L’Inde démocratique dans un imaginaire de caste
Démocratie « de l’Inde », « à l’indienne », démocratie « des castes » ou « par la caste », démocratie « de marché », « positive », « libérale » ou « dirigée », les désignations ne manquent pas pour reconnaître la réalité et les résultats d’un modèle et souligner la gêne d’en qualifier précisément l’exercice. Difficile d’y voir, au-delà du programme affiché, l’engagement des passions françaises pour l’égalité ou la mobilisation américaine en faveur des libertés. Le régime a su par contre procurer aux Indiens la vision d’une double citoyenneté, les faisant vivre en politique comme étant membres d’une société composée de communautés de langues, de statuts et de confessions distinctes tout en se concevant comme des individus dotés de droits et d’intérêts particuliers. J’en tirerai ici deux leçons. La première tient au caractère exceptionnel et presque irréductible de la démocratie indienne. La seconde, en contraste et comme par retour, relève de la complexité qu’elle nous fait entrevoir, nous obligeant à considérer d’un regard désormais différent, et sans doute plus critique, les institutions et l’idéologie d’un régime, la démocratie, dont la fréquentation trop familière nous aveugle et dont les réalisations ne sont nulle part homogènes.
Premiers contrastes, premières interactions
En France, depuis la Révolution, l’État est organisateur d’une complète refondation sociale, refondateur d’une sociabilité qui ne pouvait désormais plus passer par les corps intermédiaires, les ordres et les dignités de l’Ancien Régime. Il a fallu de fait reconstruire, restructurer le lien social, réagencer une société à partir d’individus-citoyens. La société s’est identifiée ainsi à un pur produit politique. En Inde au contraire l’État, souverain mais advenu dans un contexte de domination, se surajoute, se superpose à un corps social qui continue d’exister, de vivre et de se penser indépendamment de lui. L’État est régulateur et comme additionnel. Quant à la démocratie qui l’accompagne, elle est sans précédent.
Le citoyen existe déjà mais ailleurs, pris dans un tissu où un maillage de castes lui fournit son état – de spécialité, de savoir-faire, de devoir, de protection ou d’obligation. Il est ainsi inscrit dans une morphologie de groupe où son appartenance première n’existe que par relation à une échelle des êtres, hiérarchique et moralement partagée, où chacun participe, depuis sa place et à sa mesure, à la réalisation d’une ontologie commune. Initialement, la démocratie ne s’installe, ne se greffe et ne se déploie ici que comme une démocratie de promotion sociale où la politique inaugure les jeux de seules aspirations au pouvoir.
Introduite depuis le haut, portée par un mouvement de masses mobilisé contre une domination étrangère, la démocratie en Inde c’est d’abord l’élan d’une victoire. Elle pose le cadre d’une nation libérée du joug colonial et lui emprunte une forme, pour elle très extérieure, du politique. Pour les élites militantes, elle est un espace de conquête. Elle mobilise une volonté constructiviste et une logique de pouvoir. Elle se double d’aspirations à la croissance, à l’égalisation des conditions, la réduction des pauvretés, la fin des exclusions. L’entreprise coloniale, que l’historien Robert Darnton qualifiait d’impérialisme libéral, a engagé elle-même la transition dans un dialogue et dans une coopération exemplaires. De simples sujets colonisés, les Indiens de l’Empire sont devenus les partenaires d’une transition qui les mènera de la soumission jusqu’à l’autonomie. La Constitution de 1949, largement inspirée du modèle de Westminster finira de sceller le destin d’une souveraineté sans précédent.
Si le fédéralisme apparaît bien rétrospectivement comme le seul modèle viable d’un exercice démocratique au vu de l’immense diversité d’histoires, de langues et d’usages, la démocratie parlementaire qui l’accompagne va progressivement brouiller jusqu’à la rendre problématique l’identité entre gouvernants et gouvernés. Il faut en outre rappeler la place effective que continue d’occuper, aux niveaux locaux des petites régions, l’autorité que symbolise et représente encore la fonction royale. Elle ne la doit qu’accidentellement aux élections, mais la retire au contraire des obligations mutuelles de protection et de service commandés par des relations intercastes qu’elle mobilise, travaille et réactualise. Et tous n’attribuent pas la responsabilité des inégalités au régime des castes lui-même et ne voient pas l’urgence qu’il y aurait à le réformer.
