De la Grande École au rêve américain
L’emploi des anciens des grandes écoles françaises aux États-Unis
11 000 anciens des Grandes Écoles françaises vivent et travaillent aujourd’hui aux États Unis. Qui sont-ils et que sont-ils venus y chercher professionnellement ? Si l’on en croit les chiffres, ce sont surtout des hommes de moins de 35 ans qui ont rejoint une grande banque (près de New York) ou une société de technologie (en Californie).
La réalité est bien sûr beaucoup plus complexe. Les témoignages de trois anciennes (Essec, Normale et Polytechnique) et de trois anciens (Centrale, ESCP-EAP et HEC) qui ont pleinement réussi leur carrière aux Etat Unis décrivent finalement bien mieux que des statistiques les ressorts du Rêve Américain en version Grande École française.
Au moins 11 000 anciens sont aujourd’hui aux ÉtatsUnis
En se basant sur la définition du Ministère de l’Education Nationale, on peut estimer à au moins 11000 le nombre d’anciens des Grandes Ecoles françaises résidents aujourd’hui sur le territoire des Etats-Unis.
Les annuaires de 15 des plus prestigieuses Grandes Ecoles en France, (Agro, Arts et Métiers, Centrale Paris, EM Lyon, ESCP-EAP, Essec, HEC, Mines, Polytechnique, Ponts, Sciences Po/ ENA, SID-ETP, Supaero, Supelec, Sup Telecom) recensent près de 3600 anciens aux Etats-Unis.
Les statistiques détaillées qui vont suivre sont basées sur un échantillon de 1368 anciens diplômés Grande Ecole de Centrale Paris, ESCP-EAP, HEC et Polytechnique.
Selon le Ministère de l’Education Nationale, 800 jeunes diplômés ont fait chaque année leurs bagages pour les Etats-Unis entre 2000 et 2005. Les données statistiques concernant l’entrée et la sortie des anciens expérimentés n’étant pas disponibles, il n’est pas possible de connaître le taux de croissance de cette population.
Le taux activité-étude est de l’ordre de 90%
Les retraités sont peu nombreux (3%). 25% des anciennes diplômées (soit 5% du contingent total) ont suivi leur mari ou leur compagnon, sont sans emploi et ne suivent pas d’études. Les statistiques de « non-emploi » chez les anciens diplômés ne sont pas disponibles, mais on ne prend aucun risque à l’estimer à moins de 5%.
Une population jeune : deux tiers des anciens sont sortis de leur grande école après 1990 | |
Promotions de sortie | En % du total des anciens de l’échantillon |
2000–2005 | 28,8 |
1990–1999 | 37,8 |
1980–1989 | 18,6 |
1970–1979 | 7,2 |
Avant 1970 | 7,6 |
Près de la moitié des anciens travaillent dans les services financiers ou dans la technologie. Un cinquième travaille dans huit grandes banques françaises et anglo-saxonnes.
On retrouve sans surprise les grandes banques françaises (BNP Paribas, Calyon et la Société Générale) largement en tête du classement, ainsi que la World Bank et les grandes banques d’affaires ou de détail anglo-saxonnes (Citigroup, American Express, JP Morgan, Goldman Sachs). Ces huit employeurs représentent à eux seuls environ 20% de l’emploi total des anciens aux Etats-Unis.
Les anciens vivent et travaillent majoritairement dans le Nord Est et le Sud Ouest des Etats-Unis | |
Zones Géographiques | En % du total des anciens de l’échantillon |
Tri State Area (autour de New YorkNew York | 37,2 |
Californie et Etats du Sud Ouest | 22,1 |
Etats du Midwest | 18,1 |
Etats du Sud | 7,7 |
Atlantic (autour de Washington DC | 7,5 |
Nouvelle-Angleterre (autour de Boston | 7,4 |
Dans le secteur des technologies, l’emploi est très éparpillé, de la start-up au géant informatique intégré.
Dans les universités, le MIT, Columbia et Stanford pointent au premier rang mais leur poids reste négligeable.
Pour les produits de consommation, on retrouve l’Oréal, Procter, et le groupe LVMH aux premières places, dans un univers très large.
Dans le conseil, McKinsey, the Boston Consulting Group et Cap Gemini sont en tête, là encore dans un océan d’employeurs.
A noter également la présence de Sanofi Aventis et de Eli Lilly en pharmacie, de Lafarge en produit industriels, et de l’ONU.
