Le sursaut et après…
Au seuil de l’été 2004, M. Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Économie et des Finances, m’a demandé de préparer avec un groupe d’experts indépendants un rapport qui « puisse contribuer à éclairer… pour les Français et leur représentation nationale les choix économiques et budgétaires à venir ».
Sa préparation m’a fourni l’occasion d’approfondir et de débattre les problèmes et les perspectives d’avenir de notre pays avec une vingtaine de femmes et d’hommes de qualité. Ce travail fut pour moi l’occasion d’une double expérience très réconfortante.
La première fut celle-là même de ce groupe de travail ; l’autre, plus inattendue, celle des innombrables réunions auxquelles j’ai été invité à travers la France pour le commenter. Toutes deux m’ont fait toucher du doigt combien les Français étaient loin de la guerre de tranchées idéologique dans laquelle les forces politiques s’enlisent et le microcosme parisien trouve ses délices. Je sais mieux aujourd’hui combien les Français aspirent à reprendre en main leur avenir et combien ils souhaitent que le prochain débat présidentiel le leur permette.
J’avais eu la chance d’avoir carte blanche pour constituer le groupe de travail. Je l’ai fait en ignorant délibérément les options politiques de ses membres. J’ai eu pour souci de réunir des personnes dont j’avais observé le sens de la responsabilité, la sensibilité aux drames humains de notre temps, l’esprit d’initiative, l’expérience et la liberté d’esprit, dans la diversité de leurs horizons professionnels (entreprises, banques, administration, syndicats, universités, presse ou société civile). Travailler avec eux fut pour moi une expérience inoubliable. Je souhaiterais que beaucoup la partagent. Prenez vingt Français, de bonne foi et de bonne volonté, mettez à leur disposition l’information disponible. Invitez-les simplement à réfléchir ensemble à l’avenir de leur pays au cœur des bouleversements actuels du monde, veillez à ce que toute approche idéologique soit laissée au vestiaire et vous aurez la joie de découvrir, au moment de conclure, que vous parvenez à construire un consensus solide témoignant, il est vrai, aussi, du courage de chacun de ses membres.
Le jour venu, vers la fin du mois de septembre 2004, nous avons remis notre rapport. Vilipendé dès l’instant de sa publication par une partie de la classe politique inquiète de l’utilisation « politicienne » qui pourrait en être faite, il a connu une fortune inégale.
Le vaste débat de fond que nous souhaitions susciter sur les réformes nécessaires n’a pas eu lieu. Considéré par les uns – dans les quelques heures qui ont suivi sa parution, mais avait-il été lu ? – comme néolibéral et alarmiste, salué en revanche, du côté du patronat, pour sa lucidité, ce rapport avait tout, d’entrée, pour être pulvérisé au jeu de massacre de la kermesse médiatique. Par je ne sais quel miracle, cependant, quelques esprits indépendants l’ont lu et ont suggéré qu’il ne méritait « ni cet excès d’honneur, ni cette indignité ». Mieux, quelques groupes de réflexion s’en sont saisis et l’utilisent comme canevas pour des recherches plus approfondies en soutien des engagements divers de leurs membres. Le plus prestigieux, le mieux organisé et le plus actif d’entre eux est évidemment X‑Sursaut. Que les polytechniciens se mobilisent ainsi est un signe clair que l’espoir, en France, reste permis. C’est ainsi, finalement, que « Le Sursaut » a fait son chemin, sans tambour ni trompette. Cela m’a fourni l’occasion d’une riche expérience : celle de ces innombrables rencontres, colloques, conférences à travers la France pour présenter ses conclusions.
L’atmosphère n’était plus celle de ce long été au cours duquel nous l’avions préparé. Nous étions en 2005–2006 ; la France allait de crise en crise. Au moins quatre en un an : le « non » au référendum européen, la « crise des banlieues », le naufrage du « contrat première embauche » (CPE), le bourbier enfin de « l’affaire Clearstream »…, un temps oubliés grâce aux performances des Bleus en Allemagne.
