Qu’est-ce qu’être égal ? Le contraste entre les États-Unis et le Brésil
La liberté et l’égalité constituent les valeurs centrales de la modernité. Mais, comment arbitrer entre elles quand elles entrent en conflit ? Et qu’est-ce qu’être libre ? Qu’est-ce qu’être égal ? Les réponses diffèrent grandement selon les sociétés, en fonction des conceptions de l’individu et des rapports entre l’individu et la société qui marquent les diverses cultures. Cela apparaît bien quand on compare les États-Unis et le Brésil.
Égalité d’opportunités : le cas des États-Unis
La société américaine valorise la liberté (freedom) par-dessus tout. Elle la conçoit comme autonomie individuelle, comme droit de faire tout ce que l’on désire et que les lois n’interdisent pas, sous la protection des dites lois. L’accent est mis sur les droits civils, sur la défense de la jouissance de ces droits, à l’abri des abus d’autorité : avoir des biens, pouvoir exprimer, à l’abri de toute censure, des croyances opposées à la position des gouvernants, poursuivre ses propres objectifs sans être soumis à des normes imposées, à des contrôles extérieurs. C’est la liberté de ne pas être contraint, de ne pas être emprisonné, ni terrorisé, et principalement de n’être pas soumis à l’intervention de l’État2.
Toute idée d’égalité est subordonnée à cette vision de la liberté et ne peut prospérer que dans la mesure où elle est compatible avec celle-ci. L’égalité n’est légitime que quand elle n’entrave pas l’indépendance et l’autonomie des personnes. Des conceptions redistributives de l’égalité ou des politiques de nivellement sont perçues comme porteuses d’une interférence directe de l’État ou de la communauté dans la sphère de l’autonomie individuelle et comme une mise en cause du droit des individus à jouir des fruits – bons ou mauvais – de leurs actions.
Dans la société américaine, l’égalité est vue comme une égalité d’opportunités (appelée aussi égalité naturelle). On retrouve la notion fondatrice de la nation américaine, « lieu des opportunités, noyau du rêve américain et de l’American Creed »3. Est définie comme juste toute distribution des situations venue d’un état de nature, ou encore d’une économie de marché où règne une égalité formelle d’opportunités. Toute position ou ressource disponible dans la société doit être accessible à tous ceux qui disposent des talents et capacités nécessaires pour les obtenir et en profiter au terme d’une compétition ouverte. Du point de vue de la justice, tous doivent avoir les mêmes droits et bénéficier des mêmes opportunités, sans nécessairement obtenir les mêmes résultats.
Une égalité légale
Un individu abstrait et universel
Cette conception de l’égalité est ancrée dans une représentation de l’individu qui est centrale dans la société américaine. Si cette conception a de multiples sources (le christianisme, la « common law » anglaise et le libéralisme de Locke) elle offre quelques traits singuliers. Le plus important peut-être est l’idée d’un individu abstrait et universel, antérieur à l’existence de la société, ontologiquement supérieur à elle et lié à d´autres individus par un contrat social qui a comme objectif central de brider l’intérêt de chacun de façon que la vie en société soit possible. La présence de l’État ou de n’importe quelle institution ayant le pouvoir de réprimer l’autonomie et les libertés individuelles doit être aussi réduite que possible. Le contrat social est déjà un instrument suffisant pour brider l’intérêt individuel et la liberté personnelle, et fournit un contexte permettant que la justice se produise naturellement. « Society is produced by our wants and government by our wickedness ; the former promotes our happiness positively by uniting our affections, the latter negatively by restraining our vices.4 »
Cette notion d’égalité d’opportunités va de pair avec celle d’égalité formelle ou légale : égalité devant la loi, absence de restrictions dans la protection juridique dont chacun bénéficie dans la poursuite de ses objectifs. L’égalité formelle est l’instrument de la réalisation d’une égalité d’opportunités. Elle n’est pas pour autant une garantie de succès, et l’égalité d’opportunité, dans le sens américain, ne signifie pas l’égalité économique. Elle n’est pas promesse de distribution équitable des ressources économiques, des privilèges sociaux ou d’une reconnaissance morale. Au contraire, à partir d’une situation « égalitaire » initiale, elle est porteuse d’une situation d’inégalité finale dans presque toutes les dimensions de la vie humaine. Le rôle du gouvernement est d’assurer le respect des lois et non de s’engager dans une promotion d’une égalité concrète entre tous les citoyens. Tous les types de nivellement et les politiques qui y conduisent doivent être combattus. Les êtres humains ne sont pas égaux mais sont nés avec des droits égaux. On a une forte préférence pour des doctrines et des visions non-égalitaires et un rejet des concepts d’égalité distributive ou d’égalité de consommation.
