Quelle bonne gouvernance dans les pays en développement (PED) ? L’exemple de l’Afrique

Dossier : Les différences culturellesMagazine N°624 Avril 2007
Par Alain HENRY (73)

Les pays en déve­lop­pe­ment peuvent se carac­té­ri­ser par leur ges­tion peu per­for­mante. Le poids des tra­di­tions semble s’y oppo­ser dura­ble­ment aux logiques d’ef­fi­ca­ci­té éco­no­mique. Cette dif­fi­cul­té se mani­feste aus­si bien dans la ges­tion archaïque des entre­prises que dans la défaillance des ser­vices admi­nis­tra­tifs. Elle a conduit à s’in­ter­ro­ger sur l’hy­po­thèse d’un déter­mi­nisme cultu­rel s’op­po­sant aux per­for­mances éco­no­miques. Mais les démons­tra­tions s’a­vèrent erro­nées. Si un lien existe c’est celui d’une cohé­rence éven­tuelle entre les logiques cultu­relles et les formes d’or­ga­ni­sa­tion éco­no­mique. Il existe ain­si en Afrique sub­sa­ha­rienne des entre­prises per­for­mantes. Elles appliquent natu­rel­le­ment des prin­cipes uni­ver­sels de « bonne gou­ver­nance « , mais elles le font selon des manières qui leur sont propres, par­fois inat­ten­dues pour un regard étran­ger. La prise en compte des spé­ci­fi­ci­tés cultu­relles dans la construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle reste lar­ge­ment absente des pro­po­si­tions des orga­nismes internationaux.

L’abandon d’une démonstration erronée

La ques­tion d’un lien entre la culture et les per­for­mances éco­no­miques a été ini­tia­le­ment rame­née à celle d’un déter­mi­nisme cultu­rel. La culture y était consi­dé­rée comme un sys­tème de « valeurs » qui orientent les com­por­te­ments. Dans cette pers­pec­tive, on s’est inter­ro­gé sur l’ab­sence de cer­taines « valeurs », tour à tour, l’es­prit d’en­tre­prise, le sens de la pré­vi­sion ou de l’é­pargne, voire le res­pect des règles, l’as­si­dui­té au tra­vail, etc. En même temps, on a vou­lu voir des « valeurs » spé­ci­fiques aux pays en déve­lop­pe­ment, à l’i­mage de la notion mal défi­nie de « soli­da­ri­té africaine ».

Dans les années 1970, cer­tains auteurs ont cru ain­si démon­trer que l’é­chec des pays asia­tiques était dû aux « valeurs » du confu­cia­nisme et du boud­dhisme. Puis, quelques années plus tard, d’autres cher­cheurs ont cru expli­quer le décol­lage impres­sion­nant de ces mêmes pays à par­tir… des mêmes « valeurs ». Un simple rap­pro­che­ment entre ces tra­vaux a mis fin à toute vel­léi­té de démons­tra­tion. En réa­li­té ce sont les pos­tu­lats ini­tiaux qui s’a­vèrent faux.

Pas de fatalité culturelle

Le dan­ger des bonnes pratiques
Faute de savoir éclai­rer l’impact des cultures, les leçons de ges­tion qui sont répan­dues aujourd’hui autour de la pla­nète ne parlent plus que de reco­pier les « bonnes pra­tiques » uni­ver­selles (résu­mées en quelques prin­cipes de « gou­ver­nance »). Cepen­dant cha­cun conti­nue d’apercevoir dans les pays en déve­lop­pe­ment des com­por­te­ments qui font obs­tacle à une éco­no­mie moderne. Ici, on repère un mana­ge­ment hié­rar­chique, aux anti­podes des dis­cours sur l’empo­werment et l’initiative. Là, on voit un res­pect approxi­ma­tif des contrats, repo­sant sur une forte part d’informel et de fac­teurs rela­tion­nels. Devant de tels constats, des anthro­po­logues de la Banque mon­diale vont jusqu’à consi­dé­rer que la réduc­tion de la pau­vre­té passe par la sup­pres­sion de cer­taines tra­di­tions, par exemple « par la des­truc­tion » au Népal du sys­tème de castes

