Le pouvoir en Chine Entretien avec François Jullien
La grande alternative de la pensée chinoise dans le politique, c’est « ordre » ou « désordre ». Cette notion d’ordre en induit une autre, qu’on traduit par « rites », autrement dit la régulation, façon de maintenir l’ordre à travers la durée et au sein du changement. Les Occidentaux séparent le religieux, le politique, la morale. La Chine, elle, offre une forme de pensée cohérente qui n’a pas fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait qu’elle n’a pas séparé. Dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par conformation », la liberté, au sens d’émancipation, a du mal à venir. La grande force de l’Occident, c’est l’idée de modélisation. Du côté chinois, c’est celle de régulation.
Beaucoup d’idées circulent sur la société chinoise. Certains la voient comme très communautaire, d’autres comme très individualiste. Pour votre part, quels liens faites-vous avec les formes proprement politiques ? Ce rôle du pouvoir chinois, ce mélange… ou ce qui donne l’impression, de l’extérieur, d’un mélange de force de la structure et de vigueur de l’individualisme… comment appréhendez-vous cela ?
François Jullien : J’évite de passer d’emblée par ces catégories générales qui seraient individualiste, holiste. J’ai souvent entendu dire, souvent par les Chinois eux-mêmes : « Les Grecs, les Européens, sont du côté de l’individuel, les Chinois du côté du collectif. » C’est faux, rien n’est plus collectif que la Cité de Platon et la catégorie de l’individuel existe en chinois classique. Donc, j’éviterais de passer par ce genre de catégories, toutes européennes.
Dépayser la pensée
La Chine n’est pas l’inverse ou l’opposé de la pensée européenne. Car, si on la pense ainsi, on en fait toujours l’autre du même, c’est-à-dire le même renversé, donc on reste chez soi. Il y a cette difficulté que j’ai appelée « dépayser la pensée », décatégoriser, au fond, redéplier ce que nous avons plié, nous, intellectuellement, pour avoir un plan de travail commun avec la pensée chinoise. Sur la question du politique, l’écart essentiel est que la Chine n’a jamais constitué des formes du politique, comme dans la position grecque, déjà présentes chez Hérodote, puis chez Platon, Aristote, puis chez nous, chez Montesquieu… il y a des formes du politique dans « penser l’affaire politique », au sens de la politeïa, du « vivre ensemble », à partir de formes plurielles strictement politiques, comme « monarchie », « oligarchie », « démocratie », « les bons régimes », « les mauvais régimes » et la comparaison entre eux.
En Chine, et c’est là, la difficulté, il n’y a pas des formes du politique, il n’y a qu’une conception du politique et qui, étant seule, ne s’est pas abstraite à titre de forme. C’est ce qu’on appellera « la voie royale », la « monarchie » ou plutôt, en chinois, wangdao, la voie royale : le pouvoir d’un seul, avec tout un appareil, bien sûr… Il faut en tenir compte pour comprendre la Chine d’aujourd’hui et son parti communiste dans un régime hypercapitaliste. Ce qui fait barrage à l’avènement de ce qu’on appelle, nous, la démocratie est qu’il n’y a qu’une forme de politique, pas une forme, un régime, non seulement centralisé, mais monopolisé. Le parti, alors qu’il n’y a plus du tout d’idéologie socialiste en Chine, garde cette fonction de monopolisation du politique, qui a en vue une chose essentielle encore aujourd’hui : assurer l’ordre. La grande alternative de la pensée chinoise dans le politique… c’est « ordre » ou « désordre », zhi ou luan, le bon prince, le mauvais prince.
Tout se conçoit à partir de cette notion d’ordre, qui en induit une autre, intraduisible, mais, dont on sait bien, dont Montesquieu dit bien, qu’elle est la chose chinoise et qu’on traduit par « rites » – terme évidemment très inadéquat. Dans l’Esprit des lois, chapitre XVII, livre XIX il dit : « Propriété particulière au gouvernement de la Chine » (vous voyez, la question nous tient depuis trois siècles…) : « Ils confondirent la religion, les lois, les mœurs, et les manières ; tout cela fut la morale, tout cela fut la vertu. Les préceptes qui regardaient ces quatre points furent ce qu’on appela les rites. » Donc, du religieux au moral en passant par le politique, toutes nos catégories de base se trouvent déplacées, retravaillées, décatégorisées par quelque chose qu’on désigne unitairement en Chine par rites.
