Rompre avec la facilité de la dette publique
C’est Thierry Breton, le ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, qui a souhaité que le problème de la dette publique de notre pays fasse l’objet d’une réflexion approfondie et indépendante.
La Commission que j’ai présidée à sa demande pour ce faire était pluraliste. Elle rassemblait des personnalités qui représentent des courants de pensée très divers, et qui servent à des titres également très divers notre société.
Mais ces personnalités ont en commun une caractéristique : la volonté de mettre toute leur compétence au service de notre pays et de son avenir. Le rapport1 qu’elles ont unanimement approuvé se décompose en deux grandes parties.
Nous avons d’abord fait le bilan de la gestion de nos finances publiques au cours des vingt-cinq dernières années. Nous n’avons pas cherché à mesurer les résultats de l’action de tel ou tel responsable politique, mais à analyser globalement les conséquences des pratiques politiques et collectives qui ont été les nôtres pendant cette période. Nous sommes arrivés à une conclusion claire : le choix de la facilité depuis vingt-cinq ans est la principale explication du niveau très préoccupant de notre dette publique.
La deuxième partie du rapport cherche à éclairer le futur. Que se passerait-il, dans les années à venir, si nous poursuivions dans la même voie ? Comment rendre à l’action publique son efficacité que vingt-cinq ans de déficits publics et une croissance très excessive de la dette finissent par lui faire perdre ? Comment remettre nos finances publiques au service de la croissance économique et de la cohésion sociale ?
I. Le constat est sans ambiguïté : nos finances publiques sont dans une situation très préoccupante, et cela parce que nous avons fait depuis vingt-cinq ans le choix de la facilité
La situation de nos finances publiques est vraiment très préoccupante. La dette publique a été multipliée par 5 en euros constants depuis 1980, passant du cinquième aux deux tiers de notre production nationale (PIB). Elle dépasse 1 100 milliards d’euros, et le paiement de ses seuls intérêts a absorbé tout le produit de l’impôt sur le revenu en 2005. Et à cette dette financière s’ajoutent d’autres engagements de l’État, en particulier les retraites des fonctionnaires : 400 milliards d’euros avec la méthode de calcul la plus favorable. En outre la France est le pays européen qui a le plus augmenté le poids de sa dette publique dans son PIB depuis dix ans : de 10,5 points, alors que tous nos partenaires – sauf l’Allemagne qui a dû supporter les charges de la réunification – ont stabilisé ou réduit ce ratio.
Cette situation ne nous a pas été imposée, par exemple par une croissance trop faible ou des taux d’intérêt trop élevés. Nous n’avons cessé de l’accepter : elle résulte en effet de l’accumulation de vingt-cinq années successives de déficits publics. Pourtant, notre taux de prélèvements obligatoires est le plus élevé des sept grands pays industrialisés. Si nous devons nous endetter, c’est que nos dépenses sont plus considérables encore : 54 % de notre PIB. Depuis 1981, la diminution de la dette publique n’a jamais été un objectif prioritaire.
Il y a pire : cette dette n’est pas le résultat d’un effort structuré pour la croissance et la préparation de l’avenir : ces vingt-cinq dernières années, l’effort en matière de recherche et d’enseignement supérieur a stagné, et les investissements publics ont diminué. En fait, une large partie de l’augmentation de la dette a servi à régler les dépenses courantes de l’État, et même à reporter sur les générations futures une part de nos propres dépenses de santé et d’indemnisation du chômage, ce qui est vraiment une forme étrange de solidarité entre générations. De ce fait, nos administrations publiques se sont appauvries : entre 1980 et 2002, leur patrimoine net de dettes, calculé par l’INSEE, a été divisé par trois en euros constants, passant de près de 900 milliards à moins de 300 ; il serait même négatif si l’on tenait compte des engagements de l’État au titre des retraites de ses fonctionnaires.