D’une part, la notion de « valeurs » spé­ci­fiques conduit à une impasse. Cette concep­tion de la culture, héri­tée des fon­da­teurs de la socio­lo­gie, a été contre­dite par leurs suc­ces­seurs. Les grandes « valeurs » – de soli­da­ri­té, de digni­té, d’é­qui­té, etc. – sont uni­ver­selles ; et la « soli­da­ri­té » n’est pas en soi une valeur afri­caine ! Pas plus que le clien­té­lisme ou la cor­rup­tion n’y sont spé­ci­fiques. Ce sont plu­tôt des dérives uni­ver­selles de la nature humaine.

D’autre part, l’hy­po­thèse des com­por­te­ments décou­lant auto­ma­ti­que­ment des valeurs ne tient pas. Dans toutes les socié­tés, une règle peut être consi­dé­rée comme sacrée ou au contraire comme peu res­pec­table : cela dépend du contexte. En France, le res­pect de l’heure est inéga­le­ment respecté.

Tou­te­fois il n’est guère ima­gi­nable d’être en retard pour une réunion pré­si­dée par un supé­rieur de rang éle­vé. En Afrique, il est inac­cep­table d’ar­ri­ver en retard à une réunion de ton­tine1.

En fin de compte, il existe assez d’é­vi­dences pour indi­quer qu’il n’y a pas de fata­li­té cultu­relle, qui mène­rait cer­tains pays à l’é­chec et d’autres au succès.
Il faut donc reprendre à la base la ques­tion ancienne du lien entre les « cultures » et le « déve­lop­pe­ment ». Pour cela il faut revoir ce que l’on entend par culture et mieux com­prendre la manière dont elle inter­fère avec la vie économique.

L’idée trompeuse de « solidarité africaine »

À la suite de l’an­thro­po­lo­gie moderne, il s’a­git de conce­voir les cultures comme des manières de don­ner sens à un ordre social. Chaque socié­té a des logiques d’in­ter­pré­ta­tion qui struc­turent les liens entre l’in­di­vi­du et le groupe. La manière de faire valoir telle ou telle valeur uni­ver­selle y est spé­ci­fique. D’une culture à l’autre, une même situa­tion revêt des signi­fi­ca­tions dif­fé­rentes, voire inverses. En France, le fait « d’é­le­ver la voix » signi­fie que l’on veut par­ler au nom de l’in­té­rêt géné­ral ; en Afrique, c’est au contraire ris­quer de n’être pas pris au sérieux, en don­nant un signe de colère ou de malveillance.

L’i­dée, très répan­due, d’une « soli­da­ri­té afri­caine » paraît jus­ti­fiée, si c’est pour indi­quer qu’il existe des formes sin­gu­lières de soli­da­ri­té (la famille « élar­gie », la force des devoirs d’a­mi­tié, etc.). Au-delà, elle est peu éclai­rante et même trom­peuse. D’une part, cette soli­da­ri­té est dénon­cée par les inté­res­sés comme un « impôt com­mu­nau­taire » vécu comme un « calvaire ».

On est loin d’une « valeur » posi­tive. D’autre part, on ne voit pas ce qui en limite l’ap­pli­ca­tion, sauf à lais­ser croire qu’il s’a­git d’une mer­veilleuse géné­ro­si­té illi­mi­tée ! Or les socié­tés afri­caines donnent aus­si une large part aux inté­rêts indi­vi­duels. Il est para­doxal que ceux qui dénoncent cette soli­da­ri­té conti­nuent d’en pra­ti­quer des formes par­ti­cu­liè­re­ment pous­sées (par exemple, en favo­ri­sant l’a­van­ce­ment d’un proche). On ne voit pas com­ment per­dure un sys­tème d’en­traide tant décrié.

Pour l’ex­pli­quer, il faut sai­sir la signi­fi­ca­tion que peut prendre un refus d’en­traide et les soup­çons qu’il sus­cite. Dans un livre auto­bio­gra­phique2, le pré­sident de la socié­té ivoi­rienne des eaux en donne plu­sieurs illustrations.