Un mode de régulation
Ce qu’on entend par là, c’est procédures, terme qui évoque processus, sous lequel j’entends le tao chinois, la viabilité des choses. Je crois que la Chine a pensé la viabilité, non pas la voie qui mène à une vérité, une révélation, un absolu, mais la voie par où ça passe, par où c’est viable. La voie de la régulation : cette façon de maintenir l’ordre à travers la durée et au sein du changement. Pour moi, régulation s’oppose à règle. Lisez certains processus : il n’y a pas de règle, mais il y a cet art d’indiquer comment réguler, comment maintenir l’équilibre au travers du changement. La Chine n’a pas pensé l’éternité, n’a pas pensé à l’idéalité…, mais elle a pensé qu’il fallait maintenir l’équilibre, pour que ce qui est en jeu : organismes, mécanismes…, se renouvelle.
Ce qui nous renvoie à la figure du Ciel ; le Ciel, cette régulation qui, parce qu’elle est continue, parce qu’elle ne dévie pas, se renouvelle : la régulation du froid et du chaud, du jour et de la nuit, etc. Et, dans ce renouvellement continu, inépuisable, il y a cette notion de rites, si mal traduite en français. Je dirais mode de régulation du social, politique, religieux, de tous ces termes mis ensemble, puisque effectivement c’est un rapport du ciel et de la terre, pour nous, donc, dans le cadre du religieux, c’est un rapport au social, c’est ce qui donne forme à l’organisation politique, et c’est aussi le comportement individuel. Donc, pour nous, c’est la morale au sens propre. C’est cette exigence régulatrice par conformation : il faut se conformer. J’opposerai cette exigence de conformation à la pensée de la formalisation des Grecs, du côté du logos. Formalisation, puisque aussi bien chez Platon, chez Aristote, logos signifie aussi bien forme, articulation des choses que discours, définition. La Chine, elle, pense ce que nous traduisons par rites comme, disons, des modes de conformation permettant la régulation du social.
Certes, la Chine d’aujourd’hui ne se veut pas dans cette tradition-là. La révolution culturelle était aussi une grande entreprise contre ça. Néanmoins, cette raison par conformation, ce que j’appellerais le conformisme à bon escient – pas le conformisme négatif tel qu’il est vu chez nous mais plutôt une sorte d’attitude à se conformer à des modes de régulations sociaux -, reste marquante encore aujourd’hui. La Chine n’y a pas renoncé. Et ça reste notamment encore visible dans les entreprises, en Chine comme au Japon d’ailleurs.
Une forme de pensée cohérente
Ce qui veut dire que l’image occidentale selon laquelle il faut bien distinguer pouvoir temporel, pouvoir spirituel, rôle du politique et rôle du moral, et donc que le responsable d’une forme de pouvoir ne doit surtout pas interférer avec celui de l’autre pouvoir, ne correspond pas vraiment à la Chine…
F. J. : En effet, et je ne suis pas sûr que, dans le principe, les choses ne sont pas plus conjointes qu’on le dit. La figure de la séparation, le chorismos était déjà présente chez Héraclite, chez tous les Grecs. Ils ont pensé la séparation, et on a effectivement séparé le religieux, le politique, la morale, etc. Je vois que la Chine, elle, offre une forme de pensée cohérente qui n’a pas fait ces séparations, et dont la cohérence même vient du fait qu’elle n’a pas séparé. La notion de rites fait apparaître les connivences qu’il y a entre ces différents ordres que nous avons tout fait, nous, pour séparer, parce que, dans la séparation, on a vu la liberté.
