Les services à la personne, une panacée ?
Au début de l’année a été lancé le plan Borloo d’aide aux services à la personne. L’actuel ministre de l’Emploi a annoncé la future création d’au moins 500 000 emplois, si ce n’est un à deux millions d’ici à 2010.
C’est – à ses yeux – une révolution équivalente à celle du téléphone portable1 permettant un retour au plein-emploi.
Face à l’optimisme affiché de Jean-Louis Borloo, il convient de s’interroger sur les tenants et les aboutissants d’un tel plan.
Le fléau du chômage peut-il être éradiqué par une politique économique sectorielle ? Le plan va-t-il permettre un enrichissement de la croissance en emplois ? Cet enrichissement est-il susceptible d’être pérenne ?
Pourquoi faut-il aider ces nouveaux emplois ? Pourquoi le marché ne fait-il pas émerger spontanément les services aux particuliers ? Autant de questions auxquelles il sera nécessaire de répondre afin de mieux appréhender les ressorts du plan d’aide aux services à la personne.
Le plan Borloo, autofinancé, devrait lutter efficacement contre le chômage de masse
Précisons tout d’abord ce que prévoit concrètement le plan Borloo. À caractère global, il agit à la fois sur l’offre et la demande du secteur des services aux particuliers. Il exonère les entreprises de charges sociales patronales sous le plafond du SMIC et adopte une TVA réduite à 5,5 % au lieu du taux normal de 19,6 %. À cela, il faut ajouter une déduction de l’impôt sur les sociétés de 25 % avec un plafond de 500 000 euros par an et par entreprise.
Du côté de la demande, le plan instaure le CESU (le chèque emploi service universel) qui assure un accès simplifié à la réduction d’impôts sur le revenu de 50 %.
De grandes entreprises telles Axa, Accor ou Adecco ainsi que des professionnels du secteur tel Acadomia pour le soutien scolaire se mobilisent pour créer un véritable marché de prescripteurs de services à domicile.
Le plan devrait entraîner une perte d’impôts de l’ordre de 500 millions d’euros par an mais prévoit un remboursement de ces pertes par l’accroissement des cotisations des nouveaux employés et la baisse des aides sociales liées à la réduction du travail au noir. Ainsi, si le cercle vertueux des créations d’emplois parvient à être enclenché, le plan Borloo pourrait être autofinancé.
Comme le souligne à juste titre Gérard Worms, le plan Borloo est donc un « plan vraiment massif, agissant à la fois sur tous les leviers de l’offre et de la demande »2.
D’après Michèle Debonneuil, il suffirait que chaque famille en France consomme trois heures de ces services par semaine pour créer deux millions d’emplois3. Le passage d’une situation de sous-emploi à une situation de plein-emploi serait alors facilité.
Le chômage peut-il être résorbé par le développement d’activités dans un seul secteur ?
À première vue, le plan Borloo semble être la panacée à la crise du sous-emploi français. Or, depuis le début des années quatre-vingt-dix, il faut bien admettre que les différentes politiques économiques sectorielles ont progressivement cédé le pas au profit de politiques structurelles comme l’action sur le temps de travail ou les exonérations de charges sociales. Assiste-t-on aujourd’hui à un renouveau des politiques sectorielles ? En s’attaquant à un unique secteur, le plan Borloo peut-il réellement espérer un retour au plein-emploi ?
Les comparaisons internationales montrent que le déficit en emplois français n’est pas lié à de mauvaises performances dans le secteur industriel, mais bien plutôt dans le secteur des services. Ainsi, comme le soulignent Pierre Cahuc et Michèle Debonneuil, si la France avait le même taux d’emploi que les États-Unis dans le commerce et l’hôtellerie-restauration, elle aurait 3,4 millions d’emplois supplémentaires4. En effet, le taux d’emploi en France est aujourd’hui de l’ordre de 65 % alors que celui des États-Unis est supérieur à 80 %. Or, le taux d’emploi dans l’industrie est d’environ 15 % dans les deux pays. C’est donc dans le tertiaire que la différence entre les taux d’emploi est la plus flagrante (63 % aux États-Unis contre 47 % en France). En raison de ce déficit d’emplois dans les services, le revenu par habitant en France s’est fortement détérioré par rapport aux États-Unis depuis le début des années quatre-vingt-dix.
D’autres ressources doivent être trouvées pour combattre la désindustrialisation
En abaissant le coût du travail, la France est parvenue à enrichir sa croissance en emplois. Toutefois, les emplois industriels maintenus grâce aux exonérations de charges sociales sont de plus en plus soumis aux risques de délocalisation depuis que les pays émergents comme la Chine ou l’Inde rattrapent à grands pas leur retard technologique. S’il est bien évidemment nécessaire de continuer à subventionner ces emplois de pointe qui exercent un fort effet de levier, la question de la pérennisation des exonérations reste entière au vu de l’état des finances publiques. Le retour au plein-emploi apparaît comme essentiel pour réduire le coût du travail nécessaire au maintien d’une activité industrielle en France. Il faut donc trouver d’autres voies où les avantages comparatifs du pays puissent pleinement s’exprimer.