L’importance de la bonne entente et des intérêts

Un refus d’entraide
Une atta­chée com­mer­ciale refuse – avec maintes pré­cau­tions – d’accorder un passe-droit à une per­son­na­li­té poli­tique qui ne paye pas ses fac­tures d’eau. L’attitude de la com­mer­ciale est res­sen­tie immé­dia­te­ment par son inter­lo­cu­teur comme un refus inquié­tant, comme un signe de mau­vaise volon­té, voire de mal­veillance. Son refus déclenche en retour des « menaces » du client (si la com­mer­ciale n’obtempère pas, elle risque de perdre son emploi). Mais celle-ci, avec force mani­fes­ta­tions de bien­veillance (res­pect osten­ta­toire, flat­te­ries, prompte sou­mis­sion), arrive à faire com­prendre, non pas qu’elle ne veut pas, mais qu’elle ne peut pas du fait notam­ment des contrôles infor­ma­tiques. Elle calme les sen­ti­ments de son inter­lo­cu­teur, au point que celui-ci finit par payer sur le champ et fait à son tour assaut d’amabilités et de gen­tillesses. Ce récit est signi­fi­ca­tif des logiques locales d’interprétation.

Au-delà des dif­fé­rences entre pays afri­cains3, on y observe des concep­tions à bien des égards sem­blables de la vie en socié­té. On y retrouve une grande impor­tance don­née à la qua­li­té des rela­tions, ain­si qu’à une expres­sion assez crue des inté­rêts individuels.

Une bonne rela­tion y est une condi­tion de coopé­ra­tion pro­fes­sion­nelle (contrai­re­ment à un uni­vers occi­den­tal où elle n’est qu’un « plus », les rap­ports étant fon­dés d’a­bord sur des règles pro­fes­sion­nelles). Le fait de « bien s’en­tendre » per­met de trai­ter les pro­blèmes en « amis » (le mot a ici une accep­tion plus large qu’ailleurs). Inver­se­ment le fait de ne pas béné­fi­cier d’un lien auto­rise une méfiance, qui se res­sent à la moindre dif­fi­cul­té. On voit alors sur­gir le soup­çon de « méchan­ce­té », « d’ap­pé­tits cachés », voire d’une « volon­té gra­tuite de nuire ».

Les socié­tés afri­caines accordent éga­le­ment une grande place à l’ex­pres­sion des inté­rêts, qu’il est pré­fé­rable de mettre en lumière. Un pro­verbe came­rou­nais rap­pelle que « la chèvre broute autour du piquet » (c’est-à-dire son appé­tit s’é­tend autour d’elle, limi­té seule­ment par ce qui l’en­trave). On ren­contre une grande méfiance à l’en­contre de ce qui se trame par-der­rière (notam­ment ce que les indi­vi­dus ont der­rière la tête). Cha­cun est sup­po­sé agir en défen­dant ses inté­rêts ; et inver­se­ment on ne peut guère s’at­tendre à du zèle de la part de ceux qui n’ont pas d’in­té­rêt à une affaire. Le fait d’a­voir de bonnes rela­tions n’est pas incom­pa­tible avec une logique d’in­té­rêts, au contraire.

L’effet déterminant des dispositifs de gestion

Une telle concep­tion de la vie en socié­té ne pré­dé­ter­mine pas les com­por­te­ments. Elle orga­nise la manière de leur don­ner sens. Les com­por­te­ments peuvent être inci­tés par les dis­po­si­tifs de ges­tion, dans la mesure où ils prennent sens dans leur propre contexte.

L’en­traide ne résulte pas de l’ef­fet englo­bant d’une « valeur » afri­caine, mais de la crainte des volon­tés néfastes. Les dis­po­si­tifs d’or­ga­ni­sa­tion jouent alors un rôle essen­tiel. Le fait pour notre atta­chée com­mer­ciale de prou­ver sa volon­té docile (prou­ver qu’elle ne peut pas à cause des contrôles infor­ma­tiques) per­met d’a­bou­tir au résul­tat de ges­tion escompté.

