Marché du travail : pourquoi sa réforme est indispensable, et sera difficile
Du fait de ses multiples interactions avec les différents acteurs et composantes de la vie économique et sociale, le marché du travail constitue un système particulièrement délicat. Il est aussi très actif : chaque jour, des entreprises évoluent, recrutent, licencient ; chaque jour, des salariés démissionnent, sont embauchés, s’installent à leur compte. Par an, plus d’un salarié du secteur privé sur trois quitte ainsi son emploi, à peu près autant est embauché, plus de 20 % de ce total correspondant à des changements de la structure de l’emploi (créations, suppressions de postes). De nombreux acteurs œuvrent à rapprocher l’offre et la demande. Leurs rôles sont en général aisés à lire, leurs systèmes d’action au point (y compris ceux des acteurs du secteur public, quoi qu’en disent certains contempteurs mal informés).
On pourrait donc s’attendre à ce que la fluidité du marché soit acquise, que la croissance améliore le taux d’emploi, que la puissance publique rende le système plus intelligent en favorisant les emplois du futur et plus solidaire en tendant un filet de sécurité au bénéfice des plus fragiles. Nous savons tous que nous en sommes malheureusement fort loin, et je me propose de montrer à travers quelques éléments en quoi le chômage de masse n’est pas une sorte de fatalité plus ou moins liée à la globalisation des échanges, mais qu’il découle avant tout de conditions de marché devenues progressivement inadaptées aux besoins de la société et de l’économie, et de l’indécision des politiques publiques en direction des bas salaires.
Notre taux d’emploi est un des plus faibles d’Europe et notre croissance est également pauvre en emplois
Notre productivité est pourtant bonne, et notre coût horaire se situe dans la moyenne de la zone euro (avec une tendance lente à perdre du terrain). Mais comme nous faisons depuis de longues années le choix à la fois de minorer la quantité de travail mobilisée en baissant sa durée moyenne (de fait l’une des plus faibles de l’OCDE) et de garantir le développement du revenu des acteurs en place (entreprises et salariés)2, c’est grâce à une mobilisation plus intense de la capacité de travail horaire des salariés que nous maintenons notre compétitivité-prix : on estime ainsi que la croissance en France ne devient créatrice d’emplois qu’à partir d’environ 1,6 %. Il ne faut cependant pas perdre de vue que « les entreprises dont la productivité s’accroît meurent moins souvent et créent de l’emploi »3, et que donc une meilleure productivité est globalement l’alliée de l’emploi.
Certaines catégories de population sont singulièrement en difficulté dans l’accès à l’emploi, et notamment à un emploi stable. La dynamique et le rapport des forces sur les marchés du travail, et de la sous-traitance, clivent en profondeur la structure de l’emploi
Près de 90 % des salariés sont actuellement en CDI. À l’inverse, certaines catégories de demandeurs d’emploi rencontrent de très sérieuses difficultés à retrouver un emploi (la montée du chômage s’est d’ailleurs essentiellement faite à leur détriment) : la frange de la population, en général peu qualifiée, qui « tourne » entre emplois structurellement précaires et mal rémunérés et périodes de chômage, les jeunes, les plus de 50 ans (dont le taux d’emploi est, de loin, un des plus faibles de l’OCDE). Ils servent de fait d’amortisseur de conjoncture, complétés dans ce rôle peu enviable par l’ensemble des autres demandeurs d’emploi, à travers une des plus fortes durées moyennes de chômage d’Europe (16,7 mois en 2003)4.
Or, le rapport entre CDI et emplois précaires évolue : 73 % des embauches actuelles sont à statut CDD, soit le taux le plus élevé d’Europe (après l’Espagne), avec un taux de transformation en CDI compris entre un 1⁄3 et 1⁄2. D’autre part, les efforts de spécialisation, de productivité et de variabilisation des charges des entreprises les conduisent à renforcer un tissu des PME sous-traitantes où se fait le gros de la création d’emplois et où les conditions d’emploi (stabilité, durée, rémunération) sont sensiblement moins bonnes5. On voit donc se développer un noyau dur d’emplois stables et bien rémunérés (en restriction) situés principalement dans le secteur public et les grandes entreprises, qui active un tissu diffus d’emplois moins stables et moins bien rémunérés (en croissance) plutôt situé dans des PME, les deux disposant d’une réserve de chômeurs et de main-d’œuvre précaire très mal rémunérée. Ce dispositif apporte de fait aux entreprises un surcroît de souplesse dans la mobilisation des ressources productives et un amortisseur du risque conjoncturel ; il agit comme palliatif d’un marché du travail actuellement mal adapté pour remplir ces conditions d’agilité et d’innovation.