L’histoire devant les pensées héritées
Et pourtant, ils votent… Avec plus d’un milliard d’âmes l’Inde dispose aujourd’hui de 600 millions d’électeurs dont 60 % de populations rurales. Avec un taux de participation d’environ 60 %, une forte mobilisation des femmes et des minorités religieuses et tribales, les élections s’y opèrent dans un climat d’effervescence festive. Les échéances régulières, la présence d’un multipartisme, les formes d’alternances majoritaires, les gouvernements de coalition et la présence de législatures menées jusqu’à leur terme y sont considérés comme les preuves de son accession à la maturité démocratique.
De ce point de vue, l’Inde serait donc admise dans le cercle restreint des démocraties qui peuvent renverser leurs gouvernements de manière pacifique. Le jeu des votes y demeure cependant rarement le résultat de décisions personnelles. Les choix se prennent sous l’égide de décisions villageoises et de considérations collectives de castes, de factions et de clientèles dont l’influence déborde largement le message officiel et le discours des partis. Cinquante années d’exercice d’une démocratie constitutionnelle et parlementaire sont encore très loin d’avoir réduit l’influence et le poids de loyautés presque extérieures au jeu public qu’elles présentent. Ces loyautés continuent d’habiter la matière et le devant d’une scène où les acteurs n’ont pas toujours la présence attendue de leur emploi.
L’électorat lui-même n’est pas aussi stabilisé que la plupart des politologues le laissent entendre. Volatile, contextuel, corporatiste ou catégoriel, il exprime ses déceptions et ses désaveux en de grands mouvements pendulaires qui, d’une élection à l’autre et dans une même circonscription, changent les majorités et recomposent les alignements. Le rôle des notabilités, leurs intimidations et leurs manœuvres, la corruption qui les accompagne parfois, l’intersubjectivité populaire et populiste de choix médiatiques pour des figures charismatiques ou des vedettes de cinéma, qui semblent peser infiniment plus que le simple bourrage des urnes, débordent largement les agendas politiques des partis en présence.
Au plan national, la démocratie indienne réalise cependant d’indéniables conquêtes. Ainsi, le décollage économique, l’amélioration des conditions de vie, les redistributions internes de ressources entre les États, les premières industrialisations s’effectuent dans les premières décennies sous l’emprise du Parti du congrès.
L’indépendance de la justice, l’autorité de la Cour suprême, une présence respectée de l’Élection Commission qui garantit la régularité des scrutins et en surveille le déroulement, la liberté des opinions et de la presse complètent le dispositif d’un État de Droit où toutes les oppositions politiques sont reconnues jusqu’à tenir le gouvernement d’États régionaux, comme c’est le cas des majorités communistes du Bengale et du Kérala. Ayant su dominer ou négocier plusieurs crises intérieures, éviter la dérive des coups d’État et l’instauration de régimes militaires comme son voisin pakistanais, la démocratie indienne préparait sans trop de heurts l’alternance qui allait succéder aux décennies incontestées du Congrès. Il faut noter en outre la place incontestée qu’occupe l’Union indienne dans une géopolitique complexe, que son autorité de puissance nucléaire et sa présence habile dans la politique régionale ne cessent de confirmer.
Une plus récente décentralisation des États, de nouvelles formes de libéralisation économique, l’entrée de capitaux étrangers et les investissements qu’y effectue une diaspora prospère, l’autonomisation relative des économies régionales avec les développements très significatifs d’un secteur privé, l’excellence de ses écoles d’ingénieurs, de ses entreprises de service et d’un tourisme en pleine expansion permettent désormais au pays d’espérer une forte croissance.