C’est la liberté qui est en jeu. C’est elle qui a conduit à cette séparation pour laisser un espace possible où faire advenir la figure de la liberté. C’est là, évidemment, le problème de la Chine : dans cette sorte de globalité qui s’appelle « raison par conformation », la liberté, au sens d’émancipation, a du mal à venir. Tout se tient si bien qu’il n’y a pas d’espace pour cette figure là. Le grand écart entre la pensée chinoise et la pensée européenne, c’est que dans l’Europe – la Grèce d’abord, et déjà chez Platon -, on a séparé un plan de l’idéalité d’un plan des rapports de force. On l’appelle la loi, la justice, le Bien au sens platonicien.
Bref, un plan des idées, qui transcende les rapports de force, transcende les processus. En Chine, il n’y a d’autres plans que celui des processus. Et le Ciel, figure emblématique de ce qui serait le religieux chinois, et l’Empereur comme fils du Ciel, qu’est-ce ? C’est le procès du monde dans sa globalité et dans son caractère absolu. C’est la totalisation ou l’absolutisation du grand procès du monde.
Devenir fiable
On entend souvent dire dans les entreprises implantées en Chine : « Un Chinois va rester tant que vous lui apprenez quelque chose ; si vous ne lui apprenez plus rien, il s’en va. »
F. J. : C’est vrai et c’est faux. C’est vrai parce que, pour les Chinois, il faut utiliser l’Occidental ; Mao l’a dit, tout le monde l’a dit. Après le traumatisme de la Chine occupée par l’Europe, agressée, colonisée, il y a une revanche à prendre : « Rattraper et dépasser l’Occident » est un grand mot d’ordre de l’époque chinoise antérieure. Donc c’est l’idée du profit. Et d’autre part, il y a ce que j’appelle moi, « la viabilité » ou « la fiabilité » c’est-à-dire le bon usage des rapports de l’amitié en Chine. Je crois qu’il y a le fiable qui ne tient pas à la parole ; il ne suffit pas d’avoir dit la chose, il faut qu’il y ait du processus. Si vous voulez faire des affaires en Chine, il faut arriver à nouer des liens, montrer qu’on tient ce qu’on dit, et puis laisser venir et devenir fiable. Au bout d’un certain temps que vous serez fiable, ça marchera. Donc, je crois que la fiabilité, pas la sincérité, mais quelque chose qui se tient dans la durée, fait que la confiance advient ; elle est un capital de confiance.
Pas de modélisation
Il n’y a donc pas d’intermédiaire entre la soumission absolue à l’ordre et la révolte absolue ?
F. J. : En effet. J’ai travaillé sur la dissidence. Il y a les grands effondrements des dynasties : la légitimité de la résistance fait partie de la réflexion chinoise. Quand le Prince est déloyal, qu’il dévie, il y a la remontrance, ritualisée, d’ailleurs. On a le « fonctionnaire » de la remontrance et tout un rite sur la manière dont il quitte la cour, la lenteur qu’il y met pour que le prince puisse le rappeler… La première conception de l’image poétique est politique : elle permet d’en dire assez pour faire entendre le sens au Prince mais pas trop pour ne pas risquer sa tête. Il y a donc une pensée de la dissidence ; le problème est qu’elle n’a pas pu s’adosser à un autre plan que celui des rapports de force. Et le grand poids dans l’histoire, c’est qu’elle n’a jamais causé la révolution. La révolution, les Chinois en ont emprunté le modèle à l’Europe, à la fin du XIXe siècle. Les mots sont chinois ge ming « coupure du mandat », mais cela n’a jamais signifié révolution en Chine. Cela signifiait que la dynastie régnante avait démérité, dévié. Il fallait la remplacer par une autre, mais toujours selon le même ordre. Il y a transmission, déploiement, consolidation, mais pas d’ordre nouveau comme chez Platon pour tracer la forme d’une politeïa nouvelle, idéale…
Le grand écart entre les pensées chinoise et européenne, c’est que la pensée européenne tire sa force, sa fécondité, de l’idée de modélisation, notamment dans la science, la mathématisation, pas la chinoise. Il y a bien des mathématiques chinoises, mais elles sont locales, transformationnelles, elles sont opératoires à la chinoise, algorithmiques, avec le développement de l’algèbre, etc. Mais il n’y pas une pensée des formes modèles, avec le développement de la géométrie, et surtout il n’y a pas l’idée que les mathématiques soient un langage. Or la grande force de l’Occident, c’est l’idée de modélisation, de mathématisation. Enfin, l’idée que Dieu a créé le monde en forme géométrique – Galilée – la Chine ne l’a jamais eue. Et donc, en face de la modélisation européenne, je mettrais la régulation du côté chinois.
