration sous-marine dans la baie de Mon­te­rey, Depart­ment Civil and Envi­ron­men­tal Engi­nee­ring.
La vie d’un doc­to­rant est loin de se limi­ter à des recherches théo­riques dans un bureau…

Sur le court terme, le déve­lop­pe­ment de la recherche scien­ti­fique est dic­té par les agences éta­tiques et fédé­rales, seules capables de pro­cu­rer rapi­de­ment une puis­sance finan­cière consi­dé­rable à une uni­ver­si­té. L’ap­pli­ca­bi­li­té de la science est une pré­oc­cu­pa­tion majeure. Dans le domaine de la robo­tique auto­nome par exemple, l’im­pact de cette poli­tique est fla­grant. Au cours des dix der­nières années, sous l’im­pul­sion de diverses agences de défense (ONR, AFOSR, DARPA, NASA), des dizaines d’u­ni­ver­si­tés ont déve­lop­pé leurs plates-formes de robo­tique auto­nome et pro­duit des cen­taines d’ar­ticles de recherche sur les drones, les sous-marins auto­nomes, les robots, les véhi­cules automatiques.

Le suc­cès de cet effort est main­te­nant très visible : en une dizaine d’an­nées, le pou­voir poli­tique est par­ve­nu à sen­si­bi­li­ser le milieu uni­ver­si­taire aux pro­blé­ma­tiques mili­taires. La trans­pa­rence est exi­gée de la part des labo­ra­toires dans la clas­si­fi­ca­tion des recherches : les acti­vi­tés confi­den­tielles n’ont pas leur place dans la majo­ri­té des uni­ver­si­tés amé­ri­caines. Cette sépa­ra­tion est des­ti­née à pro­té­ger l’in­dé­pen­dance du milieu uni­ver­si­taire, et a conduit au trans­fert des acti­vi­tés sen­sibles aux Natio­nal Labs (par exemple Los Ala­mos, San­dia, Lin­coln Labs).

La recherche à appli­ca­tions mili­taires, d’autre part, a tou­jours su coexis­ter avec cette indé­pen­dance. Ain­si, Ber­ke­ley, qui a été au centre du » free speech move­ment » des années 1960 et de l’op­po­si­tion à la guerre du Viêt­nam, est depuis long­temps un des lea­ders dans ce domaine. Au-delà de la ques­tion fon­da­men­tale de l’é­thique de la recherche en milieu uni­ver­si­taire, on peut remar­quer que cette sym­biose entre Défense et Uni­ver­si­té leur a été mutuel­le­ment béné­fique, engen­drant la créa­tion ou le déve­lop­pe­ment de dépar­te­ments uni­ver­si­taires qui mènent main­te­nant une recherche de pointe.

À l’heure actuelle, un pôle scien­ti­fique en expan­sion aux États-Unis est celui des tech­no­lo­gies d’in­gé­nie­rie à mettre en œuvre pour faire face aux catas­trophes. Les trau­ma­tismes pro­vo­qués par les atten­tats du 11 sep­tembre, l’ou­ra­gan Katri­na, ou encore le tsu­na­mi qui a rava­gé l’A­sie du Sud-Est ont créé le besoin, pour les agences fédé­rales (aidées par cer­taines agences éta­tiques), de cen­trer leurs finan­ce­ments autour de nou­velles pro­blé­ma­tiques qui vont lar­ge­ment au-delà de l’ingénierie.

Lors de l’é­va­cua­tion d’une ville par exemple, la liste des spé­cia­li­tés concer­nées est consi­dé­rable : com­mu­ni­ca­tions (elec­tri­cal engi­nee­ring), voies de trans­port (civil engi­nee­ring), réseaux de dis­tri­bu­tion d’eau (envi­ron­men­tal engi­nee­ring), éva­cua­tion (city plan­ning, poli­cy), forces de main­tien de l’ordre (law), opti­mi­sa­tion des res­sources (ope­ra­tions research).

Le finan­ce­ment de la recherche se réar­ti­cule aujourd’­hui autour de ces dif­fé­rents axes, avec une grande dif­fi­cul­té : par­ve­nir à faire tra­vailler ensemble des équipes dont les domaines d’ex­per­tise ont peu d’élé­ments en com­mun. Si ces efforts portent leurs fruits, on ver­ra émer­ger dans les dix pro­chaines années un nou­veau type de recherche mul­ti­dis­ci­pli­naire dont les pre­miers signes sont déjà per­cep­tibles. En engi­nee­ring, des pro­fes­seurs exercent sur plu­sieurs dépar­te­ments à la fois. Les élèves obtiennent des dual degrees, qui leur donnent deux spé­cia­li­tés. Les jurys de thèse sont sou­vent com­po­sés de pro­fes­seurs de plu­sieurs dis­ci­plines différentes.

Cette réac­ti­vi­té sans pré­cé­dent ne risque-t-elle pas de conduire à des excès ? Quand on voit pous­ser sur les cam­pus uni­ver­si­taires des bâti­ments Bill Gates ou Packard, finan­cés par Micro­soft ou HP pour faire pro­gres­ser la recherche infor­ma­tique, on pour­rait craindre que, demain, des bien­fai­teurs aux idéaux moins nobles ne s’emploient à détour­ner la recherche à d’autres fins. Pro­gres­si­ve­ment, les uni­ver­si­tés mettent au point des sys­tèmes de pro­tec­tion appuyés sur des comi­tés d’é­thique. Elles ont le pou­voir (et sur­tout le devoir) de régle­men­ter leur déve­lop­pe­ment pour assu­rer les valeurs fon­da­men­tales de liber­té et de res­pect d’au­trui. Récem­ment, une grande uni­ver­si­té amé­ri­caine a refu­sé le finan­ce­ment géné­reux d’un pays connu pour ses vio­la­tions des droits de l’homme.

Conclusion

On peut tirer de l’ob­ser­va­tion de ces deux sys­tèmes de for­ma­tion la conclu­sion que la France et les États-Unis ont à s’en­vier mutuel­le­ment. Notre sys­tème donne à ses élèves under­gra­duate une for­ma­tion très pous­sée scien­ti­fi­que­ment, gra­tuite ou presque, dans laquelle ils peuvent se consa­crer plei­ne­ment à l’ac­qui­si­tion du savoir.

Le sys­tème amé­ri­cain met à la dis­po­si­tion de ses cher­cheurs des moyens colos­saux et très réac­tifs, et exerce une pres­sion dont le but est une pro­duc­ti­vi­té accrue de la recherche uni­ver­si­taire. L’exemple de la Suisse paraît allier les béné­fices des deux sys­tèmes. À ETHZ (Eid­genös­sische Tech­nische Hoch­schule Zürich), le corps pro­fes­so­ral est admi­nis­tré selon le sys­tème de la tenure, les finan­ce­ments se répar­tissent entre l’É­tat et les indus­tries et sont consi­dé­rables, les élèves reçoivent une for­ma­tion théo­rique très pous­sée et dis­posent de finan­ce­ments appré­ciables. Guillaume Tell serait sans doute heu­reux d’ap­prendre aus­si qu’E­THZ est l’une des rares ins­ti­tu­tions uni­ver­si­taires au monde capables de faire aux pro­fes­seurs d’u­ni­ver­si­tés amé­ri­caines des offres finan­cières que Stan­ford, Ber­ke­ley, MIT ou Cal­tech peinent à éga­ler. La lutte de David contre Goliath pour le reverse brain drain ne fait peut-être que commencer…

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