Mais l’émergence de nouveaux partis de basses castes et les tensions engendrées par la politique de discrimination positive et de quotas dans les emplois publics signalent encore toute la fragilité de cette démocratie. La montée des revivalismes religieux, les crispations croissantes entre communautés musulmanes et hindoues, attestent aussi la grande vulnérabilité de la laïcité républicaine tant espérée.
D’autres signes d’inquiétude se repèrent et affleurent avec les années quatre-vingt-dix et ne cesseront de s’amplifier. Les replis sur la famille et sur la caste d’origine s’ajoutent à l’égoïsme des intérêts privés. Ils entraînent la désaffection croissante et très significative de toute une population pour les motivations citoyennes. Beaucoup au sein des classes moyennes se désintéressent en effet progressivement de la politique, désertent les élections à moins d’aller porter leurs suffrages vers des formations extrémistes qui exaltent le communautarisme d’une hindouité d’autant plus sollicitée qu’elle est idéologiquement reconstruite.
Plus soucieux d’évasion fiscale, de consommation, de films bollywoodiens, de « Reality Shows » et de politique spectacle que de solidarité participative, le « Shining India » avec son ostentation de nouveaux riches touche fort à l’artificialisme. L’éloignement matériel des plus aisés ne les protège cependant en rien de la proximité spatiale qu’ils partagent avec les couches les plus défavorisées. Pendant que les « Gated Communities » des beaux quartiers urbains côtoient au quotidien les « servants quarters » et les « slums » sans se donner la moindre reconnaissance d’un voisinage partagé, la séparation ville-campagne semble n’avoir jamais été aussi forte. Pareille juxtaposition d’existences aussi contrastées d’altérités qui s’ignorent rend désormais impossible la moindre velléité de solidarité, remettant même en cause tout sentiment concret d’appartenance à un projet commun.
L’autonomisation relative des États, avec la libéralisation de l’économie qui l’accompagne, favorise pour sa part de nouvelles politiques de développement économique. Elles aussi mettent à mal la réalisation démocratique politiquement tant attendue. Sous les auspices de la Banque mondiale, du FMI, et les conseils de consultants privés, les gouvernements régionaux, en particulier ceux du Maharasthra et de l’Andhra Pradesh, lancent leurs paysanneries dans de grandes transformations agraires les contraignant à s’endetter pour investir vers d’autres types d’agriculture espérés plus rémunérateurs.
Elles réduiront les aides concédées jusqu’ici en matière de soutien des prix, de subventions pour les semences et les engrais, leur facturant désormais des sources d’énergies autrefois gratuites. Les échéances surviennent sans que les profits soient au rendez-vous. Incapables alors de faire face à la dette, les paysans se suicident par milliers. Très largement sous-estimées, ces tragédies témoignent de l’abandon général et du manque d’intérêt d’une classe politique pour un monde rural qui continue néanmoins, bon an mal an, à nourrir le pays. Elles pèseront lourd dans l’avenir proche de cette démocratie. Mais elles révèlent aussi la présence de nouveaux types de mobilisation et des formes de dérives que ni l’idéologie ni la logique institutionnelle n’avaient su jusqu’ici clairement envisager.
Qu’est-ce que la démocratie ?
Ainsi les mouvements de l’histoire, souvent rapportés comme constitutifs d’ordres nouveaux, ne représentent en réalité que les étapes d’un cheminement complexe et contourné fortement attaché à tout un précédent de manières de voir et de manières de faire. Les notions impliquées sont elles-mêmes le résultat de longs processus de reformulations et d’ajustements. Exposé en effet depuis des siècles à la présence de formes de domination ou d’influence musulmanes, chrétiennes, européennes et modernes, le sous-continent indien s’est à la fois gardé d’en jamais rejeter les apports, sans pour autant renoncer aux valeurs spécifiques défendues par sa culture. Son accueil répété d’influences extérieures l’entraînait au contraire à réviser sans cesse, sans en trahir l’esprit, mais pour au contraire en mieux vérifier les prémisses, un univers de valeurs, chaque fois renouvelé, toujours immuable. L’inclusivisme réactif, l’accommodation, la traduction, l’appropriation devenaient ainsi les modalités instrumentales que l’Inde n’allait cesser de mobiliser pour interpréter l’incursion du nouveau – parfois jusqu’à en contredire les implications – en vue de mieux persévérer dans son être.