Le secteur des services est un des domaines où la France possède encore un avantage comparatif. En effet, il est indéniable que l’avance technologique des pays développés s’érode. Certes, une politique en faveur de la recherche et développement doit s’efforcer de maintenir cette avance mais il faut aujourd’hui chercher l’avantage comparatif de la France dans son niveau de vie. La vraie différence entre les pays émergents et les pays développés réside dans les niveaux de vie qui mettront au moins cinquante ans à converger.
Les États-Unis ont su exploiter cet avantage pour diversifier leur offre de services (livraison à domicile, mise à disposition temporaire de biens ou de savoir-faire…), ce qui a permis de faire progresser le taux d’emploi dans les services de 47 % à 63 % entre 1975 et 2000. La consommation de services tant aux entreprises qu’aux particuliers est devenue massive en l’espace d’une décennie.
L’explosion des services est possible grâce au recours aux nouvelles technologies
La différence de revenu par habitant entre la France et les États-Unis peut expliquer l’absence de décollage du secteur tertiaire dans notre pays. Les Français ne consommeront pas ces services tant qu’ils ne parviendront pas à augmenter leur niveau de vie.
En fait, l’explosion des services aux États-Unis a été concomitante d’une forte augmentation de la productivité dans ce secteur depuis 1995. Ce phénomène constitue une rupture singulière par rapport aux évolutions observées dans tous les autres pays. Alors que la mondialisation est une menace de plus en plus forte sur les emplois peu qualifiés, le développement des services, et notamment des services aux particuliers, a permis de réintégrer les non-qualifiés dans la sphère productive. En effet, les Nouvelles technologies de l’information et des communications (NTIC) permettent désormais de rendre les services aussi productifs que les biens. En organisant et en industrialisant la production et la mise à disposition des services, et en particulier des services à domicile, les NTIC ont entraîné aux États-Unis de nombreuses créations d’emplois peu qualifiés. En outre, à l’image de la mécanisation qui a assuré une revalorisation des revenus des ouvriers grâce au fort gain de productivité, les NTIC devraient assurer une future hausse des salaires des non-qualifiés.
Pour les services à domicile, les NTIC regrouperont au sein d’une plate-forme multiservices interactive les offres des différents prestataires et vont assurer la transmission des demandes des clients.
Pourquoi subventionner les services aux particuliers ?
Si le développement d’un secteur capable d’un retour au plein-emploi est souhaitable, on peut se demander s’il est nécessaire de subventionner de tels emplois. Pourquoi ces services ne parviennent-ils pas à se développer seuls, à l’instar des États-Unis ? Pourquoi aider des emplois peu en danger puisque non délocalisables ?
De fait, deux obstacles justifient une intervention étatique.
À l’heure actuelle, les entreprises ne sont pas incitées à créer un marché de services aux particuliers dans la mesure où il existe une barrière à l’entrée importante. En effet, la conception des plates-formes constitue un coût fixe très élevé (de l’ordre de deux millions d’euros selon Michèle Debonneuil) qui ne peut être amorti que par une demande massive. En abaissant le coût des services à la personne, le plan Borloo assure une demande initiale assez forte capable d’amortir le coût des plates-formes.
Un second obstacle est d’ordre psychologique. Les services à domicile sont souvent des services que l’on se rend à soi-même, gratuitement (ménage, repassage, livraison…). Les particuliers qui n’ont jamais reçu de tels services sont réticents à les utiliser. Le plan Borloo vise à casser cette barrière psychologique et à habituer les particuliers dans l’usage de tels services.
L’aide publique se justifie certes pour la mise en œuvre initiale du marché des services à la personne en supprimant les rigidités qui accompagnent immanquablement l’apparition d’une nouvelle activité. Pour autant, une fois que la professionnalisation du secteur des services à domicile sera achevée, les aides devront progressivement disparaître.
Alors que le vieillissement accéléré de la population crée de nouveaux besoins en matière d’assistance à domicile, le développement des services à la personne semble assuré par l’intermédiaire du plan Borloo. Cependant, plusieurs problèmes subsistent pour que le plan soit un franc succès, c’est-à-dire pour qu’il permette la création de milliers d’emplois.
L’offre va-t-elle suivre ? Les Français sont-ils assez riches pour consommer de tels produits ? L’arrêt des subventions publiques entraînera-t-il une chute de la demande et un risque inflationniste ?
L’offre sur le marché des services à domicile est-elle capable de s’ajuster à la demande ?
D’après Michel Godet5, à partir de 2006, la main-d’œuvre devrait commencer à manquer du fait de la diminution de la population active. Des secteurs comme le bâtiment ou l’hôtellerie-restauration rencontrent déjà des difficultés de recrutement. À cette pénurie de la main-d’œuvre non qualifiée risque de s’ajouter une mauvaise adéquation de la formation dans un secteur aussi neuf. En effet, les demandeurs d’emploi ne possèdent pas encore les qualifications requises pour exercer ces nouveaux emplois.
De plus, si les réductions d’impôts et l’emploi du CESU sont le gage d’une forte demande de services, il n’est pas certain que les travailleurs au noir acceptent de retourner dans le giron légal.
