Vers une sécurité sociale professionnelle

Dossier : Le SursautMagazine N°619 Novembre 2006
Par Pierre CAHUC
Par Francis KRAMARZ (76)

Dans le domaine de l’emploi, une sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle devrait garan­tir un reve­nu décent et un accom­pa­gne­ment de qua­li­té de tous les deman­deurs d’emploi en per­met­tant une recon­ver­sion vers les métiers d’a­ve­nir. Pour atteindre un tel objec­tif, il faut mener une réforme coor­don­née du ser­vice public de l’emploi et du contrat de tra­vail tout en favo­ri­sant l’in­no­va­tion par une déré­gle­men­ta­tion des mar­chés des pro­duits. Nous pré­sen­tons briè­ve­ment les linéa­ments de la réforme pour les deux pre­miers points (ser­vice public de l’emploi et contrat de tra­vail) et détaillons un peu plus les élé­ments du diag­nos­tic pour le troi­sième (la concur­rence) car il est mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent absent des débats en France qui se foca­lisent la plu­part du temps sur la rigi­di­té du mar­ché du travail.

Les sala­riés fran­çais sont confron­tés à des risques impor­tants de perte d’emploi. En effet, il y a chaque jour 30 000 départs de l’emploi, départs s’ef­fec­tuant dans des condi­tions sou­vent dif­fi­ciles. Il y a aus­si 30 000 embauches, en grande majo­ri­té en contrat à durée déter­mi­née. Ces mou­ve­ments de main-d’œuvre sont indis­pen­sables pour garan­tir la recom­po­si­tion de l’ap­pa­reil pro­duc­tif à l’o­ri­gine de la crois­sance. Néan­moins, selon plu­sieurs indi­ca­teurs, la France est le pays indus­tria­li­sé où le sen­ti­ment d’in­sé­cu­ri­té de l’emploi est le plus éle­vé. Pour­tant les des­truc­tions d’emplois n’y sont pas plus nom­breuses qu’ailleurs. Mais, en France, la pré­ca­ri­té et l’ex­clu­sion asso­ciées aux restruc­tu­ra­tions de l’emploi résultent d’une insuf­fi­sante mutua­li­sa­tion des risques.

Pour mutua­li­ser de tels aléas tout en favo­ri­sant la crois­sance, il est indis­pen­sable de créer les élé­ments consti­tu­tifs d’une « sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle » pour pas­ser d’une logique qui pro­tège les emplois exis­tants à une logique qui favo­rise la mobi­li­té en assu­rant les sala­riés tout au long de leur par­cours professionnel.

La Sécu­ri­té sociale, ins­ti­tuée en France par les ordon­nances de 1945, avait pour objec­tif de garan­tir « à cha­cun qu’en toutes cir­cons­tances il dis­po­se­ra des moyens néces­saires pour assu­rer sa sub­sis­tance et celle de sa famille dans des condi­tions décentes. Trou­vant sa jus­ti­fi­ca­tion dans un sou­ci élé­men­taire de jus­tice sociale, elle répond à la pré­oc­cu­pa­tion de débar­ras­ser les tra­vailleurs de l’in­cer­ti­tude du len­de­main, de cette incer­ti­tude constante qui crée chez eux un sen­ti­ment d’in­fé­rio­ri­té et qui est la base réelle et pro­fonde de la dis­tinc­tion des classes entre les pos­sé­dants sûrs d’eux-mêmes et de leur ave­nir et les tra­vailleurs sur qui pèse, à tout moment, la menace de la misère ».

Le risque chô­mage n’é­tait pas visé dans le plan de Sécu­ri­té sociale de 1945. Ce n’est qu’en 1958 que fut signé un accord natio­nal inter­pro­fes­sion­nel ins­ti­tuant un régime d’al­lo­ca­tions en faveur des tra­vailleurs sans emploi de l’in­dus­trie et du com­merce, en com­plé­ment du régime d’as­sis­tance légal. Aujourd’­hui, il faut aller de l’a­vant en créant un sys­tème cohé­rent, inté­grant l’aide à la recherche d’emploi et l’as­su­rance chô­mage. Certes, une sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle aus­si per­for­mante soit-elle ne pour­ra garan­tir un emploi pour cha­cun à chaque ins­tant de sa car­rière, tout comme la Sécu­ri­té sociale ne peut garan­tir une gué­ri­son ins­tan­ta­née pour tous. En matière de san­té, la Sécu­ri­té sociale doit garan­tir l’ac­cès à des soins de qua­li­té pour tous.