Dans chaque culture, cer­taines situa­tions res­tent plus dif­fi­ciles à gérer. Par exemple l’in­tro­duc­tion en Afrique des sys­tèmes d’é­va­lua­tion des per­for­mances reste une source de dif­fi­cul­tés. Dans un uni­vers amé­ri­cain, l’é­va­lua­tion est vue comme l’is­sue nor­male d’une col­la­bo­ra­tion – la meilleure façon d’être quitte et une occa­sion de pro­grès per­son­nel. En France, elle com­porte le risque d’un sen­ti­ment d’in­tru­sion du supé­rieur dans la conscience du subor­don­né, avec ce que cela implique d’im­pres­sion infan­ti­li­sante ; elle reste tou­te­fois menée par réfé­rence à des normes pro­fes­sion­nelles. En Afrique, l’é­va­lua­tion est vite inter­pré­tée en fonc­tion de la rela­tion qu’en­tre­tiennent l’é­va­lué et l’évaluateur.

La mau­vaise ges­tion dans les PED ne tient pas tant à l’obs­tacle de « valeurs » peu pro­pices au déve­lop­pe­ment. Elle résulte plu­tôt d’une orga­ni­sa­tion inadap­tée à la manière dont les situa­tions prennent sens. Les méthodes de ges­tion doivent pro­té­ger des inter­pré­ta­tions néga­tives, notam­ment lorsque les per­sonnes doivent agir à l’en­contre d’au­trui. Elles doivent aus­si aider à faire valoir les mani­fes­ta­tions de res­pon­sa­bi­li­té dont ces logiques sont por­teuses (agir avec bonne volonté).

Des entreprises performantes en Afrique subsaharienne

La cohé­rence des sys­tèmes de ges­tion avec les logiques cultu­relles est en effet déter­mi­nante. On trouve dans les pays en déve­lop­pe­ment – notam­ment en Afrique – des entre­prises à suc­cès4. Certes elles appliquent des règles de ges­tion uni­ver­selles, mais selon des moda­li­tés plu­tôt singulières.

Pour ou contre
Les déci­sions de ges­tion sont lues comme ayant été prises « pour » quelqu’un ou « contre » lui. L’amitié est vue comme « la pre­mière des richesses », source de col­la­bo­ra­tions fruc­tueuses. On oscille cepen­dant entre des confiances per­son­nelles fortes et une cri­tique âpre des inté­rêts cachés qui sté­ri­lisent tout, source de méfiance. Les logiques d’interprétation opposent le fait de se com­por­ter en « ami » ou en « mal­veillant ». Dans son livre, le pré­sident ivoi­rien oppose, dès la pre­mière page, les « véri­tables amis de l’Afrique » qui, au-delà des échecs, veulent encore y croire ; et ses « irré­duc­tibles enne­mis [qui] pro­fitent de toutes les occa­sions pour réduire à néant le vieux conti­nent ». C’est à par­tir de ces logiques qu’un grand nombre de situa­tions prennent sens.

Ces entre­prises suivent natu­rel­le­ment des prin­cipes de bonne ges­tion : fia­bi­li­té des pro­cé­dures, niveau des salaires, moti­va­tion des per­son­nels, prin­cipes de repor­ting, etc. En même temps, en regar­dant de près la manière dont elles s’y prennent, on y trouve des dis­po­si­tifs par­ti­cu­liers, dont la por­tée est consi­dé­rable pour res­pon­sa­bi­li­ser les per­sonnes et faci­li­ter leur col­la­bo­ra­tion. L’é­tude de plu­sieurs cas nous a mon­tré que l’on y trouve une uti­li­sa­tion inten­sive des manuels de pro­cé­dures, du contrôle interne et de la for­ma­tion continue.

