Sur la technologie
Le monde a radicalement changé depuis trente ans. Mais je pense qu’il y a une faille dans l’analyse qu’en présentent Michel Camdessus et les coéquipiers qu’il s’est choisis. Compte tenu de leurs responsabilités exercées durant la période, leur rapport ne peut pas être neutre et a quelques allures de plaidoyer pro domo. Il n’est pas vrai que la mondialisation, c’est-à-dire aussi « l’intensité croissante de la concurrence sur les marchés mondiaux », soit une fatalité, comme l’a remarquablement montré notre camarade Jean-Pierre Gérard (60) dans un article « La mondialisation, un choix dangereux ? » paru dans un certain numéro de La Jaune et la Rouge que j’ai oublié, mais qui est consultable sur http://perso.orange.fr/gircom/T43128.html
Je ne saurais trop féliciter et remercier mon cher camarade de casert Hubert Lévy-Lambert d’avoir pris l’initiative de faire se pencher la communauté polytechnicienne sur une question ô combien capitale (Quel sursaut pour notre pays ?) et de me permettre ainsi de m’exprimer sur ce sujet dans le numéro spécial de La Jaune et la Rouge. Ma contribution consistera à introduire le texte ci-après
Mon parcours initial sur le tas à la Sereb, à la Sagem, à deux reprises au CNES, m’a fait connaître sur le fond le processus de R & D et m’interroger : comment mettre pleinement ce formidable outil au service de tous les hommes alors que le marché n’y suffit pas ?
Nous vivons un bouleversement sans précédent historique. Le risque serait de nous enfoncer davantage dans l’impasse sociale et écologique où l’évolution nous précipite, au lieu d’en sortir vers l’ère nouvelle, scientifique, qui n’est pas loin devant nous mais à côté de nous.
La question que se pose X‑Sursaut réhabilite de fait le volontarisme politique. Il me semble que dans ce sens le groupe ne doit pas hésiter à aller plus avant.
La technologie : une » ressource » inépuisable et sous-exploitée
La ressource technologique est exploitée spontanément dans la sphère de l’initiative privée par la machine économique mondialisée de plus en plus en mesure de le faire, partout où existent des marchés suffisants à court ou moyen terme. Par contre cette ressource dans le temps inépuisable est laissée en jachère face aux gigantesques besoins non satisfaits considérés comme essentiels, alors que, pour rendre ces besoins solvables dans la durée, on peut penser qu’elle pourrait être exploitée pleinement dans tous ses avantages à l’initiative de la volonté collective et dans des cas de plus en plus fréquents. À condition évidemment de les chercher pour les trouver.
L’humanité a accumulé des connaissances qui lui donnent un pouvoir absolument considérable sur la matière. Après avoir pu se doter des moyens surabondants d’un suicide collectif, elle a même su et pu conquérir la Lune. Il y a longtemps déjà. Pourtant les besoins essentiels du plus grand nombre sont encore loin d’être satisfaits. Bien pis : les disparités s’accroissent, les tensions, la misère, la faim, la violence s’étendent dans le monde ! Comment sortir d’une situation aussi absurde et désespérante ?
En réalité le problème posé est d’organisation : le progrès technique n’est pas ce qu’il pourrait être. Les éléments de réflexion esquissés ci-après insisteront ainsi non pas sur les entreprises en soi, mais sur ce qu’elles créent artificiellement, produisent et échangent, à savoir des produits, procédés et services, et principalement sur « l’art et la manière » dont ceux-ci sont conçus. En effet face aux besoins et contraintes (le « cahier des charges ») à satisfaire des utilisateurs, des consommateurs, comment les produits, les procédés, les services sont-ils conçus ? Il s’agit là d’une question fondamentale, qui touche au cœur même de l’économie et de la société, mais qui paradoxalement dans nos régions est peu étudiée et mal connue. Elle concerne avant tout en tant qu’entités responsables, d’une part les entreprises productives (à travers des services d’étude et de recherche), et d’autre part, un milieu professionnel très étroit, celui des ingénieurs, des ingénieurs d’étude et de conception.