La rigidité de la relation d’emploi limite singulièrement le dynamisme du marché du travail et sa capacité d’ajustement compétitif
Le caractère très restrictif de notre droit du travail est bien connu, s’agissant notamment de la difficulté des ruptures de contrat, qui conduisent à un taux de conflictualité tout à fait atypique6. Même si la protection des salariés dans certaines entreprises reste une nécessité, les conséquences des freins à la séparation sont évidentes dans un contexte de très fort risque individuel en cas de perte d’emploi : frein à la mobilité individuelle, limitation de la « destruction créatrice » d’emplois, vitesse réduite d’adaptation à l’évolution des marchés, perte de capacité d’innovation. Nous sommes d’ailleurs, une nouvelle fois, le seul pays de l’Union européenne dont la rigueur de la protection de l’emploi a augmenté entre 1990 et 2000, la plupart l’ayant assouplie. Les propositions avancées pour pallier ce dysfonctionnement, dont les conséquences se payent aussi par le clivage et les inégalités évoqués ci-dessus, visent toutes à protéger la personne plutôt que l’emploi, en échangeant un assouplissement et un encadrement des conditions de rupture contre un renforcement du soutien en cas de perte d’emploi (la désormais célèbre « flexicurité »).
Le secteur des services connaît un très fort déficit d’emplois, dû aux multiples barrières à l’entrée – directes ou indirectes – de nombreuses professions (commerce de détail à partir de 300 m², hôtellerie, coiffure, taxis, comptables, infirmiers, kinésithérapeutes, vétérinaires, etc.)7
Le déficit d’emplois a été estimé à plus de 10 % du total du secteur. Ainsi, si nous avions le même taux d’emploi dans ces professions que le Danemark ou les Pays-Bas, qui nous sont comparables en termes de PNB par habitant (le volume d’emploi dans le secteur tertiaire dépend du PNB par habitant), nous disposerions de 1,2 à 1,8 million d’emplois de plus. Les auteurs qui ont étudié le problème ont parfaitement bien repéré les différents gisements, leurs causes et leurs incidences sur le taux d’emploi. Pour l’essentiel, leur indispensable activation passe par une remise en question des mécanismes de protection concernés : réglementations, niveaux de qualification requis, etc., ces rentes de situation étant parfois d’ailleurs achetées comme telles par leurs bénéficiaires (cas des artisans taxis)8. Ajoutons que les emplois correspondants sont, dans bien des cas, comme dans le cas du commerce, de l’hôtellerie, de la restauration ou de services à la personne, assez souvent accessibles à des travailleurs peu voire pas qualifiés9.
L’effort financier affecté à l’action sur le marché de l’emploi est considérable, mais son efficacité marginale se traduit peu dans les chiffres, les politiques visant le chômage des travailleurs peu qualifiés hésitant entre revalorisation et compétitivité des bas salaires
Le devenir de ces populations constitue depuis longtemps, et à juste titre, l’axe principal des politiques de l’emploi avec la lutte contre le chômage des jeunes. Or, certaines études montrent « qu’une augmentation du coût relatif de 10 % réduit l’emploi peu qualifié de 5 % environ »10. On voit donc l’enjeu politique considérable d’un bon réglage du coût du travail peu qualifié. Mais s’il est une constante qui dépasse les clivages politiques, c’est bien ce permanent pas de deux entre revalorisation des bas salaires (dignité du travail, défense du niveau de vie, relance de la consommation) et restauration de leur compétitivité ainsi entamée par réduction des charges associées11.