Dans le domaine de l’emploi, une sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle devrait garan­tir un reve­nu décent et un accom­pa­gne­ment de qua­li­té de tous les deman­deurs d’emploi en per­met­tant une recon­ver­sion vers les métiers d’a­ve­nir. Pour atteindre un tel objec­tif, il faut mener une réforme coor­don­née du ser­vice public de l’emploi et du contrat de tra­vail tout en favo­ri­sant l’in­no­va­tion par une déré­gle­men­ta­tion des mar­chés des produits.

Nous pré­sen­tons briè­ve­ment les linéa­ments de la réforme pour les deux pre­miers points (ser­vice public de l’emploi et contrat de tra­vail). Nous détaillons un peu plus les élé­ments du diag­nos­tic pour le troi­sième (la concur­rence) car il est mal­heu­reu­se­ment trop sou­vent absent des débats en France qui se foca­lisent la plu­part du temps sur la rigi­di­té du mar­ché du travail.

Améliorer l’accompagnement et la formation des demandeurs d’emploi en affirmant le rôle de l’État

Cela conduit à affir­mer le rôle de l’É­tat en lui don­nant les moyens de coor­don­ner l’en­semble des pro­ces­sus de reclas­se­ment. Pré­ci­sé­ment, si l’on veut ver­ser des indem­ni­tés chô­mage plus géné­reuses et mieux accom­pa­gner les cher­cheurs d’emploi, il faut poser le prin­cipe d’un trai­te­ment dif­fé­ren­cié, donc se don­ner les moyens d’é­va­luer toute per­sonne entrant au chô­mage, et cibler les dépenses sur les per­sonnes qui en ont le plus besoin : gui­chet unique et « pro­fi­lage » des deman­deurs d’emploi sont donc deux prio­ri­tés pour assu­rer une bonne prise en charge.

La mutua­li­sa­tion des res­sources autour du ser­vice public devra consti­tuer une garan­tie de soli­da­ri­té. Elle per­met­tra aus­si de pour­suivre la pro­fes­sion­na­li­sa­tion du pla­ce­ment et du reclas­se­ment ; les opé­ra­teurs externes, aux­quels il est déjà lar­ge­ment fait recours, étant rému­né­rés en fonc­tion des carac­té­ris­tiques du deman­deur d’emploi et de la réus­site de la réin­ser­tion dans l’emploi : des opé­ra­teurs seront payés en trois fois ; au moment de la prise en charge du deman­deur d’emploi, au moment où ce deman­deur retrouve un emploi, six mois plus tard si cette per­sonne est tou­jours en emploi. L’in­ter­ven­tion des opé­ra­teurs doit être enca­drée par un cahier des charges pré­cis, en par­ti­cu­lier en matière de for­ma­tion. Le ser­vice public de pla­ce­ment ren­for­cé se sub­sti­tue­ra à l’o­bli­ga­tion de reclas­se­ment des entre­prises. Il sera finan­cé par une « contri­bu­tion de soli­da­ri­té » consis­tant à relier les coti­sa­tions patro­nales aux licenciements.

Supprimer les statuts d’emploi précaires en créant un contrat de travail unique à durée indéterminée

La césure CDD-CDI et la régle­men­ta­tion des licen­cie­ments éco­no­miques entraînent de pro­fondes inéga­li­tés : les jeunes sont can­ton­nés à des emplois en CDD, et les entre­prises hésitent à embau­cher des seniors sur des emplois stables, car leur des­truc­tion est très coû­teuse. Le licen­cie­ment éco­no­mique est accom­pa­gné de pro­cé­dures de reclas­se­ment for­mel­le­ment exi­geantes mais sou­vent contour­nées au détri­ment des sala­riés les plus fra­giles et les moins informés.