En pourcentage de la population active chez les anciens de l’échantillon | |
Secteurs | |
Services financiers | 26,7 |
Technologies de l’information | 11,7 |
Hautes technologies et télécommunications | 11,4 |
Formation, enseignement et recherche | 8,3 |
Produits de consommation et distribution | 8,1 |
Conseil en management | 7,6 |
Produits industriels | 4,9 |
Santé et pharmacie | 4,7 |
Industrie lourde | 4,2 |
Médias, arts et loisirs | 3,9 |
Transports | 3,1 |
Autres services professionnels | 3,0 |
Économie et Fonction publique | 2,4 |
A peine plus du cinquième du contingent américain est féminin. Les femmes actives se concentrent sur les services financier, les universités, l’industrie des produits de consommation et le conseil en management.
A peine plus du cinquième des anciens des grandes écoles aux Etats-Unis sont des femmes. Difficile en effet de gérer des doubles carrières d’expatriés. Comme nous l’avons vu plus haut, un quart d’entre elles ne poursuivent pas leur carrière en arrivant aux Etats-Unis.
Dix ans de présence aux Etats-Unis au contact de femmes expatriées m’ont fait constater que cet état était plus souvent subi que souhaité. Pour celles qui sont actives, on les retrouve moins concentrées que les hommes sur quelques secteurs et nettement moins présentes dans le secteur des technologies.
;En % de la population féminine chez les anciens de l’échantillon | |
Secteurs | |
Services Financiers | 19,7 |
Formation, enseignement et recherche | 14,3 |
Produits de consommation et distribution | 12,4 |
Conseil en management | 9,6 |
Santé et Pharmacie | 7,8 |
Hautes Technologies et Télécommunications | 6,9 |
Media, Art et Loisirs | 6,4 |
Economie et Fonction Publique | 5,1 |
Industrie lourde | 4,1 |
Technologies de l’information | 4,1 |
Transports | 3,2 |
Autres Services Professionnels | 3,2 |
Produits industriels | 3,2 |
Réussir sa carrière aux USA, galerie de portraits
A l’âge charnière de 35–45 ans où l’on dit en France que tout se joue dans une carrière, ces six anciens de Grandes Ecoles françaises se sont donnés les moyens d’une réussite durable aux Etats Unis. Citoyens du monde (quatre sont trilingues, trois ont fait des mariages biculturels et deux ont vécu ou travaillé dans plus de trois pays), ils ont rejoint des entreprises américaines qui leur ont donné les moyens de croire en eux-mêmes.
Dans cette galerie de portraits, vous ne trouverez ni entrepreneur de la Silicon Valley, ni banquier piqué du virus anglo-saxon à Manhattan, ni chercheur au MIT, ceux-là même qui font si souvent la une de nos magazines en mal d’article sur la fuite des cerveaux. Ces six histoires là sont bien différentes, mais ce sont aussi celles du rêve américain : trois hommes qui montent les échelons de trois grandes entreprises internationales, trois femmes qui se réinventent et tirent parti à plein des opportunités d’un environnement professionnel qui leur devient finalement plus favorable.
Mais n’auraient-il pas pu faire ce genre de carrière en France, et reviendront-ils un jour ? A lire leur témoignage, ce n’est pas si sûr, et je ne crois pas que vous parierez sur leur retour imminent…
Quant à leurs enfants, c’est une autre histoire…Tous ou presque sont scolarisés partiellement en langue française… A quand des classes prépas au lycée français de New York ?
Les dessins ont été réalisés par Xavier Roux (HEC 1990), artiste peintre à New York.
Laurent Nielly (HEC 1990) – Director Corporate Strategy and Innovation, Pepsico
Lorsque Laurent, transfuge de Procter & Gamble, rejoint le cabinet McKinsey en 1998, c’est à la condition de se faire transférer dès que possible aux Etats Unis. Un an plus tard, il prend un aller simple pour Dallas, centre de la practice grande distribution. En 2002, il se sent prêt à revendre ses compétences dans l’industrie et rejoint la division Corporate Strategy de Pepsico à Purchase, NY.
Aujourd’hui il travaille sur la transformation à long terme du portefeuille produit, qui se recentre sur des concepts d’équilibre alimentaire.
