Rompre avec la facilité de la dette publique

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Michel PÉBEREAU (61)

C’est Thier­ry Bre­ton, le ministre de l’É­co­no­mie, des Finances et de l’In­dus­trie, qui a sou­hai­té que le pro­blème de la dette publique de notre pays fasse l’ob­jet d’une réflexion appro­fon­die et indépendante.
La Com­mis­sion que j’ai pré­si­dée à sa demande pour ce faire était plu­ra­liste. Elle ras­sem­blait des per­son­na­li­tés qui repré­sentent des cou­rants de pen­sée très divers, et qui servent à des titres éga­le­ment très divers notre société.
Mais ces per­son­na­li­tés ont en com­mun une carac­té­ris­tique : la volon­té de mettre toute leur com­pé­tence au ser­vice de notre pays et de son ave­nir. Le rap­port1 qu’elles ont una­ni­me­ment approu­vé se décom­pose en deux grandes parties.

Nous avons d’a­bord fait le bilan de la ges­tion de nos finances publiques au cours des vingt-cinq der­nières années. Nous n’a­vons pas cher­ché à mesu­rer les résul­tats de l’ac­tion de tel ou tel res­pon­sable poli­tique, mais à ana­ly­ser glo­ba­le­ment les consé­quences des pra­tiques poli­tiques et col­lec­tives qui ont été les nôtres pen­dant cette période. Nous sommes arri­vés à une conclu­sion claire : le choix de la faci­li­té depuis vingt-cinq ans est la prin­ci­pale expli­ca­tion du niveau très pré­oc­cu­pant de notre dette publique.

La deuxième par­tie du rap­port cherche à éclai­rer le futur. Que se pas­se­rait-il, dans les années à venir, si nous pour­sui­vions dans la même voie ? Com­ment rendre à l’ac­tion publique son effi­ca­ci­té que vingt-cinq ans de défi­cits publics et une crois­sance très exces­sive de la dette finissent par lui faire perdre ? Com­ment remettre nos finances publiques au ser­vice de la crois­sance éco­no­mique et de la cohé­sion sociale ?

I. Le constat est sans ambiguïté : nos finances publiques sont dans une situation très préoccupante, et cela parce que nous avons fait depuis vingt-cinq ans le choix de la facilité

La situa­tion de nos finances publiques est vrai­ment très pré­oc­cu­pante. La dette publique a été mul­ti­pliée par 5 en euros constants depuis 1980, pas­sant du cin­quième aux deux tiers de notre pro­duc­tion natio­nale (PIB). Elle dépasse 1 100 mil­liards d’eu­ros, et le paie­ment de ses seuls inté­rêts a absor­bé tout le pro­duit de l’im­pôt sur le reve­nu en 2005. Et à cette dette finan­cière s’a­joutent d’autres enga­ge­ments de l’É­tat, en par­ti­cu­lier les retraites des fonc­tion­naires : 400 mil­liards d’eu­ros avec la méthode de cal­cul la plus favo­rable. En outre la France est le pays euro­péen qui a le plus aug­men­té le poids de sa dette publique dans son PIB depuis dix ans : de 10,5 points, alors que tous nos par­te­naires – sauf l’Al­le­magne qui a dû sup­por­ter les charges de la réuni­fi­ca­tion – ont sta­bi­li­sé ou réduit ce ratio.

Cette situa­tion ne nous a pas été impo­sée, par exemple par une crois­sance trop faible ou des taux d’in­té­rêt trop éle­vés. Nous n’a­vons ces­sé de l’ac­cep­ter : elle résulte en effet de l’ac­cu­mu­la­tion de vingt-cinq années suc­ces­sives de défi­cits publics. Pour­tant, notre taux de pré­lè­ve­ments obli­ga­toires est le plus éle­vé des sept grands pays indus­tria­li­sés. Si nous devons nous endet­ter, c’est que nos dépenses sont plus consi­dé­rables encore : 54 % de notre PIB. Depuis 1981, la dimi­nu­tion de la dette publique n’a jamais été un objec­tif prioritaire.