Adaptation et reformulation, ouverture et dynamisme, dans l’unité de sa diversité l’Inde réverbère sur elle-même le hasard de l’histoire. Elle l’appréhende par le biais de normes et de significations qu’elle prétend reconduire tout en les jouant avec de nouvelles donnes qui ne manquent pas de les transformer. Pareilles ouvertures au changement interdisent alors qu’on puisse encore parler à son endroit de « tradition » avec le sens d’immutabilité déclassée que l’on attribue à ce terme.
Interactions, réponses et surenchères semblent donc jusqu’à récemment avoir habité la plasticité pluraliste d’un univers socioculturel au demeurant toujours peu préparé à se concevoir comme l’État-nation que ses dirigeants veulent lui imposer. Sa réalité d’aujourd’hui s’établit selon trois développements : celui d’une logique régionale avec son patrimoine d’histoire, de langues, de configuration de castes ; celui de logiques catégorielles pliées par les corporatismes de classes – organisés autour des nouveaux partis de basses castes et des étiquettes de la discrimination positive (Scheduled Castes and Tribes, Backward Classes, Other Backward Classes) – et les solidarités juxtaposées du communautarisme identitaire ou du confessionnalisme religieux ; celui enfin de logiques contextuelles, formant et reformant alliances et fidélités au gré de situations. Composites à n’en pas douter, ces développements habitent encore une ontologie très étrangère à celle de nos modes de pensée.
À l’heure des idéalisations ou du discrédit qu’il est parfois de bon ton d’adresser aujourd’hui à la démocratie pour n’en retenir que sa version idéale et universelle, artificiellement abstraite et idéologiquement uniforme, il n’est pas négligeable de retenir la leçon différente qu’en retire la pragmatique indienne. Elle a su en effet engranger les gains de justice sociale attachés à l’établissement démocratique en en tirant tout le parti électoral mais en en réduisant les finalités comme s’il s’agissait là de points de vue, ou d’épisodes, à insérer dans une série presque indéfinie d’expériences. Pour autant, la démocratie des réformes n’a pas évité les malheurs de la démocratie formelle.
Les nouvelles modalités bureaucratiques, les égoïsmes d’aventure, les amendements répétés de la Constitution condamnent cette démocratie, soit à utiliser ses moyens et contredire ses principes, soit à les abandonner tous deux aux partis et aux particularismes jusqu’à risquer de ruiner les fondements de l’État de droit. Dans la fidélité qu’elle conserve néanmoins à son inclusivisme, à son appréhension contextualisée des événements, à son orthopraxie, l’Inde se plaît à maîtriser l’importance spécifique des situations sans se priver d’y apporter une pensée critique. Les réponses qu’elle provoque, tour à tour réactives et créatrices, ont l’ordonnance d’une partition chorale. Celle-ci opère sur un fond de basse continue où s’ordonne et se réordonne un continuel théâtre de recompositions, véritable décalque de ce que nous ont enseigné ses plus grandes épopées.
Avec sa démocratie, l’Inde nous apporte un témoignage. Elle nous enseigne en effet qu’il est possible d’aménager et de tenir ensemble les possibilités d’avènement d’une société de citoyens individuels à dignités égales et aux aspirations partagées avec la présence totalisante d’unités de castes à la fois solidaires et dépendantes d’une hiérarchie constitutive d’inégalités. Holisme collectiviste et holisme structural s’y trouvent ainsi mêlés dans un alliage de solidarités que nous aurions trop vite tendance à écarter comme des antagonismes ou des paradoxes relevant de l’aporie. Inscrit ici dans un tissu social profondément renouvelé, le politique, dans sa variante moderne de la politique, y fait à la fois l’épreuve du greffon et les réponses de l’hybride.