Enfin, comme le souligne justement Hubert Levy-Lambert, « la préférence pour le chômage ne disparaîtra pas du jour au lendemain »6. Aussi, l’offre risque-t-elle de rencontrer de graves difficultés.
En plus de la barrière psychologique, il faut insister sur l’obstacle que constitue le prix des services aux particuliers. Les Français accepteront-ils de payer un prix élevé pour de tels services, une fois que les exonérations auront disparu ? Rien n’est moins sûr. Pour contrer ce problème majeur, deux solutions sont envisageables : une baisse des coûts salariaux ou une hausse de la qualité des prestations proposées.
La première voie est celle qui a été suivie par des pays comme les États-Unis, l’Angleterre ou l’Allemagne. La réduction du salaire minimal ainsi qu’un accroissement de la flexibilité du marché du travail (loi Hartz IV en Allemagne) ont permis à ces nouveaux métiers de se développer spontanément puisqu’ils sont devenus attractifs. Les exonérations de charges patronales ont le même effet dans le plan Borloo avec une incidence supplémentaire sur les finances publiques.
Toutefois, cette évolution, qui s’est traduite par un retour au plein-emploi dans les pays anglo-saxons, s’est accompagnée d’une forte augmentation des inégalités salariales ainsi que d’une fragilisation du tissu social.
Le pari de la qualité
Le plan Borloo, en choisissant la seconde voie, fait le pari de la qualité. En effet, le gouvernement s’est engagé dans une revalorisation des bas salaires (+ 20 % pour le SMIC depuis 2002), ce qui exclut le recours à la première voie. Pour promouvoir les services à la personne, la seule façon de les rendre attractifs est donc de proposer un service de qualité. Aussi, dans ces conditions, une réflexion de fond sur le dispositif de formation est indispensable à la réussite du plan Borloo. Des écoles de services aux particuliers devront former les prestataires et les entreprises devront assurer par ailleurs une formation continue complémentaire. L’amélioration de la qualité devrait permettre le passage d’une logique de domesticité de gré à gré à une professionnalisation du secteur.
Selon le raisonnement de Michèle Debonneuil, la « recherche de qualité devrait entraîner une hausse du prix du service et rendre possible une augmentation du salaire des peu qualifiés ». Le salaire minimum français ne serait alors plus une entrave au bon développement du secteur.
Toutefois, si le plan Borloo fait le pari de la qualité, il n’est pas certain que les entreprises suivent le ministre sans politique économique appropriée. L’effort des entreprises est triple : coût fixe des plates-formes, investissement dans les NTIC pour accroître la productivité, investissement dans la formation continue pour améliorer la qualité.
Les réalités économiques, notamment les pressions des actionnaires peu enclins à développer des secteurs intensifs en main-d’œuvre du fait de coûts salariaux élevés, risquent d’avoir raison de la revalorisation de la qualité. Aussi, il est essentiel d’inciter les entreprises à investir dans l’amélioration de la qualité et la diversification des produits afin que la demande soit au rendez-vous, même à un prix élevé.
La diffusion de la qualité entraîne une autre difficulté qu’il convient de souligner : un fort risque inflationniste pèse sur les prix des services aux particuliers. Aussi, pour éviter une réaction exagérée de la Banque centrale européenne, il faudrait que les prix intègrent la qualité. La prise en compte de la qualité est certes courante pour les biens issus des nouvelles technologies mais elle ne l’est pas pour les services.
Conclusion
Au terme de cette analyse, force est de constater que nous demeurons dans l’expectative. Si les entreprises refusent de jouer le jeu de la qualité, le plan Borloo ne pourrait être en définitive qu’un plan de lutte contre le travail au noir. Les créations d’emplois seraient alors limitées et refléteraient avant tout un passage de l’emploi non déclaré à un emploi déclaré.
Au contraire, si le pari de la qualité s’avère juste, si les barrières psychologiques parviennent à être levées et si l’offre parvient à suivre la demande, alors les créations d’emplois devraient suivre massivement. Tout l’enjeu est de créer des services de luxe accessibles aux plus nombreux. Espérons que le cercle vertueux de la hausse des salaires entraînant une hausse de la demande débouchant sur une réduction du chômage s’enclenche, à l’image de la révolution fordiste. Seul l’avenir nous le dira…
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1. Les Échos, 14 février 2006.
2. Document de travail X‑Sursaut du 17 février 2006, cf. http://x‑sursaut.polytechnique.org/15/
3. « Les services : une opportunité pour créer des emplois productifs » in Productivité et emploi dans le tertiaire, Pierre Cahuc et Michèle Debonneuil, rapport du Conseil d’analyse économique, La Documentation française, 2003.
4. Productivité et emploi dans le tertiaire, Pierre Cahuc et Michèle Debonneuil, rapport du Conseil d’analyse économique, 2004.
5. Michel Godet, Le choc de 2006, Odile Jacob, 2006.
6. Document de travail X‑Sursaut du 20 février 2006. Cf http://x‑sursaut.polytechnique.org/15/