Il y a pire : cette dette n’est pas le résul­tat d’un effort struc­tu­ré pour la crois­sance et la pré­pa­ra­tion de l’a­ve­nir : ces vingt-cinq der­nières années, l’ef­fort en matière de recherche et d’en­sei­gne­ment supé­rieur a stag­né, et les inves­tis­se­ments publics ont dimi­nué. En fait, une large par­tie de l’aug­men­ta­tion de la dette a ser­vi à régler les dépenses cou­rantes de l’É­tat, et même à repor­ter sur les géné­ra­tions futures une part de nos propres dépenses de san­té et d’in­dem­ni­sa­tion du chô­mage, ce qui est vrai­ment une forme étrange de soli­da­ri­té entre géné­ra­tions. De ce fait, nos admi­nis­tra­tions publiques se sont appau­vries : entre 1980 et 2002, leur patri­moine net de dettes, cal­cu­lé par l’IN­SEE, a été divi­sé par trois en euros constants, pas­sant de près de 900 mil­liards à moins de 300 ; il serait même néga­tif si l’on tenait compte des enga­ge­ments de l’É­tat au titre des retraites de ses fonctionnaires.

En réa­li­té, le recours à l’en­det­te­ment a été le choix de la faci­li­té. Il a per­mis de com­pen­ser une ges­tion insuf­fi­sam­ment rigou­reuse des dépenses publiques, de repor­ter la néces­saire moder­ni­sa­tion des admi­nis­tra­tions et des inter­ven­tions publiques : l’aug­men­ta­tion glo­bale de près d’un mil­lion du nombre des agents publics entre 1982 et 2003 (de 4 à 5 mil­lions) en est un signe. Les lour­deurs et les inco­hé­rences de notre appa­reil admi­nis­tra­tif sont une pre­mière expli­ca­tion de cette ges­tion peu rigou­reuse des dépenses : nous ne ces­sons de créer de nou­velles struc­tures et de nou­veaux ins­tru­ments d’in­ter­ven­tion publique sans remettre en cause sys­té­ma­ti­que­ment l’exis­tant. Mais ce sont fon­da­men­ta­le­ment nos pra­tiques poli­tiques et col­lec­tives qui sont à l’o­ri­gine de notre situa­tion finan­cière actuelle. Elles n’in­citent pas à vrai­ment moder­ni­ser les admi­nis­tra­tions au-delà de dis­cours en appa­rence volon­ta­ristes sur la réforme de l’É­tat. Et sur­tout, elles font de l’an­nonce d’une dépense publique sup­plé­men­taire la réponse sys­té­ma­tique, et bien sou­vent unique à tous nos pro­blèmes, y com­pris nos pro­blèmes de socié­té. L’ac­tion publique est de plus en plus jugée sur deux cri­tères : le mon­tant des moyens sup­plé­men­taires déga­gés et la rapi­di­té avec laquelle ils sont annon­cés. Cela fait pas­ser l’a­na­lyse de l’ef­fi­ca­ci­té de la dépense au second plan.

II. Nos perspectives de croissance et de solidarité dans les années à venir dépendront de notre capacité à rompre avec la facilité de la dette publique et à restaurer ainsi une véritable capacité d’action publique

Notre pays a pro­gres­sé depuis la fin des années soixante-dix : il est venu à bout de l’in­fla­tion et de l’ins­ta­bi­li­té moné­taire, et a conti­nué d’ac­croître sa pro­duc­tion de richesses et d’a­mé­lio­rer sa soli­da­ri­té. Et nos entre­prises, de toute taille, ont su s’a­dap­ter avec suc­cès à une concur­rence inter­na­tio­nale de plus en plus vive, notam­ment grâce aux efforts de leurs sala­riés. Mais nos per­for­mances en matière de crois­sance, et sur­tout d’emploi, ont été infé­rieures à nos attentes : notre taux de crois­sance est de plus en plus en retrait par rap­port à celui des éco­no­mies les plus dyna­miques ; notre chô­mage struc­tu­rel – 10 % de la popu­la­tion active en moyenne sur vingt-cinq ans comme sur dix ans – exclut du mar­ché du tra­vail une part bien plus impor­tante qu’ailleurs de la popu­la­tion, et fra­gi­lise notre tis­su social ; et si notre niveau de vie aug­mente chaque année, il a ces­sé de conver­ger vers celui des éco­no­mies les plus riches. Et encore avons-nous pu comp­ter pen­dant toute cette période sur la vita­li­té de notre démo­gra­phie : c’est grâce à elle que la réduc­tion de 23 % du nombre d’heures tra­vaillées par habi­tant depuis 1970, la plus forte de tous les pays indus­tria­li­sés, n’a pas davan­tage affec­té notre croissance.