Égal mais différent
La self-reliance est un autre aspect de cette vision de l’individu. Chaque individu a, ou devrait avoir, la capacité d’affronter la vie à partir de ses propres ressources intérieures. Tout ce dont nous avons besoin pour réaliser nos rêves et nos désirs se trouve en nous-mêmes. C’est notre tâche d’agrandir nos potentialités, de nous auto-enrichir et de nous perfectionner. Chacun mérite tout ce qu’il peut obtenir par son talent et sa détermination.
Les différences entre les personnes sont vues comme le résultat des différences de capacités et de talents propres à chacun, elles-mêmes produit de la loterie de la nature. Bien qu’elles soient arbitraires elles sont profondément valorisées, car elles expriment l’essence de chacun, ses particularités idiosyncrasiques. Elles sont plus soulignées que les ressemblances, parce qu´elles sont la base des identités individuelles5. Ce sont elles qui nous donnent notre originalité, nous humanisent et nous particularisent. Plus encore, elles sont considérées comme socialement et politiquement utiles au progrès humain. Être humain c’est être formellement égal, mais réellement différent.
Ce qui doit être évité (et en ce sens il est légitime de parler d’égalité) c’est toute tentative d’utiliser les différences de capacités, de talents et d’efforts pour établir des distinctions légales et des privilèges sociaux faussant la compétition. L’éventuelle supériorité d’une personne dans un certain domaine d’action n’empêche pas sa subordination à la loi générale. La justice sociale est beaucoup plus proche d’une proportionnalité que d’une égalité, dans le sens que lui donne l’idéologie égalitariste qui prêche l’égalité absolue des conditions pour tous les membres de la société. Cette proportionnalité a trait à la participation de chacun au processus productif et aux résultats qui en découlent. Chacun est vu comme recevant en proportion directe de ses talents et de ses efforts. La mesure de la performance individuelle devient ainsi le mécanisme social par excellence, qui permet à la société d’établir des différences légitimes, d’évaluer et de construire des hiérarchies de mérite et de sanctionner ceux qui présentent un mauvais résultat.
L’individu est un sujet proactif, qui perçoit la réalité comme quelque chose d’objectif et d’extérieur à soi, où il peut intervenir, qu’il peut changer et formater selon ses envies, ses ambitions et sa volonté de s’affirmer. Ses actions sont perçues comme déterminées de l’intérieur et rarement comme contraintes par des facteurs historiques et sociaux. Les contraintes font partie de la réalité et ce que l’on attend de chacun est de les dépasser. Des justifications et des excuses concernant ses propres performances ont du mal à être reçues, dans la mesure où elles situent l’origine des réalisations, bonnes ou mauvaises, à l’extérieur de l’individu ; dans des facteurs historiques et sociaux qui, si on les regarde comme dotés d’un pouvoir déterminant, finissent par faire disparaître ce qui est au cœur de tout ce système d’idées – l’individu – et par miner sa supériorité ontologique par rapport à la société. La personne mérite tout ce qu’elle réussit à obtenir, elle le doit à son talent et à sa détermination.
Égalité réelle : le cas brésilien
L’égalité formelle
L’égalité formelle est constitutive du Brésil indépendant. Établie dès la Constitution de 1824, elle est présente dans toutes les constitutions qui ont suivi. Sa portée a évolué au fil du temps. Elle a concerné progressivement des groupes sociaux jusqu’alors exclus du droit de vote, tels que les nonpropriétaires, les Noirs (en tant qu’esclaves), les femmes et les analphabètes. Mais cette inclusion croissante n’a pas mis fin à la vision hiérarchique qui marque la législation civile et pénale, laquelle distingue différents types d’individus. Quelquesuns bénéficient de privilèges spécifiques, tels un emprisonnement spécial pour ceux qui ont un diplôme universitaire ou des instances de jugement privilégiées en cas de crimes de droit commun pour les juges, les sénateurs et les députés. L’égalité formelle concerne plus les droits politiques que les droits civils. Selon un dicton populaire : « La loi est égale pour tous, mais quelques-uns sont plus égaux que les autres. »
Au Brésil, la conception de liberté qui prédomine (liberty) privilégie la dimension politique et non la dimension civique, chère aux Anglo-Saxons. Il s’agit essentiellement d’un désir d’autogouvernement, qui n’hésite pas à limiter l’autonomie personnelle, et accepte que l’individu soit soumis à des totalités qui transcendent ses désirs et son vouloir. La société est imprégnée par une idéologie et une rhétorique égalitaires. Celles-ci incitent à se méfier de tout processus impliquant de l’autonomie, de l’individualisation, la valorisation des différences individuelles à titre de critère de distinction entrer les personnes. Si la société brésilienne s’attache à deux types d’égalité – l’égalité formelle de tous devant la loi et l’égalité réelle, ou substantive – c’est la seconde qui compte avant tout.