De la science à la technologie : un potentiel naturellement illimité
La science, c’est l’accroissement de la connaissance. La technologie, c’est-à-dire les produits, procédés et services disponibles, c’est aujourd’hui de plus en plus l’application de la science. De plus en plus les produits, procédés et services sont conçus à partir de l’acquis scientifique des techniques de base en tant que systèmes complexes, à l’issue d’un processus d’étude, de développement et éventuellement de recherche, que l’on peut considérer de manière simplifiée avec, en phase finale, la réalisation et la mise au point (la qualification) de prototypes, et à l’origine, des études de faisabilité technique. Ces méthodes permettant à la technologie d’intégrer systématiquement les acquis de la connaissance ont commencé à apparaître à la fin du XIXe siècle (cf. le laboratoire de Thomas Alva Edison). Elles furent définitivement mises au point durant la guerre « froide » avec les grands programmes d’armement américains des années cinquante (Minuteman, Polaris…).
Aujourd’hui à travers cette activité de « recherche-développement » l’application technologique des acquis de la science est devenue non seulement l’équivalent d’une « ressource », exploitable en tant que telle, mais la ressource disponible la plus grande. Et dans la guerre « civile et économique », qui s’est développée depuis trente ans et ravage par sa violence sournoisement le monde en faisant « voler en éclats la société du travail et l’État social » (J. Habermas), la capacité à exploiter cette ressource est devenue peu à peu le facteur essentiel de la compétitivité des entreprises. Ne serait-ce que pour survivre, celles-ci ont dû, doivent ou devront s’organiser en conséquence (le reengineering).
La science, la connaissance sont neutres. Leurs applications, la technologie ne le sont pas.
Toute innovation apporte avec elle des avantages, des effets bénéfiques et positifs (sinon, quelle raison d’être aurait-elle ?). On peut citer : la satisfaction de besoins, l’ouverture de nouveaux espaces de liberté, l’augmentation de la productivité, la création d’emplois, etc. Elle produit également à des degrés divers des effets négatifs et pervers, des inconvénients : accroissement des disparités, effets de domination, consommation d’énergie et de matières premières, pollution et atteinte à l’environnement, ruptures culturelles, dégradation des conditions de travail, diminution de l’emploi, etc.
C’est bien la nature de l’ensemble des produits, procédés et services disponibles dans une société, en d’autres termes les effets multiples de sa technologie, qui conditionnent et façonnent en premier lieu, non seulement sa richesse, mais aussi son type de consommation, son mode de vie, sa culture, le « contenu » de sa croissance, son modèle de développement.
Alors qu’autrefois la technologie était une donnée du hasard et de la nécessité, aujourd’hui et contrairement à la pensée commune il n’en est plus de même. La technologie, faible partie d’un champ de « faisable » maintenant immense et croissant sans cesse, naît avec certaines caractéristiques et avec un certain rythme et un certain cheminement dans le temps, qui sont déterminés par les systèmes productifs et économiques qui l’engendrent.
Le principal est celui de l’économie de marché, l’économie libérale, efficace dans le court terme et possédant une dynamique propre très élevée, mais incapable par nature de prendre convenablement en compte des considérations de long terme ou relatives aux catégories non marchandes. L’État et les collectivités publiques ont été amenés de ce fait à intervenir.
Le second système est ainsi celui au sens large de la volonté collective, qui a fait la preuve de son efficacité entre autres en matière de défense ou dans la conquête de la Lune, déjà citées.
La technologie déterminée par le marché
En économie de marché les entreprises ne peuvent consacrer sur leurs fonds propres qu’une part évidemment limitée de leurs activités à la recherche-développement. Les taux « d’intensité de R & D » sont typiquement de l’ordre du pour cent (compris entre quelques dixièmes de pour cent et quelques pour cent).
Or innover coûte cher, particulièrement en ce qui concerne la réalisation et la mise au point des prototypes. Des laboratoires, des équipements d’essais doivent être installés, des équipes pluridisciplinaires doivent être entretenues. On rappellera ici la boutade : « Le meilleur moyen de se ruiner, ce sont les ingénieurs ! » Les entreprises exploitent ainsi la « ressource technologique », non pas pleinement mais juste suffisamment pour être au moins aussi compétitives que leurs concurrentes.