Et voici que l’échéance d’avril 2007 approche inexorablement. Les candidatures se laissent enfin identifier, mais les programmes restent dans le flou. Se pliant probablement aux recommandations de leurs conseillers en communication, les principaux acteurs se gardent de dévoiler leur vision d’ensemble et de mettre sous les yeux des Français les problèmes que l’on ne peut plus nier, les efforts qu’ils appellent et les espoirs que des choix cohérents, articulés en une politique digne de ce nom, pourraient faire renaître. Ils s’en tiennent encore aux petites phrases soigneusement distillées. Les médias se les disputent comme des moineaux quelques grains de millet dans les jardins publics. Quelques pages plus loin, leurs éditoriaux se contentent, pour l’instant, de se lamenter sur la médiocrité de notre vie publique.
Il est urgent qu’il soit mis fin promptement à l’incertitude ainsi entretenue et que les vraies questions soient enfin posées. Pour l’instant, à quelques mois des élections présidentielles, le débat tourne beaucoup plus sur le pardon qu’il nous faudrait demander pour les crimes de la colonisation, le statut des unions homosexuelles ou la légalisation du cannabis, la carte scolaire – ce qui d’ailleurs n’est pas une mince affaire – que sur les questions dont dépendra très vite notre destin collectif. « Pour l’instant, observe Nicole Maestracci, présidente de la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale 2, la lutte contre l’exclusion est quasiment absente des programmes et cela nous inquiète. » Il y a de quoi. Dans un pays où, selon le dernier rapport de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale, 3,7 millions de personnes sont considérées comme pauvres, leur sort fera-t-il partie de nos priorités ? Des remarques identiques pourraient être faites sur l’environnement, l’éducation, la recherche et l’innovation et tant d’autres problèmes urgents. Prenons‑y garde : le monde change autour de nous et nous ne pouvons plus impavidement nous en abstraire. Le temps n’est plus d’une campagne une fois encore détournée de l’essentiel, étouffée par le rabâchage de vieilles rengaines, d’où n’émergerait qu’un vainqueur sans mandat clair et sans un pays rassemblé derrière lui.
Je ne puis m’y résigner. Je suis encore tout habité par ce long périple, de ville en ville, à travers la France. C’est une grande chance que j’ai eue là. Nullement recherchée. Je n’ai pas entrepris ce voyage pour « regarder la France au fond des yeux » et m’instaurer son interprète. J’ai simplement répondu à des invitations à parler et à débattre. J’en ai profité pour écouter. Ce fut, de soir en soir, la même surprise de retrouver des centaines de personnes disposées, après leurs journées de travail, à se presser autour d’un inconnu pour échanger avec lui dans l’ouverture d’esprit et l’écoute mutuelle. Partout les mêmes mots revenaient : « Tout ceci nous dépasse, mais nous avons quelque chose à faire… Nous ne pouvons pas laisser notre pays aller au fil de l’eau… » La France que j’ai rencontrée – et je ne me lasserai pas de poursuivre ce pèlerinage – n’est pas celle, bipolarisée ou idéologisée à l’extrême, de bien des cercles parisiens. Elle est diverse, désireuse d’échanger, ouverte au monde et plus sûre d’elle-même qu’on ne le dit.
C’est une France inquiète certes, sévère pour des jeux de pouvoir qui l’exaspèrent ou la consternent, mais elle veut garder confiance, elle sait combien le monde risque d’être dur pour les enfants qu’elle continue d’avoir. Elle est prête, selon ses mots, à « mouiller la chemise », en aucune manière à se résigner au repli, ni à s’en remettre à un État-providence dont elle pressent déjà le poids pour la génération qui vient.
Oui, vraiment, j’ai retrouvé avec bonheur, comme le dit Andreï Makine, « ce quelque chose d’indestructible » qu’est la France. Je le sais, il me faut me garder de trop lire dans cette expérience. Exaspéré fréquemment par les commentaires de la presse étrangère sur notre pays, agacé parfois par les apitoiements ou les silences entendus de tant d’interlocuteurs à travers le monde, j’en viens, peut-être, à trop savourer ce réconfort. Pourtant, je ne puis m’empêcher de l’offrir en partage et d’essayer de contribuer à ce que tant d’espoirs se réalisent.