Afin de réduire les inéga­li­tés de trai­te­ment et sim­pli­fier le droit du tra­vail, nous pro­po­sons la sup­pres­sion du CDD et la créa­tion d’un contrat de tra­vail unique. Ce contrat aura trois com­po­santes : il sera à durée indé­ter­mi­née ; il don­ne­ra droit à une « indem­ni­té de pré­ca­ri­té » ver­sée au sala­rié ; il don­ne­ra lieu à une « contri­bu­tion de soli­da­ri­té » cor­res­pon­dant à une taxe payée par l’en­tre­prise qui licen­cie.

Comme indi­qué pré­cé­dem­ment, la contri­bu­tion de soli­da­ri­té ser­vi­ra à garan­tir le reclas­se­ment du sala­rié, reclas­se­ment assu­ré non plus par les entre­prises, mais par le ser­vice public de l’emploi s’ap­puyant sur des pro­fes­sion­nels rému­né­rés aux résul­tats. Une contri­bu­tion égale à 1,6 % des salaires des per­sonnes licen­ciées, qui cor­res­pond au coût de reclas­se­ment sup­por­té actuel­le­ment par les entre­prises dans le cadre du licen­cie­ment éco­no­mique, per­met de doter le ser­vice public de l’emploi d’un bud­get annuel sup­plé­men­taire de 5 mil­liards d’eu­ros, soit quatre fois le mon­tant de la dota­tion de l’É­tat à l’ANPE.

Réformer les marchés des produits et des services pour permettre la création de richesses

En France, le pro­blème de l’emploi est sou­vent abor­dé en invo­quant l’in­suf­fi­sante com­pé­ti­ti­vi­té et l’am­pleur des délo­ca­li­sa­tions. Pour­tant, les com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales indiquent clai­re­ment que la fai­blesse de l’emploi en France ne résulte pas par­ti­cu­liè­re­ment des mau­vaises per­for­mances des sec­teurs expo­sés à la concur­rence inter­na­tio­nale1. En revanche, si la France avait le même taux d’emploi2 que les États-Unis dans le com­merce, l’hô­tel­le­rie et la res­tau­ra­tion3, sec­teurs pro­té­gés, en grande par­tie, de la concur­rence inter­na­tio­nale, elle aurait 3,4 mil­lions d’emplois sup­plé­men­taires ; la même com­pa­rai­son avec les Pays-Bas abou­tit à 1,8 mil­lion d’emplois, et à 1,2 mil­lion dans les cas de l’Al­le­magne et du Dane­mark. En fait, la France dis­pose d’im­por­tants gise­ments d’emplois dans le sec­teur ter­tiaire, et en par­ti­cu­lier dans le com­merce, l’hô­tel­le­rie et la restauration.

Certes, la concur­rence inter­na­tio­nale détruit des emplois, mais elle en crée aus­si, et les nom­breuses études consa­crées à ce sujet indiquent que la concur­rence inter­na­tio­nale ne consti­tue pas une source majeure de sous-emploi en France.

En réa­li­té, l’in­suf­fi­sance d’emplois en France pro­vient en grande par­tie d’un ensemble de régle­men­ta­tions mal conçues qui nuisent à la concur­rence et favo­risent la consti­tu­tion de pou­voir de mono­pole dans des sec­teurs abri­tés. En effet, cette mau­vaise concep­tion des règles du jeu néces­saires au bon fonc­tion­ne­ment de la concur­rence se tra­duit irré­mé­dia­ble­ment par la mise en place de car­tels et par des mou­ve­ments de concen­tra­tion des entre­prises qui conduisent à la domi­na­tion des mieux dotés au détri­ment du bien-être de tous. Les mono­poles imposent des prix éle­vés aux consom­ma­teurs et raré­fient les pro­duits et l’emploi pour confor­ter leur domi­na­tion. Nous ver­rons que ces asser­tions sont jus­ti­fiées par de nom­breux tra­vaux empi­riques qui indiquent que les bar­rières à une concur­rence équi­li­brée sont défa­vo­rables à l’emploi, à la crois­sance et au pou­voir d’achat.