Au bout du compte, ces populations ont vu leur niveau de vie s’accroître en cas d’emploi, mais leur taux de chômage n’a pas été entamé – loin s’en faut, l’éventail des premiers niveaux de rémunération s’est resserré, et le coût pour les finances publiques, lui, a explosé. La politique de l’emploi a ainsi coûté 41 milliards d’euros à l’État en 2006 (dont le coût des réductions de charges). En y ajoutant 28 milliards d’euros d’indemnisation du chômage, le coût direct pour la collectivité est donc au moins de 69 milliards d’euros en 2006, ce total n’incluant pas les revenus de solidarité.
Quant à la forte augmentation de la charge pour le budget de l’État (+ 24% en deux ans), elle ne se traduit ni dans l’évolution du taux d’emploi ni dans celui du taux de chômage : le nombre d’emplois est ainsi remarquablement stable depuis cinq ans, la légère remontée actuelle devant beaucoup à la remontée du taux de croissance. La question du bon réglage entre niveau du SMIC et réductions de charges qui conduirait à accroître le taux d’emploi sans trop verser dans la création des « poor jobs » (qui ont permis aux pays anglo-saxons de faire chuter leur taux de chômage) et sans dégrader outre mesure le budget de l’État reste un choix politique d’actualité à fort enjeu.
L’effet d’aubaine de l’indemnisation du chômage est une réalité, mais qu’il ne faut surtout pas surestimer
Les études montrent que l’indemnisation du chômage tend à freiner la vitesse du retour à l’emploi, l’effet de seuil (reprise d’emploi à proximité de la date de fin de droits) jouant fort chez les bénéficiaires d’indemnités élevées (par ailleurs plus aisément reclassables). Pour les niveaux d’indemnisation faibles, l’effet de seuil est par contre peu sensible. D’ailleurs, une enquête que nous avons conduite avec l’appui des conseillers de l’ANPE visant à mesurer la réalité de l’effort de recherche des demandeurs d’emploi a permis d’estimer que seuls 7 % n’étaient pas vraiment en recherche d’emploi. Les mieux indemnisés coûtant comparativement plus cher, cela justifie la politique incitative ciblée sur le niveau d’indemnisation, que l’UNEDIC semble mettre en place.
Au bout du compte, trois constats d’ordre politique me semblent plus particulièrement frappants :
• le singulier écart entre notre relativement bonne performance sur les « produits de sortie » qui conditionnent notre compétitivité dans les échanges internationaux (la qualité de la main-d’œuvre, le coût du travail) d’une part, et de l’autre notre statut de cancre international sur ses paramètres de fonctionnement (taux d’emploi, taux de chômage, conflictualité de la relation d’emploi, développement de la précarité, etc.) ;
• le consensus tacite pour que le coût de cet écart soit payé à court terme par les plus fragiles (et pour eux cela veut dire au prix fort), et à long terme par les générations futures en raison de l’hypothèque sur l’avenir que représente la perte d’agilité et de capacité d’innovation imposée à notre économie ;
• l’extrême sensation d’impuissance qui se dégage de l’action publique, en dépit d’efforts politiques et financiers colossaux, et d’une vraie forme de continuité, ces efforts donnant surtout l’impression de s’attaquer aux effets, et de ne pas réussir à entamer les causes.
Pourtant, quand on examine le détail des mécanismes succinctement évoqués ci-dessus, on comprend que le problème majeur du marché de l’emploi tient à cette espèce d’arthrose que nous avons progressivement laissée s’accumuler sur diverses articulations et qui cause sa perte d’efficacité et de fluidité : rigidités contractuelles, préférence tacite pour la préservation des intérêts particuliers des acteurs en place, multitude d’avantages catégoriels qui entravent le développement du secteur des services, etc. Soit autant de mécanismes protecteurs « de proximité » au bénéfice d’îlots d’acteurs face au risque de ce marché, qu’il conviendra de déconstruire un à un pour retrouver un mode de fonctionnement assoupli bénéficiant à tous et à la performance de notre économie.
Au bout du compte, tous les remèdes et actions à engager sont tous connus, ont fait l’objet de débats d’experts conclusifs. Pour ma part, je retiens deux lignes d’action prioritaires : une approche optimisée de la compétitivité-coût des bas salaires12 ; un patient travail d’assouplissement de l’organisation du marché.