La for­ma­li­sa­tion écrite des pro­cé­dures est recom­man­dée par les stan­dards inter­na­tio­naux (normes ISO). Tou­te­fois les entre­prises afri­caines per­for­mantes en font un usage par­ti­cu­lier. Les docu­ments com­portent un luxe de détails impres­sion­nant, pré­ci­sant le rôle des indi­vi­dus, les moindres contrôles à effec­tuer, les bons com­por­te­ments, etc.5 La néces­si­té de tels manuels est per­çue comme évi­dente. La dif­fé­rence est frap­pante avec les entre­prises fran­çaises où cet outil a une image sou­vent peu opé­ra­tion­nelle et où l’on se vante volon­tiers de les igno­rer. Il ne s’a­git pas de pen­ser que les pro­cé­dures sont mieux res­pec­tées en Afrique. Comme ailleurs, cela dépend des cir­cons­tances. Mais l’in­té­rêt qu’on leur porte est dif­fé­rent. La pré­ci­sion des docu­ments, le conte­nu des expli­ca­tions, le fait de les res­pec­ter n’ont pas la même signi­fi­ca­tion. Le sens des res­pon­sa­bi­li­tés invite à s’y plier volon­tiers. Enfin à condi­tion de veiller à une appli­ca­tion sys­té­ma­tique, ils servent à jus­ti­fier les contrôles (qui ne sont plus alors le fait d’une mau­vaise intention).

Les manuels de pro­cé­dures sont une forme d’or­ga­ni­sa­tion moderne. Mais leur conte­nu est ici cohé­rent avec ce qui est socia­le­ment atten­du. Ils ne sont pas sans rap­pe­ler les règle­ments minu­tieux des ton­tines came­rou­naises6. Ils font aus­si écho à la vie très ritua­li­sée des socié­tés africaines.
La place accor­dée à l’au­dit interne est éga­le­ment cohé­rente avec cette concep­tion. Elle encadre la valeur sys­té­ma­tique des pro­cé­dures. L’au­di­teur appa­raît comme un tiers exté­rieur, char­gé de déce­ler les mau­vais com­por­te­ments et les menées invi­sibles. Selon cette logique, le pré­sident de la socié­té ivoi­rienne n’hé­site pas à éri­ger le prin­cipe de « sépa­ra­tion des fonc­tions » en « règle d’or du mana­ge­ment ». Le mor­cel­le­ment des tâches, res­sen­ti ailleurs comme démo­ti­vant, devient ici un élé­ment de moti­va­tion. Elle pro­tège cha­cun des pressions.

La for­ma­tion joue éga­le­ment dans les entre­prises afri­caines un grand rôle, au-delà de son conte­nu tech­nique, pour favo­ri­ser les liens d’a­mi­tié et expli­quer les bons comportements.

Tan­dis que cer­tains outils de ges­tion peinent à s’ap­pli­quer, comme l’é­va­lua­tion des per­for­mances, d’autres trouvent de sin­gu­liers déve­lop­pe­ments. Ils béné­fi­cient de la force des loyau­tés per­son­nelles. En même temps leur conte­nu nor­ma­tif pro­tège du risque de voir cette ratio­na­li­té rela­tion­nelle l’emporter sur les logiques économiques.

Une démarche de construction institutionnelle qui n’en est qu’à ses débuts

Il n’est donc pas ques­tion d’un déter­mi­nisme cultu­rel sur les com­por­te­ments éco­no­miques. Il faut lui sub­sti­tuer l’i­dée d’une cohé­rence pos­sible entre la culture et les ins­ti­tu­tions, sus­cep­tible d’o­rien­ter les comportements.

Une étude de pros­pec­tive afri­caine7 consi­dère comme élé­ment cri­tique des scé­na­rios posi­tifs d’une part la capa­ci­té du conti­nent à mettre la richesse rela­tion­nelle au ser­vice des ratio­na­li­tés éco­no­miques tout en évi­tant ses excès, d’autre part la capa­ci­té à éta­blir un cadre favo­rable à la com­pé­ti­ti­vi­té des entre­prises. Il y a en réa­li­té un lien entre ces deux condi­tions. C’est au cadre ins­ti­tu­tion­nel de faire en sorte que les logiques rela­tion­nelles soient favo­rables aux logiques éco­no­miques. Cela sup­pose qu’il soit conçu par rap­port aux logiques culturelles.

Au-delà de l’A­frique, des constats simi­laires peuvent être faits dans d’autres pays en déve­lop­pe­ment8. L’ap­pli­ca­tion de la démarche n’en est qu’à ses débuts. Il est plus aisé de l’ap­pré­hen­der au niveau concret des entre­prises, plus facile à obser­ver. Cepen­dant elle peut être éten­due au niveau glo­bal de ce que l’on nomme la « construc­tion institutionnelle ».