De nombreux secteurs fermés

Pour lut­ter contre les des­truc­tions d’emplois et essayer de pro­té­ger l’emploi, il peut être ten­tant de pro­té­ger les entre­prises en place par une régle­men­ta­tion limi­tant l’en­trée sur le mar­ché de nou­velles entre­prises uti­li­sant des tech­no­lo­gies dif­fé­rentes, qui peuvent être, dans cer­tains cas, moins inten­sives en main-d’œuvre.

Certes, l’ins­ti­tu­tion de telles bar­rières per­met de réduire les des­truc­tions d’emplois à court terme. À ce titre, elles peuvent être favo­rables à l’emploi. Néan­moins, étant don­né l’am­pleur des rota­tions d’emploi dans le sec­teur des ser­vices, les effets de court terme s’es­tompent très vite. Rapi­de­ment, les bar­rières à l’en­trée ont pour effet essen­tiel d’exer­cer une pres­sion à la hausse sur les prix, ce qui est tou­jours défa­vo­rable à l’emploi. Elles ont aus­si ten­dance à limi­ter les inno­va­tions, ce qui freine l’ap­pa­ri­tion de nou­veaux pro­duits et est aus­si géné­ra­le­ment défa­vo­rable à l’emploi. Les bar­rières à l’en­trée contri­buent enfin à dimi­nuer les gains de pro­duc­ti­vi­té, ce qui peut être béné­fique à l’emploi du sec­teur si l’é­las­ti­ci­té de la demande pour le pro­duit est infé­rieure à l’u­ni­té. L’im­pact de bar­rières à l’en­trée sur l’emploi d’un sec­teur est donc ambi­gu en théo­rie ; il ne peut être connu que grâce à une explo­ra­tion empi­rique. Il en est de même pour les effets d’é­qui­libre géné­ral. Le consom­ma­teur, pour sa part, subit tou­jours une dimi­nu­tion de bien-être puis­qu’il paie les pro­duits plus cher et ne béné­fi­cie pas des inno­va­tions de produits.

Le coût des entraves à la concurrence

L’exemple du commerce

Au centre de nom­breux débats récents et de pro­po­si­tions de réformes (com­mis­sion Cani­vet, rap­port Cam­des­sus, par exemple), la loi d’o­rien­ta­tion du com­merce et de l’ar­ti­sa­nat du 27 décembre 1973 (dite loi Royer) modi­fiée par la loi n° 96–603 du 5 juillet 1996 a ins­tau­ré une pro­cé­dure spé­ci­fique d’au­to­ri­sa­tion préa­lable d’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciale, s’a­jou­tant à la pro­cé­dure per­met­tant la déli­vrance du per­mis de construire. Depuis 1974, elle s’ap­plique à tous les pro­jets de créa­tion ou d’ex­ten­sion de com­merces de détail et d’en­sembles com­mer­ciaux d’une sur­face de vente supé­rieure à 1 000 ou 1 500 m² (selon le lieu de l’im­plan­ta­tion) jus­qu’en 1996 et à 300 m² depuis 1996.

À l’o­ri­gine, ce dis­po­si­tif était sup­po­sé pro­té­ger les petits com­merces, dans une période où la grande dis­tri­bu­tion se déve­lop­pait. Pour jus­ti­fier cette loi, les auteurs des textes invo­quaient « la néces­si­té d’as­su­rer un déve­lop­pe­ment équi­li­bré de toutes les formes de com­merce en pré­ve­nant les risques de dévi­ta­li­sa­tion des centres-villes et de déser­ti­fi­ca­tion des zones rurales ». Dans l’es­prit de ses concep­teurs, ce dis­po­si­tif était tem­po­raire. En 2005, il est tou­jours en place.

Un article récem­ment paru4 a ten­té d’é­va­luer l’im­pact de la loi Royer sur l’emploi mais aus­si sur la concen­tra­tion et les prix du sec­teur du com­merce de détail, ali­men­taire et non-ali­men­taire, en France.