Laurent considère sa transition professionnelle chez Pepsico a été un temps fort de sa carrière aux Etats Unis. C’est en s’appuyant sur sa personnalité, son potentiel et sur ses réalisations dans des entreprises américaines qu’il a pu développer son réseau et se faire reconnaître par une grande entreprise américaine. Après quatre mois de recherche, en s’appuyant notamment sur le réseau des anciens McKinsey, il avait déjà reçu quatre offres, à un moment où l’économie américaine n’était pourtant pas au plus haut. Il n’est pas sûr qu’on lui aurait donné cette chance dans son pays natal, sans parler de ce qui aurait pu arriver à un américain tentant l’expérience d’une recherche d’emploi en France. La prochaine étape pour Laurent est de finaliser son intégration culturelle. Il n’a pas encore pu se résoudre à potasser les résultats sportifs et à regarder les shows télévisés en prime time, dont la connaissance est pourtant cruciale pour démarrer les conversations de couloir !
Isabelle Filatov (Ecole Normale 1983 – Agrégée d’Anglais) – President, Diamond Vision
En 1984, Isabelle est en Masters à la London School of Economics lorsqu’elle écrit un article sur la théorie de la stabilité hégémonique qui fera le tour du monde. A l’invitation de l’université de Yale, elle y complète une thèse et rencontre son mari, un médecin russe en internat à l’hôpital du campus. Les Filatov prennent la décision de rester aux Etats-Unis, et Isabelle entre à l’ONU comme économiste au Programme des Nations Unies sur le Développement. Entre temps, son époux a monté un cabinet médical de traitement de la myopie au laser à New York, qu’Isabelle rejoint au début des années 2000, et dont elle prend la direction en 2004.
Pour Isabelle, l’expérience aux Etats-Unis a constitué une double ouverture. En France elle avoue avoir souffert de misogynie et d’une culture de caste qui ne lui auraient pas permis d’accéder aux carrières auxquelles son diplôme lui donnait théoriquement accès. A l’international, elle a été rapidement reconnue et ses réseaux se sont développés en conséquence. Le passage du public au privé, qui lui a paru tout d’abord vertigineux, lui a finalement permis de cerner la puissance de son potentiel. Elle n’est pas sûre qu’elle aurait osé ce saut à la fois fonctionnel et sectoriel en France. Aujourd’hui elle sent que toutes les portes lui sont ouvertes.
Anne de Louvigny Stone (Essec 1983) – Senior Wealth Management Advisor, Merril Lynch Global Private Client Group
Anne rejoint le cabinet de conseil Bain & Company dès la sortie de l’école et interrompt une transition de carrière réussie dans l’industrie pour suivre son mari à New York. Malgré l’absence d’un visa de travail, et les refus polis mais répétés des sociétés françaises présentes sur place, elle convainc American Express de la sponsoriser pour rejoindre leur cellule stratégique. En 2000, elle rejoint Merrill Lynch pour poursuivre sa carrière dans un secteur qui l’avait toujours passionnée, la banque privée.
Anne ne regrette pas un instant d’avoir pris le risque d’interrompre sa carrière en France. Avec le recul, elle n’aurait pas eu les mêmes opportunités de croissance professionnelle, et surtout, on ne lui aurait pas permis de faire une transition entre le marketing stratégique et la banque privée. Aux Etats-Unis, elle a vendu sa personnalité et son potentiel plus que ses compétences fonctionnelles. Elle ne s’est jamais sentie « étiquetée ». C’est ce qui lui permet aujourd’hui de s’épanouir dans un métier qu’elle avait en elle depuis de nombreuses années.
Jean-Pierre le Cannellier (ESCP 1988) – Senior Director, Global Product Marketing, Motorola
Jean-Pierre commence une carrière internationale en 1997, lorsqu’il rejoint la filiale spiritueux de LVMH en Argentine en tant que Directeur Marketing. Débauché sur place par Motorola, il est transféré en Floride en 2002 en charge du développement et de la stratégie marketing en Amérique Latine. Fin 2005, il rejoint le département corporate à Chicago pour s’occuper du développement sur la ligne de produit communications grand public.
Jean-Pierre estime qu’il n’aurait pas pu croître aussi rapidement dans l’environnement français qu’il a connu en début de carrière. Aux Etats-Unis, ses résultats et son niveau d’engagement dictent sa progression de carrière bien plus que l’ancienneté ou la proximité du siège. Pour faire ses preuves, il a vite compris que son savoir-faire fonctionnel n’était pas un facteur différenciant. Ce sont ces compétences de leadership et ses prises de position, et de risque, qui ont fait la différence.
L’intégration culturelle a été facile dans l’environnement professionnel mais plus longue sur le plan personnel, où rien n’aurait pu être possible sans le travail de réseau inlassable de son épouse, qui, il faut dire, a monté un cabinet d’intégration culturelle !