Nul n’est besoin d’ailleurs, finalement, d’un long périple à travers la France pour en venir à des constatations analogues. Il n’est que de parler avec les gens, où que l’on soit, pour découvrir une France lassée de l’état de choses actuel, sévère à l’égard de leaders qu’elle croit perdus dans des manœuvres politiciennes et certaine qu’il y a mieux à faire. D’urgence. Que des sacrifices soient nécessaires, chacun le soupçonne. Qu’il soit absurde de prétendre s’isoler des changements du monde en se dressant sur les ergots d’un vieux nationalisme protectionniste, nul n’en doute. Que dans l’Europe d’aujourd’hui, il ne soit plus possible d’attendre des hommes politiques subventions corporatistes ou baisses d’impôts si l’on veut construire un avenir acceptable pour nos enfants, chacun en convient. Mais cette France qui dit « assez ! » est aussi toute prête à dire « oui ! ». Partout, l’attente est grande d’hommes et de femmes qui aient le courage de parler vrai, de reconnaître l’ampleur de nos problèmes et de nous proposer des choix auxquels nous pourrions adhérer, les voies par lesquelles l’effort de tous ouvrirait un renouveau.
Cette expérience a ajouté aussi – comment le cacher – à mes regrets. Deux gouvernements successifs ont été saisis de notre rapport ; ils ont fait, parfois, l’inverse de ce qu’il suggérait. Nous offrions un diagnostic d’ensemble pour la mise en place d’un nouveau modèle de croissance. Pour en illustrer les voies et la faisabilité, nous avions énuméré un grand nombre de mesures concrètes par lesquelles ce nouveau modèle pouvait être mis en œuvre. Elles étaient fournies, à titre d’exemples, mais n’avaient de sens que si la stratégie d’ensemble était expliquée, débattue, adoptée enfin. Ce fut l’inverse ; on a picoré des propositions comme dans un catalogue ; on en a mis quelques-unes en œuvre, parfois avec succès, mais on a omis l’essentiel : l’aveu de problèmes trop longtemps niés, la mise en perspective des mesures, leur explication et leur adoption selon un processus de très ample concertation qui avait fait le succès des programmes de réforme de nos voisins. On connaît la suite, et notamment la crise du CPE, véritable métaphore des dysfonctionnements de l’État.
Il est donc urgent qu’à l’approche d’une échéance décisive pour l’avenir de notre pays, les principaux acteurs du débat présidentiel se prêtent à ce débat de fond et qu’ils s’y sentent invités par tous ceux qui, en France, d’une manière ou d’une autre, travaillent à préparer l’avenir. Ces derniers – et les lecteurs de La Jaune et la Rouge en sont pour la plupart – ne peuvent se résigner à ce que notre économie s’anémie et notre cohésion sociale s’effrite. Ils pensent qu’il y a mieux à faire que de laisser notre vie politique dans le discrédit ; le tout aboutissant, comme le craignait le général de Gaulle, à laisser la France devenir dans le monde « une grande lumière qui s’éteint ». À chacun de nous donc de contribuer à ce qu’un vrai débat s’engage et à ce que ceux qui prétendent gouverner la France apportent des réponses, sans pirouette ni dérobade, à ces quelques questions auxquelles ils ne peuvent plus se soustraire :
• comment allez-vous remettre la France au travail ?
• comment allez-vous rendre la France plus juste ?
• que ferez-vous de l’argent public ?
• quelle sera votre politique étrangère ?
• que ferez-vous dès le lendemain de votre élection, pour relancer l’Europe ?
• quel partenariat développerez-vous avec l’Afrique ?
Ce sont là, bien évidemment, des « méga-questions » qu’il faudra distiller en questionnements beaucoup plus précis. Chacun devrait s’y essayer. Pour ma part, encouragé par tellement de messages reçus et par les efforts déployés notamment par « X‑Sursaut », je me propose de le faire dans une Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle. Mon souhait serait que beaucoup d’autres s’y essayent, ne serait-ce que pour dire notre confiance dans notre pays et sa disponibilité à l’effort et au sacrifice si on le convainc qu’il y va d’une économie préparant hardiment son entrée dans le monde de la connaissance, d’une société plus juste, de finances mieux gérées et d’une « politique » réhabilitée, dans une Europe et un monde où la France garde un rôle à jouer.
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1. Cet article est largement inspiré par l’avant-propos d’un livre du même auteur, à paraître fin octobre 2006 : Lettre ouverte aux candidats à l’élection présidentielle.
2. La Croix, 23 juin 2006.