Les résul­tats de cet article démontrent que les dépar­te­ments où les res­tric­tions à l’en­trée ont été les plus fortes sont aus­si ceux où la créa­tion d’emplois dans le sec­teur du com­merce de détail a été la plus faible. Après avoir éta­bli ce résul­tat, les auteurs détaillent les méca­nismes éco­no­miques par les­quels ces res­tric­tions à l’en­trée se pro­pagent. Plus pré­ci­sé­ment, ils se penchent sur la concen­tra­tion des grandes chaînes de dis­tri­bu­tion et sur les prix, en se restrei­gnant au sec­teur du com­merce de détail ali­men­taire. Les esti­ma­tions démontrent alors que les res­tric­tions à l’en­trée accroissent la concen­tra­tion locale des grandes chaînes de super­mar­chés ali­men­taires5. Ces res­tric­tions accroissent aus­si les prix de détail locaux de biens homo­gènes (peu sujets aux varia­tions inob­ser­vées de qua­li­té). Tou­te­fois, il est peu pro­bable que cette hausse des prix soit la seule force éco­no­mique indui­sant cette mau­vaise per­for­mance de l’emploi cau­sée par les res­tric­tions à l’en­trée (car cela impli­que­rait une sen­si­bi­li­té de la demande aux prix trop éle­vée)6. Fina­le­ment, la concen­tra­tion induite par ces res­tric­tions à l’en­trée a un effet direct sur la crois­sance de l’emploi (qui s’a­joute à celui des restrictions).

La concen­tra­tion est donc par­ti­cu­liè­re­ment impor­tante pour com­prendre les effets poten­tiels sur l’emploi. Elle empêche cer­tai­ne­ment la dif­fé­ren­cia­tion entre les chaînes de super­mar­chés. Ain­si, aux États-Unis, on trouve des chaînes « haute qua­li­té » et des chaînes « basse qua­li­té » et les pre­mières sont très inten­sives en tra­vail. De telles chaînes ne semblent pas avoir vu le jour en France où la dif­fé­ren­cia­tion reste très faible et n’est due qu’à l’en­trée récente d’en­tre­prises d’o­ri­gine alle­mande. Récem­ment, les diri­geants d’une de nos plus grandes chaînes se sont ren­du compte que cer­tains de leurs clients (à Saint-Denis, en région pari­sienne) étaient (rela­ti­ve­ment) pauvres ; le for­mat clas­sique n’é­tait pas adap­té dans cette loca­li­té. La dif­fé­ren­cia­tion – des super­mar­chés dif­fé­rents pour des clien­tèles dif­fé­rentes – pré­sente dans de nom­breux pays a mis trente ans pour atteindre la France. La concur­rence est bien l’al­liée des consommateurs.

De plus, le « manque » de super­mar­chés rend les tra­jets des clients plus longs et l’at­tente (aux caisses par exemple) plus grande. Ain­si, le temps des consom­ma­teurs est un input plus impor­tant en France dans la fonc­tion de pro­duc­tion des super­mar­chés qu’aux États-Unis et se sub­sti­tue à l’emploi du sec­teur. Dit autre­ment, la loi Royer nous oblige à faire la queue.

… dans le secteur hôtelier

Depuis 1996, la loi a aus­si régle­men­té le sec­teur hôte­lier. Pour ouvrir un hôtel de plus de 50 chambres dans la région pari­sienne (Île-de-France) et 30 chambres en pro­vince, il faut pas­ser devant une com­mis­sion simi­laire à celles mises en place pour l’ur­ba­nisme com­mer­cial. Ce texte s’ap­plique non seule­ment aux nou­velles construc­tions mais aus­si aux trans­for­ma­tions et exten­sions. Lors­qu’elle sta­tue sur ces demandes, la Com­mis­sion dépar­te­men­tale d’é­qui­pe­ment com­mer­cial recueille l’a­vis préa­lable de la Com­mis­sion dépar­te­men­tale d’ac­tion tou­ris­tique, pré­sen­té par le délé­gué régio­nal au tou­risme qui assiste à la séance. Elle sta­tue en pre­nant aus­si en consi­dé­ra­tion la den­si­té d’é­qui­pe­ments hôte­liers dans la zone concer­née. La créa­tion ou l’ex­ten­sion de garages ou de com­merces de véhi­cules auto­mo­biles dis­po­sant d’a­te­liers d’en­tre­tien et de répa­ra­tion n’est pas sou­mise à une auto­ri­sa­tion d’ex­ploi­ta­tion com­mer­ciale, lors­qu’elle conduit à une sur­face totale de moins de 1 000 mètres car­rés. Des res­tric­tions nou­velles se sont aus­si appli­quées aux sta­tions-ser­vice et aux ciné­mas (Code de com­merce article L720‑5).