Roxanne Divol (Polytechnique 1993) – Associate Principal, McKinsey & Company
Roxanne rejoint McKinsey à la sortie de l’école. En 1998, elle se fait transférer au bureau de San Francisco pour rejoindre son mari en programme d’échange pour le CEA. Ils prennent alors la décision de rester en Californie. Pour pouvoir continuer sa carrière chez McKinsey, Roxanne passe un an seule à l’Insead. Quelques années et deux enfants plus tard, elle est l’une des trois Associates Principal féminines du bureau de San Francisco.
Roxanne reconnaît avoir eu peu de problèmes d’intégration. Parfaitement trilingue, elle a passé son enfance en Colombie puis aux Etats-Unis. Les problèmes d’immigration sont réglés depuis que McKinsey lui a fait obtenir sa carte verte.
Entre la culture professionnelle française et américaine, Roxanne a depuis longtemps fait son choix. En France, le monde professionnel reste fait pour les hommes, et les règles de développement du réseau professionnel ne sont pas compatibles avec le rythme de vie d’une femme impliquée dans sa vie de famille. Aux Etats-Unis, elle apprécie que le sentimentalisme ne soit pas de mise dans les relations de travail. On vous juge sur ce que vous faites, et on vous donne votre chance pour le faire.
Si, aux Etats-Unis, la bataille reste rude pour une jeune maman qui veut faire carrière dans le conseil, Roxanne reste persuadée qu’elle n’aurait pas eu cette chance en France.
Jérôme Clavel (Centrale 1995) – Principal Product Specialist, Medtronics
Jérôme débute sa carrière en France dans le conseil. En 2001, il prépare sa transition professionnelle aux Etats-Unis en partant faire un MBA à Kellogg. Malgré la crise économique, il entre chez Medtronics comme Product Manager, suite à un stage de deuxième année réussi. La famille Clavel réside dans le Minnesota.
Jérôme avait planifié son départ pour les Etats-Unis parce qu’il pensait y trouver un environnement plus favorable à son développement professionnel. Cinq ans plus tard, il ne regrette pas son choix. Aux Etats-Unis les carrières sont plus fluides. On peut être mobile, on peut prendre des risques, et on peut travailler dur si on en a envie. Les rémunérations sont construites pour vous y encourager, ce qui n’est pas le cas en France. La maintenance du réseau professionnel est plus facile qu’en France, on peut y passer moins de temps pour des résultats plus probants.
Le MBA a été un tremplin majeur pour Jérôme. Son épouse, centralienne comme lui mais sans MBA, a plus de mal à faire reconnaître sa valeur.
L’adaptation culturelle n’a pas été un problème, les premiers amis se sont fait au MBA et le réseau s’est consolidé grâce aux enfants ! Au plan logistique par contre, la transformation du visa temporaire en carte verte se présentait difficilement…par chance, Jérôme l’a gagnée à la loterie !
En guise de conclusion : leurs conseils pour une transition de carrière réussie aux Etats-Unis
Une solide préparation mentale et un changement d’état d’esprit sont indispensables, surtout si on ne prépare pas la transition par un diplôme d’université américaine. Comme le résume Jean-Pierre, il faut se mettre en mode d’adaptation permanent, poser des questions, et remettre à plat tous les schémas acquis en France.
Laurent souligne que le positivisme est de règle dans les relations de travail. La transition peut être rude pour un français habitué à travailler dans un environnement plus cynique. Tous s’accordent pour dire qu’on est jugé sur ce qu’on fait, et non sur qui on est.
Pour Isabelle, il faut apprendre à prendre des risques, et à ne plus se reposer sur les corporatismes. Aux Etats-Unis, on ne peut vraiment compter sur que sur soi-même, mais on vous donne tous les moyens de le faire.
Depuis 2001, il n’est plus question, comme le dit Jérôme, de partir sans les clés.
Les clés réseau tout d’abord. Pour, Laurent, il s’agit de s’assurer des réseaux professionnels solides, soit en poursuivant ses études dans une université américaine, soit en rejoignant une entreprise américaine « carte de visite » avec une forte culture internationale.
Les clés visa ensuite. Tous s’accordent pour dire qu’il est extrêmement risqué de partir sans visa de travail à moins de briguer un diplôme américain. La recherche d’emploi doit donc être conduite depuis la France, en ciblant une entreprise internationale qui aura les moyens de transformer le visa temporaire de 3 ans renouvelable en carte verte.