La sensibilité politique et sociale au sujet du marché de l’emploi est particulièrement exacerbée, les attentes considérables, les enjeux immédiats. C’est une réforme qui sera donc longue et difficile, et grosse de conflits potentiels. La « sensation de sécurité de l’emploi » des Français est en effet la plus faible de l’Europe des 12 après la Grèce et le Portugal13 (même si l’insécurité réelle est très inégalement répartie). À divers titres, d’ailleurs, le consensus français sur le chômage nous rapproche de nos cousins latins, indiquant en cela la profondeur de ses ancrages culturels et sociaux et la difficulté qu’il y a et aura à « faire bouger les lignes ». Nous sommes donc face à un pur problème de courage politique : souhaitons que nos futurs dirigeants aient toute la « virtu » requise pour s’attaquer sérieusement, et vite, au problème…
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1. Mon domaine d’expertise concerne les politiques de gestion des ressources humaines des entreprises, les caractéristiques des populations au chômage et le système d’action du service public de l’emploi. Pour le reste, je vous propose ci-après la synthèse de différentes études qui m’ont paru contribuer à bien structurer la pensée sur ce sujet difficile et controversé.
2. Sur 2,3 % de taux de croissance annuel moyen du PNB entre 1980 et 2000, 1,8 % a été affecté aux gains de productivité par tête, 0,3 % à créer de l’emploi public et 0,2 % à créer de l’emploi productif. Le Royaume-Uni (croissance moyenne de 2,5 %) présente le même rapport entre productivité et création d’emplois mais a fait baisser son taux d’emploi public, augmentant d’autant son taux d’emploi productif. Aux USA, par contre, la croissance du PNB (3,3 %) a été affectée pour moitié aux créations d’emplois. (Analyse issue du Rapport REXECODE 2006 : Demain l’emploi si…)
3. Pierre Cahuc, Francis Kramarz : De la précarité à la mobilité : vers une sécurité sociale professionnelle, rapport au ministre de l’Économie, des Finances et de l’Industrie, publié en 2005 à la Documentation française (cf. article précédent).
4. Par exemple, on constate une concentration atypique des emplois précaires sur les jeunes (la plus forte d’Europe), la durée moyenne du chômage croît avec l’âge, avec le manque de diplôme, etc.
5. Durée annuelle du travail : 1 675 heures dans les entreprises de 10 à 19 salariés, 1 609 heures dans celles de plus de 500 salariés. Rémunérations mensuelles brutes moyennes à plein-temps : 2 060 € dans les entreprises de 1 à 9 salariés ; 2 750 € dans celles de plus de 500 salariés. (Source : DARES).
6. 25 % des licenciements donnent lieu à contentieux (base 2000), contre 23 % en Allemagne, 7 % au Royaume-Uni et 0,03 % aux USA.
7. On se reportera avec beaucoup de profit aux travaux de notre camarade Francis Kramarz et, pour une vision de synthèse, à son rapport cité ci-dessus.
8. Certains auteurs suggèrent d’ailleurs de racheter ces rentes pour libérer l’accès aux segments de marché concernés, moyen en toute hypothèse moins coûteux et plus durable que la création d’un emploi aidé.
9. Indiquons à ce propos la très féconde méthode de recrutement par simulation promue par l’ANPE (provenant du Québec) consistant à organiser pour certaines entreprises le recrutement de populations sélectionnées non pas par leurs diplômes ou expériences antérieures, mais par leurs « habiletés ». Par ce moyen, l’ANPE a procédé au reclassement de plusieurs milliers de demandeurs d’emploi sans qualification, mais dont les talents rencontraient bien les besoins des entreprises.
10. Notre camarade Bernard Salanié, professeur à l’École polytechnique, in Les Échos du 13 septembre 2006.
11. Voir pour plus de détail le livre de Yannick L’Horty Les nouvelles politiques de l’emploi aux éditions La Découverte.
12. On pourrait par exemple mettre en œuvre une politique de contention du SMIC en le complétant d’un dispositif incitatif d’intéressement légal aux résultats.
13. Postel-Vinay et Saint-Martin : « Comment les salariés perçoivent la protection de l’emploi ? » Document de travail delta – 2004.