Ce contexte favo­rise clai­re­ment les pro­prié­taires d’hô­tels d’une taille supé­rieure au seuil et construits avant 1996, puisque le coût de créa­tion de nou­veaux hôtels de ce type est accru par la réglementation.

… dans les cafés

Les dis­po­si­tions rela­tives à l’ou­ver­ture et à l’im­plan­ta­tion des débits de bois­sons figurent dans le nou­veau Code de la san­té publique (articles L1331 et sui­vants). Aupa­ra­vant, elles étaient incluses dans le code des débits de bois­sons et des mesures contre l’al­coo­lisme. Ce code avait été conçu afin de lut­ter contre l’al­coo­lisme à un moment où la consom­ma­tion d’al­cool en France était bien plus impor­tante qu’au­jourd’­hui et où la France avait un nombre de débits de bois­sons extrê­me­ment élevé.

Aujourd’­hui, ce nombre a beau­coup dimi­nué. D’ailleurs, les bois­sons alcoo­li­sées sont majo­ri­tai­re­ment ven­dues dans le com­merce. La part des bois­sons alcoo­li­sées consom­mée dans les débits de bois­sons peut être esti­mée à 5 ou 6 % de la consom­ma­tion natio­nale. Telle qu’elle est orga­ni­sée, la légis­la­tion en vigueur induit une rare­té de l’offre qui tend à géné­rer des rentes ; la valeur éle­vée des licences dans cer­taines com­munes défa­vo­rise l’ins­tal­la­tion de jeunes débi­tants et favo­rise au contraire la concen­tra­tion autour de chaînes hôte­lières dis­po­sant de moyens finan­ciers plus importants.

… dans les transports

Le 25 février 2003, le Pré­fet de police de Paris a annon­cé la créa­tion de 1 500 licences de taxis sup­plé­men­taires, éta­lée sur une période de cinq ans à rai­son de 150 par semestre.

L’offre de taxis pari­siens était res­tée stable depuis 1992 avec 14 900 taxis. Ce chiffre était infé­rieur de 5 255 uni­tés au nombre de taxis tra­vaillant en 1931 et de 10 000 uni­tés envi­ron à ce qu’il était en 1925. Pour­tant, ce tra­vail doit être par­ti­cu­liè­re­ment attrac­tif et ren­table puisque les chauf­feurs de taxi ache­tant une licence sont prêts à payer aujourd’­hui un coût d’en­trée par­ti­cu­liè­re­ment éle­vé (actuel­le­ment, une licence coûte envi­ron 122 000 euros à Paris). Il y a très cer­tai­ne­ment un lien entre le nombre limi­té de licences, ce prix éle­vé, et la ren­ta­bi­li­té de ce métier. De fait, douze textes légis­la­tifs et régle­men­taires encadrent l’exer­cice de cette pro­fes­sion. Pour exer­cer il faut obte­nir un cer­ti­fi­cat de capa­ci­té pro­fes­sion­nelle et une auto­ri­sa­tion de sta­tion­ne­ment sur la voie publique.

Il faut savoir que la vente des licences ne rap­porte pas d’argent au contri­buable. En effet, la licence est accor­dée gra­tui­te­ment par l’ad­mi­nis­tra­tion pour satis­faire des besoins d’in­té­rêt géné­ral. Elle ne sau­rait donc faire, en prin­cipe, l’ob­jet d’une quel­conque appro­pria­tion par son pro­prié­taire. Ces consi­dé­ra­tions expliquent que le droit a long­temps pro­hi­bé la ces­sion des licences. Néan­moins, en pra­tique, les pro­fes­sion­nels se sont mis à mon­nayer leur titre. Au total, une per­sonne dési­reuse d’ex­ploi­ter un taxi dis­pose actuel­le­ment de deux moyens pour acqué­rir une licence : soit l’a­che­ter auprès d’un exploi­tant déjà en place, soit pro­fi­ter de la créa­tion de nou­velles licences, déli­vrées gra­tui­te­ment par l’ad­mi­nis­tra­tion. Les nou­velles licences sont attri­buées sui­vant l’ordre chro­no­lo­gique d’en­re­gis­tre­ment des demandes, chaque demande étant valable un an et devant être renou­ve­lée trois mois avant l’échéance.