Or, nous allons perdre cet avan­tage en rai­son du vieillis­se­ment de notre popu­la­tion. Cela va mettre à rude épreuve nos pers­pec­tives de crois­sance et de soli­da­ri­té. Si nous ne chan­geons rien à nos pra­tiques, notam­ment en matière de tra­vail, la réduc­tion de notre popu­la­tion active va rame­ner notre crois­sance poten­tielle de 2 % à 1,5 % par an dans les années à venir. Et le vieillis­se­ment de la popu­la­tion va aggra­ver les dés­équi­libres de nos régimes de retraite et d’as­su­rance mala­die. Pour faire face à ces défis, nos admi­nis­tra­tions publiques ne peuvent comp­ter sur une aug­men­ta­tion sub­stan­tielle de leurs res­sources : nos pré­lè­ve­ments obli­ga­toires repré­sentent déjà 44 % de notre PIB contre 39,5 % pour la zone euro et 35 % pour le G7 ; et si l’ou­ver­ture crois­sante de notre éco­no­mie est favo­rable à notre crois­sance, elle met en com­pé­ti­tion notre ter­ri­toire, en termes d’in­ves­tis­se­ments et d’emplois, avec celui des autres pays indus­tria­li­sés sur tous les plans, y com­pris au niveau fiscal.

Conti­nuer à céder à la faci­li­té de la dette n’est pas une solu­tion. La pour­suite des pra­tiques actuelles nous condui­rait à des taux d’en­det­te­ment astro­no­miques : 100 % du PIB dès 2014, 130 % en 2020, 200 % en 2030, 300 % en 2040 et près de 400 % en 2050. Un tel scé­na­rio est impos­sible : les prê­teurs nous sanc­tion­ne­raient bien avant que de tels niveaux d’en­det­te­ment soient atteints. Le plus pro­bable serait qu’une hausse des taux d’in­té­rêt dans les pro­chaines années (par rap­port à leur niveau actuel, qui est his­to­ri­que­ment très bas) conduise nos admi­nis­tra­tions publiques à perdre la maî­trise de leur situa­tion finan­cière. L’aug­men­ta­tion de la prime de risque qui en résul­te­rait pour tous les emprun­teurs fran­çais affec­te­rait gra­ve­ment toute notre éco­no­mie et met­trait en cause notre modèle social.

Pour rele­ver les défis du futur et pré­ser­ver le modèle de socié­té dyna­mique, fra­ter­nel et géné­reux auquel aspirent les Fran­çais, il est donc indis­pen­sable d’a­ban­don­ner les com­por­te­ments de ces vingt-cinq der­nières années et la faci­li­té de la dette. Un objec­tif devrait désor­mais nous gui­der : remettre en ordre nos finances publiques en cinq ans, en réorien­tant réso­lu­ment nos dépenses vers les sec­teurs les plus utiles à la crois­sance, à la pré­pa­ra­tion de notre ave­nir et à la cohé­sion sociale. Cet objec­tif ne tra­duit pas une vision comp­table de l’ac­tion publique. Il ne met pas en dan­ger la qua­li­té de nos ser­vices publics. Et il n’est pas irréa­liste. Bien au contraire, en sor­tant d’une approche essen­tiel­le­ment quan­ti­ta­tive de la dépense, la remise en ordre rapide de nos finances publiques serait le garant de l’ef­fi­ca­ci­té de notre action publique. Et cet objec­tif est à notre por­tée, dès lors qu’on res­pecte bien les deux prin­cipes sur les­quels reposent les recom­man­da­tions de la Commission.

 Il faut que l’ef­fort de redres­se­ment finan­cier soit par­ta­gé entre toutes les admi­nis­tra­tions publiques. L’É­tat devrait reve­nir à l’é­qui­libre au plus tard en cinq ans : pour cela, il lui faut sta­bi­li­ser en euros cou­rants ses dépenses, qui excèdent aujourd’­hui de 16 % ses recettes ; cela repré­sente une éco­no­mie annuelle de 2 % des dépenses, et de 25 mil­liards d’eu­ros en tout en cinq ans, ce qui est très rai­son­nable par rap­port aux efforts consen­tis par d’autres pays. Les régimes sociaux devraient aus­si reve­nir à l’é­qui­libre sur la même période : c’est pré­vu par la loi de finan­ce­ment de la Sécu­ri­té sociale 2006 pour l’as­su­rance mala­die ; cela sup­pose que des déci­sions adap­tées soient prises à l’oc­ca­sion du ren­dez-vous de 2008 pour les régimes de retraite, y com­pris pour les régimes spé­ciaux. Quant aux col­lec­ti­vi­tés ter­ri­to­riales, il fau­drait sta­bi­li­ser en euros cou­rants les dota­tions que l’É­tat leur consacre, tout en ren­for­çant leur res­pon­sa­bi­li­té finan­cière et la part de leurs res­sources propres, et en ces­sant de leur impo­ser uni­la­té­ra­le­ment des dépenses. Enfin, pen­dant cette période de retour à l’é­qui­libre, le niveau glo­bal des pré­lè­ve­ments obli­ga­toires en part du PIB devrait être sta­bi­li­sé : les adap­ta­tions de la struc­ture des pré­lè­ve­ments qui s’a­vé­re­raient néces­saires devraient être com­pen­sées, et les recettes liées à la ces­sion d’ac­tifs non stra­té­giques affec­tées au désendettement.