Le ren­for­ce­ment des « capa­ci­tés ins­ti­tu­tion­nelles » est un aspect cen­tral de l’aide au déve­lop­pe­ment. Mais selon la défi­ni­tion qu’en donnent les experts, en par­ti­cu­lier la Banque mon­diale, cette capa­ci­té est impli­ci­te­ment réduite à deux aspects : d’une part, mettre en place des struc­tures ins­ti­tu­tion­nelles conformes aux prin­cipes de gou­ver­nance, d’autre part, for­mer les indi­vi­dus qui doivent en occu­per les nœuds. Cepen­dant on semble igno­rer tota­le­ment la ques­tion de la forme de ces ins­ti­tu­tions, comme élé­ment cri­tique de l’ef­fi­ca­ci­té ins­ti­tu­tion­nelle. Il existe dans les PED de nom­breuses enti­tés qui dis­posent de per­son­nels bien for­més. Pour­tant ceux-ci semblent pris dans des logiques col­lec­tives contraires aux logiques éco­no­miques. Il faut en effet s’in­té­res­ser à la forme des ins­ti­tu­tions et à leur capa­ci­té à faire sens dans leur contexte culturel.

Tant que les expli­ca­tions sur la construc­tion ins­ti­tu­tion­nelle en res­tent au niveau des géné­ra­li­tés, on ne per­çoit pas les mal­en­ten­dus : on s’en tient alors à ce que les lois éco­no­miques reflètent d’une nature humaine uni­ver­selle. Mais lorsque l’on regarde de plus près les détails concrets et la com­pré­hen­sion que les acteurs en ont, les ques­tions n’ont plus de réponse uni­ver­selle. Elles doivent s’é­non­cer au sein d’une vision locale de la vie en socié­té. La méthode pour­rait consis­ter à faire preuve de réa­lisme socio­lo­gique, en pre­nant en consi­dé­ra­tion les faits sociaux avé­rés, qui sont actuel­le­ment trai­tés comme des détails aty­piques ou secondaires.

La culture n’est pas un pay­sage devant lequel on dres­se­rait une orga­ni­sa­tion éco­no­mique (plus ou moins uni­ver­selle). Elle est le maté­riau avec lequel celle-ci doit se construire. En ser­vant à orga­ni­ser le lien social, elle peut accroître l’ef­fi­ca­ci­té économique.

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1. A. Hen­ry, G. H. Tchen­té, P. Guillerme, Ton­tines et banques au Came­roun, Éd. Karthala.
2. M. Zadi Kes­sy, Culture afri­caine et mana­ge­ment de l’en­tre­prise moderne, Éd. Ceda.
3. Voir pour le Tchad et le Séné­gal, P. d’I­ri­barne, « L’AFD et ses par­te­naires, la dimen­sion cultu­relle », Docu­ment de tra­vail de l’AFD ; pour le Came­roun, A. Hen­ry, « La révo­lu­tion des pro­cé­dures au Came­roun », in P. d’I­ri­barne, Le Tiers-monde qui réus­sit, nou­veaux modèles, Odile Jacob ; pour la Côte-d’I­voire, A. Hen­ry, « Chro­nique d’un mana­ge­ment afri­cain », Gérer et com­prendre, juin 1999 ; pour le Mali, A. Hen­ry, « La géné­ro­si­té ne suf­fit pas : Nio­ro du Sahel, les rai­sons d’une dis­corde », in S. Michai­loff (dir.), À quoi sert d’ai­der le Sud ?
4. P. d’I­ri­barne, Le tiers-monde qui réus­sit, op. cité.
5. A. Hen­ry in P. d’I­ri­barne, Le tiers-monde qui réus­sit, op. cité.
6. A. Hen­ry et alii, Ton­tines et banques au Came­roun, op. cité.
7. Afrique 2025, Quels futurs pos­sibles pour l’A­frique au sud du Saha­ra ? Alioune Sall (dir.), Futurs afri­cains, Kar­tha­la 2003.
8. P. d’I­ri­barne, op. cité.

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