Les délocalisations
Globalement, les délocalisations sont perçues comme un danger, et l’idée de s’y opposer ou d’en ralentir le rythme est généralement considérée comme pertinente. Pourtant, elles ne sauraient être réduites à une simple menace. Comment donc faire en sorte que l’économie de notre pays bénéficie dans son ensemble de cette évolution inexorable des délocalisations ?
« C’est la maxime de tout chef de famille prudent de ne jamais tenter de faire à la maison ce qui lui coûtera plus cher à faire qu’à acheter. Le tailleur n’essaie pas de fabriquer ses propres chaussures, mais les achète à un cordonnier. Le cordonnier n’essaie pas de fabriquer ses vêtements, mais recourt au tailleur. Le fermier n’essaie de fabriquer ni les uns ni les autres, mais utilise les services de ces deux artisans. Tous trouvent qu’il est de leur intérêt d’employer toute leur énergie dans une activité pour laquelle ils ont un avantage sur leurs voisins, et d’acheter avec une partie du produit de celle-ci ou, ce qui revient au même, avec le prix de cette partie, toutes les autres choses dont ils peuvent avoir besoin. »
Adam Smith
« Nul ne peut être économiste s’il est protectionniste. »
David Ricardo
Les délocalisations sont un phénomène ancien qui date au moins de la révolution industrielle et que certains de nos camarades font même remonter à Édouard III, voire à l’Antiquité. Adam Smith et Ricardo, il y a deux siècles, avaient déjà analysé ce phénomène.
En France, le débat sur les délocalisations bat son plein depuis deux ans sous l’influence de plusieurs événements marquants :
• l’élargissement de l’Union européenne à dix États qui offrent des coûts de main-d’œuvre très inférieurs à la moyenne communautaire ;
• des exemples de délocalisations auxquels l’opinion publique a vivement réagi (exemples : externalisation d’un centre d’appels SFR au Maroc, décision de ST Microelectronics de délocaliser une partie de ses activités de R & D au Maroc, décision de Rhodia d’externaliser ses activités financières et comptables en République tchèque) ;
• la publication de nombreux rapports sur la compétitivité de la France dans une économie mondialisée (citons, entre autres, Le sursaut, vers une nouvelle croissance pour la France, M. Camdessus ; Désindustrialisations & délocalisations, L. Fontagné‑J. H. Lorenzi ; Pour une nouvelle politique industrielle, J.-L. Beffa ; le rapport Arthuis au Sénat).
Mais force est de constater que l’essentiel du débat se place sur un registre émotionnel ou partisan, peu de place étant laissée aux analyses scientifiques-économiques de ce phénomène. Globalement, les délocalisations sont perçues comme un danger, et l’idée de s’y opposer ou d’en ralentir le rythme est généralement considérée comme pertinente.
Pourtant, les délocalisations ne sauraient être réduites à une simple menace : en vertu du principe des avantages comparatifs, développé par Ricardo, elles devraient être bénéfiques à la fois pour les pays qui transfèrent des activités et pour ceux qui les accueillent, chacun concentrant sa production sur les biens et services pour lesquels il dispose d’un avantage comparatif. Notons toutefois qu’il s’agit d’un raisonnement théorique qui néglige les effets à court terme, pendant la phase de transition, et suppose que les coûts des facteurs de production, dont celui du travail, peuvent s’ajuster librement, pour retrouver le plein-emploi.
Au-delà de la théorie, que se passe-t-il dans le monde réel ?
Une étude récente du cabinet McKinsey (« Comment la France peut-elle bénéficier des délocalisations de services ? ») analyse de façon précise le phénomène des délocalisations dans le domaine des services, en comparant les USA, l’Allemagne et la France. Il en ressort que les délocalisations peuvent créer de la valeur pour les pays qui transfèrent les services, et pas seulement pour ceux où s’implantent les nouveaux emplois. C’est le cas des États-Unis où, selon cette étude, pour chaque dollar délocalisé l’économie reçoit en retour 1,14 $-1,17 $.