En réalité, le recours à l’endettement a été le choix de la facilité. Il a permis de compenser une gestion insuffisamment rigoureuse des dépenses publiques, de reporter la nécessaire modernisation des administrations et des interventions publiques : l’augmentation globale de près d’un million du nombre des agents publics entre 1982 et 2003 (de 4 à 5 millions) en est un signe. Les lourdeurs et les incohérences de notre appareil administratif sont une première explication de cette gestion peu rigoureuse des dépenses : nous ne cessons de créer de nouvelles structures et de nouveaux instruments d’intervention publique sans remettre en cause systématiquement l’existant. Mais ce sont fondamentalement nos pratiques politiques et collectives qui sont à l’origine de notre situation financière actuelle. Elles n’incitent pas à vraiment moderniser les administrations au-delà de discours en apparence volontaristes sur la réforme de l’État. Et surtout, elles font de l’annonce d’une dépense publique supplémentaire la réponse systématique, et bien souvent unique à tous nos problèmes, y compris nos problèmes de société. L’action publique est de plus en plus jugée sur deux critères : le montant des moyens supplémentaires dégagés et la rapidité avec laquelle ils sont annoncés. Cela fait passer l’analyse de l’efficacité de la dépense au second plan.
II. Nos perspectives de croissance et de solidarité dans les années à venir dépendront de notre capacité à rompre avec la facilité de la dette publique et à restaurer ainsi une véritable capacité d’action publique
Notre pays a progressé depuis la fin des années soixante-dix : il est venu à bout de l’inflation et de l’instabilité monétaire, et a continué d’accroître sa production de richesses et d’améliorer sa solidarité. Et nos entreprises, de toute taille, ont su s’adapter avec succès à une concurrence internationale de plus en plus vive, notamment grâce aux efforts de leurs salariés. Mais nos performances en matière de croissance, et surtout d’emploi, ont été inférieures à nos attentes : notre taux de croissance est de plus en plus en retrait par rapport à celui des économies les plus dynamiques ; notre chômage structurel – 10 % de la population active en moyenne sur vingt-cinq ans comme sur dix ans – exclut du marché du travail une part bien plus importante qu’ailleurs de la population, et fragilise notre tissu social ; et si notre niveau de vie augmente chaque année, il a cessé de converger vers celui des économies les plus riches. Et encore avons-nous pu compter pendant toute cette période sur la vitalité de notre démographie : c’est grâce à elle que la réduction de 23 % du nombre d’heures travaillées par habitant depuis 1970, la plus forte de tous les pays industrialisés, n’a pas davantage affecté notre croissance.
Or, nous allons perdre cet avantage en raison du vieillissement de notre population. Cela va mettre à rude épreuve nos perspectives de croissance et de solidarité. Si nous ne changeons rien à nos pratiques, notamment en matière de travail, la réduction de notre population active va ramener notre croissance potentielle de 2 % à 1,5 % par an dans les années à venir. Et le vieillissement de la population va aggraver les déséquilibres de nos régimes de retraite et d’assurance maladie. Pour faire face à ces défis, nos administrations publiques ne peuvent compter sur une augmentation substantielle de leurs ressources : nos prélèvements obligatoires représentent déjà 44 % de notre PIB contre 39,5 % pour la zone euro et 35 % pour le G7 ; et si l’ouverture croissante de notre économie est favorable à notre croissance, elle met en compétition notre territoire, en termes d’investissements et d’emplois, avec celui des autres pays industrialisés sur tous les plans, y compris au niveau fiscal.
Continuer à céder à la facilité de la dette n’est pas une solution. La poursuite des pratiques actuelles nous conduirait à des taux d’endettement astronomiques : 100 % du PIB dès 2014, 130 % en 2020, 200 % en 2030, 300 % en 2040 et près de 400 % en 2050. Un tel scénario est impossible : les prêteurs nous sanctionneraient bien avant que de tels niveaux d’endettement soient atteints. Le plus probable serait qu’une hausse des taux d’intérêt dans les prochaines années (par rapport à leur niveau actuel, qui est historiquement très bas) conduise nos administrations publiques à perdre la maîtrise de leur situation financière. L’augmentation de la prime de risque qui en résulterait pour tous les emprunteurs français affecterait gravement toute notre économie et mettrait en cause notre modèle social.
Pour relever les défis du futur et préserver le modèle de société dynamique, fraternel et généreux auquel aspirent les Français, il est donc indispensable d’abandonner les comportements de ces vingt-cinq dernières années et la facilité de la dette. Un objectif devrait désormais nous guider : remettre en ordre nos finances publiques en cinq ans, en réorientant résolument nos dépenses vers les secteurs les plus utiles à la croissance, à la préparation de notre avenir et à la cohésion sociale. Cet objectif ne traduit pas une vision comptable de l’action publique. Il ne met pas en danger la qualité de nos services publics. Et il n’est pas irréaliste. Bien au contraire, en sortant d’une approche essentiellement quantitative de la dépense, la remise en ordre rapide de nos finances publiques serait le garant de l’efficacité de notre action publique. Et cet objectif est à notre portée, dès lors qu’on respecte bien les deux principes sur lesquels reposent les recommandations de la Commission.