 Et puis, il faut que les dépenses publiques soient inté­gra­le­ment réexa­mi­nées sous l’angle de l’ef­fi­ca­ci­té. À titre pré­ven­tif, la Com­mis­sion a recom­man­dé qu’à l’a­ve­nir, lors­qu’un res­pon­sable poli­tique annonce une dépense nou­velle, on lui demande de pré­ci­ser la ou les dépenses sup­pri­mées en contre­par­tie pour un mon­tant équi­valent. Il faut sur­tout que le Gou­ver­ne­ment mette en place, solen­nel­le­ment, comme l’ont fait avec suc­cès nombre de pays, un dis­po­si­tif de réexa­men com­plet des dépenses de l’É­tat et de la Sécu­ri­té sociale. Il faut étu­dier la per­ti­nence de chaque mis­sion, et éva­luer avec pré­ci­sion le niveau des moyens humains et maté­riels néces­saires pour l’exer­cer, notam­ment en tenant compte des pro­grès de pro­duc­ti­vi­té : les départs à la retraite pour­raient être uti­li­sés au maxi­mum pour sup­pri­mer les sur­ef­fec­tifs, dès lors que la mobi­li­té au sein des admi­nis­tra­tions publiques serait déve­lop­pée. Il faut aus­si ana­ly­ser l’ef­fi­ca­ci­té de tous les dis­po­si­tifs d’in­ter­ven­tion. Cette démarche sup­pose une réor­ga­ni­sa­tion de l’ap­pa­reil admi­nis­tra­tif pour le sim­pli­fier pro­fon­dé­ment, au niveau cen­tral comme au niveau local.

Cette nou­velle concep­tion de l’ac­tion publique ne nous per­met­trait pas seule­ment de pré­ser­ver notre poten­tiel de crois­sance et notre cohé­sion sociale : elle les ren­for­ce­rait. Le retour à l’é­qui­libre bud­gé­taire redon­ne­rait des marges de manœuvre pour la régu­la­tion conjonc­tu­relle. Et sur­tout, la logique d’ef­fi­ca­ci­té ferait de la dépense publique un moteur réel du redres­se­ment de notre crois­sance potentielle.

La Com­mis­sion a pré­sen­té diverses pro­po­si­tions com­plé­men­taires, notam­ment pour l’en­sei­gne­ment, la recherche et l’emploi, qui sont de nature à ren­for­cer cette action. Elle a en outre recom­man­dé d’é­va­luer sous trois ans l’ef­fi­ca­ci­té non seule­ment des dépenses publiques, mais aus­si des régle­men­ta­tions, pour s’as­su­rer de leur cohé­rence. Elle a sug­gé­ré de concen­trer les moyens publics au lieu de les dis­per­ser dans le domaine tant des poli­tiques de crois­sance et d’emploi que de la cohé­sion sociale.

Plu­sieurs pays comme le Cana­da, la Suède ou la Fin­lande ont fait un effort plus impor­tant que celui qui est recom­man­dé pour remettre en ordre leurs finances publiques. Ils en ont rapi­de­ment tiré béné­fice en termes de crois­sance et d’emploi.

Les orien­ta­tions du rap­port sur la dette sont le fruit des réflexions d’une Com­mis­sion plu­ra­liste. Elles ne sont ni de gauche, ni de droite. Elles sont dans l’in­té­rêt de tous les Fran­çais. Il est essen­tiel que tous les can­di­dats à la future élec­tion pré­si­den­tielle s’en­gagent à consi­dé­rer comme prio­ri­taires les déci­sions néces­saires pour maî­tri­ser la dette et mettre nos finances publiques au ser­vice de la crois­sance éco­no­mique et de la cohé­sion sociale. Car ce qui est en jeu, c’est la pros­pé­ri­té de notre pays : c’est notre ave­nir, et c’est l’a­ve­nir de nos enfants.

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1. Rompre avec la faci­li­té de la dette publique – Pour des finances publiques au ser­vice de notre crois­sance éco­no­mique et de notre cohé­sion sociale, La Docu­men­ta­tion fran­çaise, 2006.

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