En revanche, dans les conditions actuelles, la France sort perdante de ce mouvement de fond : pour chaque euro qu’il consacre à la délocalisation des services aux entreprises, le pays ne rapatrie que 0,86 €.
Ce bilan moins favorable qu’aux États-Unis s’explique par trois raisons :
1) le premier et principal écart est dû au fait que le travailleur dont le poste est délocalisé peine davantage à retrouver un emploi en France qu’aux États-Unis. En l’absence de statistiques officielles sur le sujet, par différentes triangulations, le taux de réemploi au bout d’un an lorsque les postes sont délocalisés est estimé de l’ordre de 60 % en France ; il est estimé à 69 % aux États-Unis. Cet écart de 9 % a un effet considérable sur le bilan économique ;
2) les entreprises françaises obtiennent des réductions de coût inférieures du fait de choix différents de pays de destination. Typiquement, les États-Unis externalisent ou délocalisent vers des pays à plus faible coût de main-d’œuvre, Inde, Mexique, etc., (versus l’Afrique du Nord dans le cas de la France) ;
3) le pays profite moins de la richesse créée par les délocalisations dans les pays à bas coût. Il y a un effet d’export qui est beaucoup moins favorable pour la France et l’Allemagne que pour les États-Unis. Par exemple, lorsque les États-Unis délocalisent une activité de développement informatique ou de centre d’appels, une partie des logiciels, matériels informatiques, équipements de télécommunications, de gestion d’appels, etc., sont achetés à des entreprises américaines, et dans une bien moindre proportion à des entreprises françaises.
Si le phénomène n’en est qu’à ses débuts, il est amené à se développer et les entreprises françaises, surtout celles soumises à une concurrence mondiale, se verront peu à peu contraintes d’emboîter le pas de leurs homologues anglo-saxonnes pour améliorer leurs coûts.
Comment dès lors faire en sorte que l’économie du pays bénéficie dans son ensemble de cette évolution inexorable ?
Le levier principal pour retrouver un bilan économique positif est le taux de réemploi : il faut assurer qu’un nombre élevé de personnes perdant leur poste puisse retrouver un nouveau travail.
Il s’agit de créer les emplois de demain par l’innovation, la levée des réglementations sectorielles qui freinent productivité et croissance, l’utilisation de gisements d’emplois inexploités (par exemple, services à la personne) et de fluidifier le marché du travail, afin d’obtenir un réemploi sensiblement plus important des personnes dont les postes sont délocalisés (passer par exemple du taux de 60 % actuel à 70 %).
La France pourrait alors tirer un bénéfice des délocalisations, à condition d’engager des réformes structurelles, qui permettraient, au-delà du seul phénomène des délocalisations, d’améliorer la productivité, rester compétitif à l’échelle internationale, et établir les fondations d’une croissance durable.
Au fond, bien sûr, ces pistes ne sont pas nouvelles. Simplement, de telles réformes vont à l’encontre d’un certain nombre de croyances bien ancrées (par exemple, que « les efforts de productivité sont néfastes pour l’emploi » ou que « les entraves aux licenciements permettent de limiter le chômage ») et d’une certaine méconnaissance des lois de l’économie. Un effort de pédagogie s’impose. Nous nous proposons, dans le cadre d’X-Sursaut, de contribuer à cet effort dans les prochains mois.
Références
Le sursaut, vers une nouvelle croissance pour la France, Michel Camdessus, septembre 2004.
Étude relative à la part du budget des ménages français consacrée à des produits exposés à la délocalisation, Ernst and Young.
Désindustrialisations & Délocalisations, Lionel Fontagné et Jean-Hervé Lorenzi, novembre 2004.
Pour une nouvelle politique industrielle, Jean-Louis Beffa (60), janvier 2005.
Comment la France peut-elle tirer parti des délocalisations de services ? McKinsey Global Institute, juin 2005.
Délocalisations : rompre avec les modalités pour sauver le modèle français, Jean Arthuis, juin 2005.
Mondialisation : réconcilier la France avec la compétitivité, Claude Vimont, juin 2006.
Principles of Economics 4 th Edition, N. Gregory Mankiw, 2007.