De ce fait l’acquis de la science et de la technique, aujourd’hui déjà considérable, est dans l’ensemble sous-exploité. La conscience de cette sous-exploitation est générale pour certains domaines, comme l’informatisation et l’automation ou les biotechnologies, où le sentiment des possibilités immenses d’application non encore mises en œuvre est largement répandu. Mais la sous-utilisation du gisement accumulé du savoir et du savoir-faire, existant ou potentiellement à venir, est pratiquement une réalité pour presque tous les secteurs, à des exceptions près sur lesquelles nous reviendrons parce qu’elles sont primordiales.
Cette constatation a inspiré l’idée qu’une « révolution de l’intelligence » est à portée de nous. Mais une telle révolution n’émergera pas spontanément. Elle devrait être organisée.
En stricte économie de marché, c’est-à-dire dans la sphère de l’initiative privée, l’innovation apparaît le plus souvent quand « l’écrémage du marché » permet une rentabilité à court terme.
Elle s’accompagne ainsi quasi automatiquement de la création d’un nouveau besoin non satisfait pour le plus grand nombre, c’est-à-dire en particulier d’un effet d’accroissement des disparités. Comme de toutes autres sortes d’effets négatifs, qui n’ont pas de raison de ne pas être, sauf existence de réglementations, interdictions et normes diverses, instaurées par la collectivité.
La technologie et l’action publique (ou la démocratie) : une liaison tumultueuse
En ce début du troisième millénaire l’action publique est à la fois idéologiquement discréditée et financièrement de moins en moins possible (cf. le chapitre suivant). Pourtant la technologie ne serait pas ce qu’elle est aujourd’hui sans l’action publique. Un retour sur le passé s’impose, sur lequel l’âge de l’auteur de ces lignes lui permet de porter témoignage.
Le premier rappel concernera les grands programmes technologiques engagés en France du fait de la volonté publique dans les années soixante et peu après : la force de frappe, le nucléaire civil, Concorde puis Airbus, le plan calcul, le spatial et Ariane, le TGV, le plan Théry de « rattrapage » du téléphone, etc. Ces grands projets ont presque tous été des réussites. Ils ont façonné dans la durée la capacité technologique de notre pays. Il est bien vrai que les choix sectoriels auraient pu être autres, mais il n’est nié par personne que c’est en grande partie grâce à ces programmes publics que notre pays tient encore sa place dans la compétition internationale. Dans les secteurs en question ils ont permis d’exploiter pleinement et non pas partiellement ce que j’appelle la « ressource technologique », c’est-à-dire d’atteindre des taux d’intensité de R & D dépassant les 10 voire les 20 %. Des taux aussi élevés ne peuvent être obtenus que grâce à la volonté publique : « La technologie, c’est l’argent public », disait-on justement. Avec au passage une remarque : les secteurs d’activité ne se trouvent pas être « avancés », « de pointe » ou « à haute technologie » par nature ou on ne sait par quel miracle, il appartient bien à la volonté publique, si elle en a les moyens, de pouvoir faire de tout secteur civil (sans parler bien sûr de la défense) un secteur technologiquement très avancé.
Le second point touche au problème central de la technologie : ses effets négatifs, autrement dit ses défauts. Comment les prévoir, les restreindre, les éviter, les gérer ? Un rappel historique est là aussi instructif. Au début des années soixante-dix peu avant la fin brutale et inattendue de la dernière période de forte croissance des pays industrialisés – les trente glorieuses des Français ou l’âge d’or des Anglo-Américains – trois types de griefs étaient émis à l’encontre de la technologie de ces pays, avec laquelle, par la force des choses, par mimétisme ou en ignorant que d’autres voies sont possibles, l’ensemble du monde se développait ou tentait de le faire.
Le premier, sur lequel le Club de Rome sonna l’alerte dès 1971, était que l’extension de cette technologie au bénéfice de tous les hommes de la planète se heurterait immanquablement aux exigences de préservation des ressources naturelles et de l’environnement : la technologie des pays industrialisés n’est pas « universalisable », « mondialisable », même à terme.