La notion principale d’égalité qui traverse la société brésilienne est l’égalité réelle, ou substantive. Tous membres d’une même espèce, nous partageons les mêmes caractéristiques physiques et biologiques et un même destin final. L’humanité se trouve présente en chaque personne. Par conséquent, tous les individus sont substantivement et radicalement égaux. Ce que l’on valorise dans cette conception de l’égalité est ce que nous avons en commun, ce qui nous unit en tant qu’espèce biologique, beaucoup plus que ce qui nous rend différent des autres, nous distingue en tant qu’individualités.
Cette conception de l’égalité est ancrée dans une philosophie héritière de Rousseau plutôt que du libéralisme anglo-saxon de Hobbes et Locke. L’individu n’est pas considéré comme préexistant à son entrée en société. Au contraire, c’est sa participation à un univers social qui lui confère son humanité. On suppose qu’une totalité préexiste à l’individu et que l’universalité de celui-ci, en tant que membre de l’espèce humaine, passe par son appartenance à un groupe social. Une partie de ce que je suis et de ce que je réalise n’est pas perçue comme la conséquence de mes envies et de mes décisions, mais plutôt de mon appartenance à certains groupes sociaux. On ne s’attend pas à ce que l’individu trouve en lui-même toutes les ressources nécessaires pour affronter la vie. Au contraire, les amis, la famille, les relations, bref le capital social de chacun est vu comme la variable la plus importante dans la manière dont il conduit celle-ci. À la self-reliance nord-américaine nous pourrions opposer la social capital-reliance brésilienne.
L’individu ainsi conçu ne veut pas seulement être reconnu en raison de ses talents et ses capacités mais aussi de son insertion particulière dans la société : classe sociale, rapports personnels, etc. C’est un sujet qui voit dans son environnement social, et non en son propre sein, le lieu central où se trouvent les outils dont il a besoin pour la réalisation de ses rêves, de ses désirs et de ses projets. Il est un sujet qui réagit aux conditions où il se trouve, plus qu’il ne fait des plans, différent du type proactif des États-Unis, qui regarde le monde social comme un ensemble de facteurs et de situations qui devront être dominées et apprivoisées à partir de son envie, de son rêve et de sa volonté.
L’individu n’est pas maître de ses capacités
Un rejet de la compétition
La compétition devient un mécanisme socialement négatif, parce que les résultats de ceux qui sont en compétition ne sont pas comparables entre eux. L’excellence des uns et la médiocrité des autres perdent leur sens du fait des différences de conditions qui affectent leurs performances. Des sanctions, des prix, des privilèges et des statuts découlant de l’évaluation des performances sont vus comme suspects et en grande partie injustes. La mesure des résultats ou l’établissement de stratégies visant à privilégier ceux qui présentent une meilleure performance apparaissent alors comme un mécanisme dont l’objectif est d’établir des hiérarchies de mérite illégitimes, parce qu’elles méconnaissent les contextes singuliers de chacune des personnes concernées
Cette conception conduit à nier que les différences individuelles soient directement responsables des bons ou des mauvais résultats de chacun. L’individu n’est pas le maître, dans un sens métaphorique, de ses capacités et de ses talents, ni des résultats qui en découlent. Les résultats individuels, bons ou mauvais, sont presque toujours relativisés, dévalués ou simplement ignorés. Étant des conséquences, en grande partie, des facteurs historiques et sociaux, les différences de résultats entre individus sont vues comme évitables, à la limite indésirables. La performance de chacun est vue comme le fruit de conditions spécifiques qui rendent impossible toute comparaison. Les inégalités sont vues comme étant le fruit des conditions sociales où les individus sont nés et se sont développés.
Dans ces conditions, l’idée de justice sociale est beaucoup plus proche d’une vision véhiculée par les idéologies égalitaires, qui prônent l’égalité absolue de conditions et de résultats, que d’une vision de proportionnalité entre ce que chacun réalise et ce qu’il reçoit. Elle ne conduit pas seulement à réclamer l’égalité économique, mais tous les types possibles d’égalité : ce qui est donné à l’un doit être étendu à tous, de façon indépendante de ses fonctions et de ses résultats. Il s’agit de promouvoir des situations égalitaires – c’est-à-dire indépendantes des résultats et de la contribution de chacun à la production. L’État est regardé comme devant être l’outil central dans la promotion de cette égalité substantive. Réclamer des mesures de nivellement des salaires, de réservation de marchés à certains groupes et de promotion à l’ancienneté occupe une place centrale dans la rhétorique politique brésilienne.