Tarifs des courses régle­men­tés et licences limi­tées face à une demande assez pré­vi­sible expliquent les écarts de prix des licences : en 2001, les prix moyens de ces­sion vont de 1 000 euros dans cer­taines zones rurales jus­qu’à 167 700 euros à Nice7. Ils mesurent la rente asso­ciée à la déten­tion d’une licence. Au milieu des années 1990 le chiffre d’af­faires annuel réa­li­sé par les taxis pari­siens s’é­le­vait à 610 mil­lions d’eu­ros (41 000 euros par taxi)8.

Plus géné­ra­le­ment, la LOTI (Loi d’o­rien­ta­tion du trans­port inté­rieur) a créé de mul­tiples freins à l’en­trée dont le consom­ma­teur pâtit aujourd’­hui. Ain­si, il est inter­dit de faire concur­rence à la SNCF sur une ligne qu’elle des­sert. Le car Bruxelles-Paris, lors­qu’il s’ar­rête à Lille, n’a pas le droit de faire mon­ter de nou­veaux pas­sa­gers. Clai­re­ment, l’exemple des autres pays le montre, les usa­gers du car sont des jeunes et des per­sonnes peu for­tu­nées. En France, train comme avion sont chers, en tout cas trop chers pour de nom­breux consom­ma­teurs à faibles reve­nus. En outre, de nom­breuses per­sonnes ne dis­posent pas d’une voi­ture, voire d’un per­mis de conduire (lui aus­si très oné­reux en com­pa­rai­son aux autres pays). Ain­si, un réseau de cars ne peut se déve­lop­per en France car il ne des­ser­vi­rait qu’un nombre res­treint de destinations.

De nom­breux autres sec­teurs ou pro­fes­sions sont concer­nés par ces res­tric­tions. Le rap­port publié en 2005 par Pierre Cahuc et Fran­cis Kra­marz en pré­sente une vision plus exhaustive.

Des effets macroéconomiques sur l’emploi potentiellement importants

Les com­pa­rai­sons inter­na­tio­nales réa­li­sées par l’OCDE montrent que la France9 subit encore d’im­por­tantes bar­rières régle­men­taires (tableau 1).

Le tableau 2 (OCDE, 2005) montre que si la France ali­gnait sa régle­men­ta­tion sur le pays de l’OCDE le plus ver­tueux, on trouve un gain de 1.2 point de taux d’emploi, ce qui cor­res­pond à 500 000 emplois.

En guise de conclusion

La force de la concur­rence est de favo­ri­ser l’é­clo­sion d’ac­ti­vi­tés nou­velles, amé­lio­rant la pro­duc­ti­vi­té. Sa fai­blesse, inti­me­ment liée à sa force, est d’ex­clure les per­sonnes comme les entre­prises les plus fra­giles. À ce titre, la concur­rence ne peut fonc­tion­ner har­mo­nieu­se­ment qu’en pré­sence d’une assu­rance garan­tis­sant un reve­nu décent et des pos­si­bi­li­tés de réin­ser­tion dans l’emploi. En effet, il est pos­sible de conser­ver les avan­tages de la concur­rence, sans subir ses incon­vé­nients grâce à un sys­tème assu­ran­tiel per­for­mant. Cette solu­tion est pré­fé­rable à celle consis­tant à éle­ver des bar­rières concur­ren­tielles pour pro­té­ger les acti­vi­tés exis­tantes. À terme, une telle stra­té­gie a en effet des consé­quences néfastes : elle limite l’in­no­va­tion, les gains de pro­duc­ti­vi­té, l’emploi tout en étant coû­teuse pour les consom­ma­teurs. La pré­sence d’une assu­rance effi­cace est la bonne solu­tion car elle :

limite le coût des réallocations,
 accroît les inci­ta­tions à inno­ver et à investir,
 limite les com­por­te­ments anti­con­cur­ren­tiels : les résis­tances à la concur­rence sont d’au­tant plus faibles que les pertes liées aux avan­tages acquis sont faibles.