Le second est que cette technologie convient en outre mal à court terme aux pays en développement. Elle est souvent difficilement « transférable ». Les procédés industriels des pays industrialisés sont avant tout conçus pour produire de grandes séries, avec beaucoup de capital, avec des matières élaborées et peu de main-d’œuvre mais très qualifiée. Leurs biens d’équipement ont des performances quantitatives très élevées, mais sont d’une maintenance difficile et fort consommateurs en énergie. C’est tout le contraire qui est le plus souvent nécessaire à ces pays, qui devraient mettre en œuvre, pour se développer mieux et plus rapidement, une autre technologie, « appropriée », « adaptée », « sur mesure », qui n’existe pas et serait elle-même à développer.
Le troisième enfin est qu’au sein même des pays industrialisés la technologie existante commençait à être remise en question pour, outre ses atteintes à l’écosphère déjà vues et dénoncées par les écologistes, l’ampleur de certains de ses autres effets pervers, qu’il s’agisse des « aliénations de la société de consommation » (plus de besoins artificiels créés que de besoins existants satisfaits), des conditions de travail, etc., imposant de nouvelles technologies « alternatives », « douces », « soutenables ».
À l’époque les réactions et prises en compte politiques furent immédiates. Dès 1972 le Congrès américain promulguait le « Technology Assessment Act » et créait auprès de lui-même l’Office of Technology Assessment (OTA) comme premier outil démocratique d’information, de concertation et d’approche de l’évaluation globale des effets de la technologie en vue d’une certaine maîtrise collective de cette dernière. La même année une Conférence des Nations unies adopta à Stockholm une Charte de l’Environnement en 26 points. La France s’associa au mouvement. On peut citer par exemple : en 1975 la sortie de l’ouvrage La Technologie incontrôlée de Jean-Claude Derian et André Staropoli ; en 1978 la création de l’ONG « Innovation Tiers-monde » ; en 1983 la création de l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques sur le modèle de l’OTA, etc.
Mais il était déjà trop tard. Entre-temps les chocs pétroliers (c’est-à-dire en fait la « première crise mondiale de l’énergie et de la technologie ») et l’engagement dans un libre-échangisme intégral, qui s’ensuivit, avaient radicalement changé la face du monde et relégué au second plan, c’est-à-dire aux oubliettes, ces bonnes dispositions pourtant capitales pour l’avenir du genre humain. L’OTA a disparu en 1995 dans l’indifférence générale.
Le concept de « développement durable » a été vidé de sens. Le protocole de Kyoto, pourtant stipulant des « mesurettes » à la marge, est moribond, etc., trente ans après Stockholm ! L’humanité s’est vraiment acculée d’elle-même au catastrophisme, mais, comme l’a fait observer le philosophe Jean-Pierre Dupuy, à un « catastrophisme éclairé » !
Et maintenant ?
Jamais le fossé n’a été aussi grand entre le monde réel, tel qu’il est et tel qu’il va on ne sait où, mené par la « main invisible », et le monde potentiel que permettrait la pleine exploitation de la ressource technologique par un volontarisme démocratique. Jamais non plus n’ont paru mieux remplies, à l’exception d’une seule, les conditions pour que se réalise justement cette révolution de l’intelligence, ce passage après l’ère industrielle à une fantastique ère nouvelle, celle de la connaissance, l’ère scientifique, capable, entre autres dans la durée et avec des structures adaptées, de rendre solvables d’immenses besoins aujourd’hui non satisfaits et, pourquoi pas, d’éradiquer la pauvreté. En effet d’une part l’acquis de la science et de la technique, du savoir et du savoir-faire, d’ores et déjà considérable s’accroît sans cesse, tout au moins tant que la recherche fondamentale continue à être financée par la collectivité. D’autre part grâce à la cure permanente de concurrence violente qu’elles subissent, les entreprises sont de plus en plus en capacité d’exploiter cet acquis. La seule question en suspens est de savoir comment le volontarisme peut retrouver les moyens financiers de s’exercer.
Un pays en particulier comme la France, seul face aux effets nocifs de ce qu’on appelle « la mondialisation libérale », ne peut rien. Mais au sein de l’Europe dotée d’un minimum de protection douanière négociée, assurément oui. Les initiatives qui ont été dernièrement lancées, les États généraux de la recherche, l’appel de Jean-Louis Beffa, le PDG du groupe Saint-Gobain, pour « un retour à une politique de grands programmes technologiques », etc., ont abouti à un premier résultat. Elles doivent être poursuivies.