Cette vision selon laquelle quelques-uns sont en position supérieure aux autres quand ils entrent en compétition correspond à une conception de l’individu qui y voit un sujet faible. Il serait dépourvu des ressources intérieures lui permettant de dominer les situations où il se trouve, donc incapable d’entrer en compétition et de triompher de plus puissants au sein des vicissitudes de la vie réelle. L’individu doit être protégé ou garanti contre la compétition. On ne cherche pas la reconnaissance des performances différentielles des individus, mais un état égalitaire dans lequel ce qui est donné à l’un doit être donné à tous, indépendamment des performances individuelles et des « inégalités naturelles », dans la mesure où celles-ci ne sont que le déguisement de variables historiques et sociales.
Autonomie contre communauté
Les États-Unis, nés modernes, ont construit une notion d’individu a‑historique, ontologiquement supérieur à la société, celle-ci étant constituée par la réunion libre et volontaire de ses membres. Les individus sont des entités autonomes et moralement égales. L’égalité devant la loi, qui garantit une égale possibilité d’agir, ne neutralise pas la reconnaissance du fait que tous diffèrent entre eux quant aux capacités et aux talents. La responsabilité de ma position à l’intérieur de la hiérarchie sociale me revient exclusivement. Toutes les ressources dont je dépends pour réussir dans la vie reposent au-dedans de moi. La tâche de chacun est de surmonter les obstacles de la vie sociale, à sa manière et selon ses propres ressources. Toute idéologie égalitaire s’attaquant à l’autonomie individuelle et cherchant à neutraliser les différences serait incompatible, en toute logique, avec cette conception de l’individu. Les individus doivent avoir une autonomie maximale pour s’exprimer et poursuivre leurs objectifs.
Au contraire, le type d’individu que suppose la conception de l’égalité que l’on trouve au Brésil ressemble à la personne telle qu’elle est vue dans les sociétés holistes et hiérarchiques6. C’est un sujet déterminé de l’extérieur, par des variables historiques et sociales, sur lesquelles il n’a aucun contrôle, un sujet qui entre dans le monde des relations sociales en grande partie prédéterminé par une totalité qui lui préexiste. Le fait d’attribuer l’origine des différences au contexte social (et non pas à la loterie de la Nature) rend inacceptable la conception américaine de l’égalité. À partir du moment où, tout en conservant une vision holiste et hiérarchique des rapports entre l’individu et la société, on adhère à la valeur moderne d’égalité, on ne peut se contenter d’une égalité formelle, mais on est amené à exiger une égalité réelle (substantive). La référence devient une communauté d’égaux fonctionnant comme une totalité du type holiste, fondée à borner sévèrement l´autonomie de ses membres. Au sein de celle-ci, chacun dispose d’un pouvoir de revendication sur les actions des autres membres du groupe auquel il appartient et sur les résultats que ceux-ci atteignent. Au-delà du Brésil, une telle vision des choses marque largement, sur l’essentiel de la planète, les sociétés qui, tout en adhérant aux valeurs modernes, restent marquées par une vision traditionnelle d’un monde commun.
1. L’auteur est professeur à l’université Fédérale Fluminense, Rio de Janeiro. Le présent texte résume des analyses présentées de manière plus détaillées dans : Igualdade e Meritocracia. À ética do desempenho nas sociedades modernas. Rio de Janeiro, Editora da Fundação Getúlio Vargas, 1999. O Jeitinho Brasileiro ou a Arte de Ser Mais igual que os outros. Rio de Janeiro, Editora Campus, 1992. “ Os Direitos da Natureza numa sociedade relacional : reflexões sobre uma nova ética ambiental ” Estudos Históricos. Rio de Janeiro, vol. 7, n° 14, 1994 (avec J. A. DRUMMOND).
2. Isaiah BERLIN. “Deux conceptions de la liberté”, in Éloge de la liberté, Paris, Calmann-Levy, 1988.
3. S. HUNTINGTON. American Politics : The Promisse of Disharmony. Harvard University Press, 1981.
4. Thomas PAINE, cité par John David SKRENTNY, The ironies of Affirmative Action. Politics, culture ad Justice in America. Chicago, The Chicago University press, 1996.
5. On a un individualisme des différences. Georg SIMMEL, “ Individual and Society in eighteenth and nineteenth century views of life ”. In The Sociology of Georg Simmel. Glencoe, Free Press, 1950.
6. Louis DUMONT, Homo hierarchicus, Gallimard, 1979.