En France, fai­blesses de la régu­la­tion de la concur­rence et de l’as­su­rance (sécu­ri­té sociale pro­fes­sion­nelle…) se tra­duisent par des acti­vi­tés exces­si­ve­ment pro­té­gées par des bar­rières anti­con­cur­ren­tielles qui ne favo­risent ni l’emploi, ni la crois­sance, ni les consommateurs.

Certes, pour réfor­mer le mar­ché du tra­vail fran­çais, de nom­breuses voies sont pos­sibles. La voie choi­sie jus­qu’à pré­sent a consis­té à modi­fier par petites touches le droit du tra­vail et l’or­ga­ni­sa­tion du ser­vice public de l’emploi en créant une mul­ti­tude de sta­tuts par­ti­cu­liers qui tendent à accroître la flexi­bi­li­té du mar­ché du tra­vail au prix d’i­né­ga­li­tés crois­santes. Notre démarche est dif­fé­rente. Nos pro­po­si­tions nous semblent en effet pré­sen­ter l’a­van­tage de repo­ser sur une concep­tion d’en­semble du fonc­tion­ne­ment du mar­ché du tra­vail, fon­dée sur des faits riche­ment docu­men­tés par de nom­breuses recherches récentes, tout en visant un objec­tif conci­liant la sécu­ri­sa­tion des par­cours pro­fes­sion­nels, faci­li­tant la mobi­li­té et favo­ri­sant la croissance.

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1. Voir Lio­nel Fon­ta­gné, Faut-il avoir peur des délo­ca­li­sa­tions ? En temps réels, Cahier n° 35, jan­vier 2005.
2. Le taux d’emploi est égal au nombre de per­sonnes en emploi divi­sé par la popu­la­tion en âge de tra­vailler, qui cor­res­pond habi­tuel­le­ment aux per­sonnes âgées de 15 à 64 ans.
3. Ces points sont déve­lop­pés dans le rap­port de Pierre Cahuc et Michèle Debon­neuil, Pro­duc­ti­vi­té et emploi dans les ser­vices, Rap­port n° 40, 2004.
4. Marianne Ber­trand et Fran­cis Kra­marz (2002), « Does Entry Regu­la­tion Hin­der Job Crea­tion ? Evi­dence from the French Retail Indus­try » Quar­ter­ly Jour­nal of Eco­no­mics, CXVII, 4, 1369–1414.
5. Cette concen­tra­tion est mesu­rée à chaque date et dans chaque dépar­te­ment par la concen­tra­tion des chiffres d’af­faires des entre­prises (indice d’Her­fin­dahl), par la part de la sur­face déte­nue par la plus grande chaîne, ou par la part de la sur­face déte­nue par les deux plus grandes chaînes.
6. Tou­te­fois, l’é­las­ti­ci­té des prix aux res­tric­tions d’en­trée esti­mée est envi­ron trois fois plus petite que l’é­las­ti­ci­té de l’emploi aux res­tric­tions d’entrée.
7. Cannes : 152 000 euros, Grasse : 144 817 euros, Per­pi­gnan : 121 960 euros, Mont­pel­lier : 120 000 euros… Source : Direc­tion des liber­tés publiques et des affaires juri­diques du minis­tère de l’In­té­rieur, cité par le Conseil de la concur­rence, avis 04-A-04 du 29 jan­vier 2004.
8. Source : Conseil natio­nal de la consom­ma­tion, « Rap­port sur l’a­mé­lio­ra­tion de la qua­li­té des pres­ta­tions et de la tari­fi­ca­tion des courses de taxis », 1996.
9. Paul Conway, Véro­nique Janod et Giu­seppe Nico­let­ti (2005), » Pro­duct Mar­ket Regu­la­tion in OECD Coun­tries : 1998 to 2003 « , OECD Eco­no­mics Depart­ment Wor­king Papers, n° 419.

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