Pas de distinction entre morale et politique
Revenons un instant sur les conséquences très pratiques de ce que vous disiez. Au fond, quand les responsables occidentaux qui vont en Chine sont dans une vision dans laquelle l’autorité du leader, du leadership, dans l’organisation, ne doit pas être morale, ils se trompent…
F. J. : Qu’on aille en Chine ou au Japon, en effet, cela ne convient pas. Cette distinction du moral et du politique est une chose non chinoise ; n’importe quel confucéen le dit. D’ailleurs, en chinois, pays se dit Guojia, Guo : pays, Jia : famille. L’idée chinoise, c’est que le bon prince c’est celui qui régule sa conduite : cela influence sa femme, ses enfants, ses voisins et ce, de proche en proche, jusqu’au bout du monde.
Du côté confucéen, on ne pense pas que le politique soit séparable de la morale ; du côté inverse, celui des légistes, la dictature autoritariste chinoise, on considère qu’il n’y a pas de morale : il n’y a que la machine du pouvoir. Donc, l’exigence morale liée à la personne et l’exigence politique liée à la forme de la communauté ne sont pas en position de rivalité. Ils ont considéré soit le politique, dans le seul prolongement de la morale – et le prolongement, c’est les rites, justement. Soit, dans l’hypothèse adverse, très combattue par l’idéologie chinoise, il n’y a que l’effectivité du pouvoir, donc « la machine à obéissance ».
Pensons au cas d’une entreprise chinoise dans laquelle un responsable s’était servi de principes d’action très moraux pour trancher un problème concret, ce qui, vu de France est choquant.
F. J. : En Chine, non seulement ce n’est pas choquant, mais c’est comme ça que ça se fait, que ça doit se faire. Voyons la cohérence de part et d’autre : du côté européen, la séparation est liée à la liberté, donc, si je moralise le politique, j’empiète sur la liberté de l’individu, notamment sur sa liberté personnelle, puisque, en tant que sujet, il serait aliéné par un discours de morale. En revanche, en terme non plus de résistance ou de choix démocratique mais de cohésion, la modalité où le gestionnaire et le moral sont liés a ses effets. Aliénation, cohésion, c’est là que le choix se pose.
Le profit, c’est l’ordre
Comment se fait cette légitimité du profit avec l’idée de l’ordre collectif, du pouvoir qui doit assurer cette unité, cet ordre à la fois légal, moral ?
F. J. : Le profit n’est pas une notion condamnable. C’est la notion de li. Dans la perspective du changement à l’échelle de la collectivité, le profit est une notion juste. À l’échelle du particulier ou d’une minorité, c’est l’acte du Stratège. Ce n’est pas une notion négative, sauf quand c’est le profit individuel face au collectif. Sinon, à l’échelle globale, c’est l’ordre, justement.
Ce qui est intéressant, en Chine, c’est de voir comment peuvent être tenues pour inséparables des choses qu’en Europe on a mis tant d’énergie à séparer. On a séparé le vital et l’idéal : « nourrir sa vie » en Chine, c’est aussi bien nourrir sa vitalité que sa moralité. On a séparé le politique du moral. Cette séparation des plans est une des grandes tensions, des grandes forces de l’Occident, et une de ses grandes génialités. La Chine nous apprend ce que peut être le fait que ces plans ne soient pas séparables, ou même qu’on ne pense pas leur séparation. La Chine, au fond, nous apprend à voir comment des séparations qui ont été le moteur de l’inventivité européenne peuvent apparaître, non seulement, comme, à ne pas faire, mais – je ne juge pas – comme n’étant pas tenables ou pensables…