• Il faut que l’effort de redressement financier soit partagé entre toutes les administrations publiques. L’État devrait revenir à l’équilibre au plus tard en cinq ans : pour cela, il lui faut stabiliser en euros courants ses dépenses, qui excèdent aujourd’hui de 16 % ses recettes ; cela représente une économie annuelle de 2 % des dépenses, et de 25 milliards d’euros en tout en cinq ans, ce qui est très raisonnable par rapport aux efforts consentis par d’autres pays. Les régimes sociaux devraient aussi revenir à l’équilibre sur la même période : c’est prévu par la loi de financement de la Sécurité sociale 2006 pour l’assurance maladie ; cela suppose que des décisions adaptées soient prises à l’occasion du rendez-vous de 2008 pour les régimes de retraite, y compris pour les régimes spéciaux. Quant aux collectivités territoriales, il faudrait stabiliser en euros courants les dotations que l’État leur consacre, tout en renforçant leur responsabilité financière et la part de leurs ressources propres, et en cessant de leur imposer unilatéralement des dépenses. Enfin, pendant cette période de retour à l’équilibre, le niveau global des prélèvements obligatoires en part du PIB devrait être stabilisé : les adaptations de la structure des prélèvements qui s’avéreraient nécessaires devraient être compensées, et les recettes liées à la cession d’actifs non stratégiques affectées au désendettement.
• Et puis, il faut que les dépenses publiques soient intégralement réexaminées sous l’angle de l’efficacité. À titre préventif, la Commission a recommandé qu’à l’avenir, lorsqu’un responsable politique annonce une dépense nouvelle, on lui demande de préciser la ou les dépenses supprimées en contrepartie pour un montant équivalent. Il faut surtout que le Gouvernement mette en place, solennellement, comme l’ont fait avec succès nombre de pays, un dispositif de réexamen complet des dépenses de l’État et de la Sécurité sociale. Il faut étudier la pertinence de chaque mission, et évaluer avec précision le niveau des moyens humains et matériels nécessaires pour l’exercer, notamment en tenant compte des progrès de productivité : les départs à la retraite pourraient être utilisés au maximum pour supprimer les sureffectifs, dès lors que la mobilité au sein des administrations publiques serait développée. Il faut aussi analyser l’efficacité de tous les dispositifs d’intervention. Cette démarche suppose une réorganisation de l’appareil administratif pour le simplifier profondément, au niveau central comme au niveau local.
Cette nouvelle conception de l’action publique ne nous permettrait pas seulement de préserver notre potentiel de croissance et notre cohésion sociale : elle les renforcerait. Le retour à l’équilibre budgétaire redonnerait des marges de manœuvre pour la régulation conjoncturelle. Et surtout, la logique d’efficacité ferait de la dépense publique un moteur réel du redressement de notre croissance potentielle.
La Commission a présenté diverses propositions complémentaires, notamment pour l’enseignement, la recherche et l’emploi, qui sont de nature à renforcer cette action. Elle a en outre recommandé d’évaluer sous trois ans l’efficacité non seulement des dépenses publiques, mais aussi des réglementations, pour s’assurer de leur cohérence. Elle a suggéré de concentrer les moyens publics au lieu de les disperser dans le domaine tant des politiques de croissance et d’emploi que de la cohésion sociale.
Plusieurs pays comme le Canada, la Suède ou la Finlande ont fait un effort plus important que celui qui est recommandé pour remettre en ordre leurs finances publiques. Ils en ont rapidement tiré bénéfice en termes de croissance et d’emploi.
Les orientations du rapport sur la dette sont le fruit des réflexions d’une Commission pluraliste. Elles ne sont ni de gauche, ni de droite. Elles sont dans l’intérêt de tous les Français. Il est essentiel que tous les candidats à la future élection présidentielle s’engagent à considérer comme prioritaires les décisions nécessaires pour maîtriser la dette et mettre nos finances publiques au service de la croissance économique et de la cohésion sociale. Car ce qui est en jeu, c’est la prospérité de notre pays : c’est notre avenir, et c’est l’avenir de nos enfants.
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1. Rompre avec la facilité de la dette publique – Pour des finances publiques au service de notre croissance économique et de notre cohésion sociale, La Documentation française, 2006.