ParisTech… Quel pari ?
La Jaune et la Rouge a consacré le thème de son numéro de février à L’École polytechnique. Nombreux auront été, je pense, les lecteurs à s’en réjouir, tant il est vrai qu’une institution d’enseignement et de recherche vit, pour une bonne part, à travers la communauté des Anciens. Les historiens ont depuis longtemps porté une attention soutenue à l’École, notamment, à sa fondation par la Convention en 1794, à ses débuts prestigieux, à son évolution au cours du XIXe siècle. Son histoire récente a été moins étudiée, alors pourtant que, depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’École s’est profondément transformée, notamment depuis une trentaine d’années. Le tableau que vient de brosser La Jaune et la Rouge était donc particulièrement bienvenu. Le présent article est une réflexion personnelle, limitée à la seule question de ParisTech, vue essentiellement du point de vue de la communauté polytechnicienne. En effet l’avenir de l’École polytechnique peut être affecté profondément par un projet qui, de fait, constitue un pari considérable.
La création de ParisTech
À l’origine de ParisTech se trouve la création en 1991 du Groupement des écoles d’ingénieurs de Paris dont l’X, qui n’était plus parisienne depuis 1975, ne faisait pas partie. Cette mise à l’écart résultait moins de cette circonstance géographique que de la motivation, plus ou moins explicite, des premières écoles de pouvoir peser davantage face à Polytechnique. La concurrence internationale n’était pas encore ce qu’elle est devenue aujourd’hui, mais se concerter pour y faire face, était déjà la principale raison d’être de ce partenariat. Peu à peu d’autres écoles se joignent aux premières. L’ensemble qui prend le nom de ParisTech est aujourd’hui une association de onze écoles d’ingénieurs, toutes situées dans la région parisienne1. L’École polytechnique en fait partie depuis août 2001.
Bertrand Collomb (60), l’un des patrons français les plus respectés, est président du Comité d’orientation stratégique de ParisTech. Dans le numéro de La Jaune et la Rouge de février dernier il défend ardemment cette construction. Gabriel de Nomazy, directeur général de l’École, de 1998 à 2005, vice-président exécutif de ParisTech en est, lui aussi, un ardent défenseur. Que des voix aussi autorisées appuient vigoureusement ce projet mérite considération. Ces voix doivent-elles, cependant, nous dissuader d’analyser attentivement la stratégie sous-jacente ?
Le nouveau marché international de la connaissance
Les réflexions des premiers protagonistes de ParisTech ont très vite tourné autour de l’émergence de la compétition internationale, de plus en plus évidente dans le domaine de la connaissance et de l’innovation et sur la meilleure manière pour les grandes écoles françaises d’y faire face.
Sans entrer dans le détail d’une situation internationale complexe et qui diffère selon les disciplines scientifiques ou techniques considérées, notons que pour les acteurs de l’enseignement supérieur et de la recherche que sont en France les universités et les grandes écoles, ce marché d’un type nouveau où se rencontrent la demande de compétences et l’offre de connaissances se traduit par une concurrence internationale croissante. Chaque institution doit attirer les enseignants et les chercheurs les plus brillants, les meilleurs étudiants et à obtenir les financements les plus considérables.
Les grandes écoles françaises d’ingénieurs ont pris conscience de cet aspect de la mondialisation. En témoigne l’excellent colloque2 organisé par les anciens élèves des Mines, des Ponts, des Télécoms et des Techniques avancées, qui s’est tenu au Conseil économique et social, le 11 mars 2005.
Cette concurrence trouve son expression médiatique dans les classements internationaux qui se sont multipliés depuis quelques années et qui s’efforcent de comparer entre elles les universités du monde entier. Les principales caractéristiques des institutions sont évaluées selon des critères qui se veulent aussi objectifs que possible : nombre de prix Nobel parmi les professeurs et les anciens élèves, notoriété des chercheurs mesurée par les taux de citation des publications scientifiques, taux d’encadrement, etc.
Parmi ces classements publiés régulièrement, le plus connu d’entre eux a été créé, il y a quelques années, par le professeur Liu3, chimiste de l’université Jiao Tong de Shanghai. Son projet a été soutenu par les pouvoirs publics chinois qui souhaitaient identifier les universités chinoises qui avaient le plus de capacités pour progresser et se hisser au niveau mondial. Ce classement, conçu d’abord dans le cadre d’une politique nationale ambitieuse de la Chine, est très vite devenu d’usage international, avec un retentissement d’autant plus grand en France que les meilleures de nos universités et les plus prestigieuses de nos écoles y figurent à des places déshonorantes. Qu’on en juge, au dernier classement de l’université de Shanghai on trouve parmi les 500 meilleures : 45e, Paris VI (Pierre et Marie Curie), 62e, Paris XI (Paris-Sud), 99e, l’École normale de la rue d’Ulm. L’École polytechnique est au-delà du 200e rang.
Ces mauvais classements s’expliquent en partie, mais en partie seulement, par certains biais. Par exemple, ne pas prendre en compte les médailles Fields désavantage l’École normale. Le système favorise les grosses institutions, donne une trop grande priorité à la recherche scientifique, ne prend pas bien en compte certains facteurs de réussite des anciens élèves, etc. Inversement d’autres classements internationaux qui donnent parfois aux institutions françaises des rangs plus flatteurs ne sont pas plus objectifs.
Ainsi dans un récent classement du Times Higher Education Supplement, l’X doit son rang très favorable à ce qui est une des faiblesses de l’École, à savoir la trop grande proportion de ses professeurs qui enseignent à temps partiel !
Ramener une évaluation complexe à un classement linéaire est simpliste, tout le monde en convient. En revanche ce qui est essentiel peut se résumer ainsi :
- Ces classements existent ; ils traduisent la présence d’un marché où se rencontrent une offre et une demande ; ils impliquent une évaluation permanente,
- Les meilleures institutions françaises sont, sans contestation possible, assez loin des meilleures mondiales.
La plupart des observateurs sont aujourd’hui d’accord sur ce constat. Pourtant il est intéressant de noter les réactions de la majorité des responsables français lorsqu’ils ont, il y a quelques années, découvert cette réalité. On aurait pu s’attendre à ce que nombre d’entre eux se posent la question : pourquoi aussi peu de prix Nobel en France depuis quelques décennies ? Pourquoi aucun Polytechnicien n’a obtenu la moindre médaille Fields ?
Etc. La réaction la plus fréquente a consisté à dire, il faut plus de moyens et, à moyens constants, il faut être plus gros pour être plus visible. On a même pu entendre récemment des responsables d’institutions d’enseignement supérieur français dénier tout intérêt à ces classements internationaux. La bonne preuve, disaient-ils, réunissons par la pensée la moitié seulement des étudiants de la Région parisienne avec leurs professeurs, nous aurons un géant qui, d’après les critères du bon professeur Liu, sera dans les trois premiers mondiaux, faisant quasiment jeu égal avec Harvard, Stanford ou Cambridge ! Sans aller aussi loin mais dans une logique voisine, nombre de responsables ont mis à la mode les rapprochements entre institutions.
Avant d’examiner plus avant cette stratégie d’alliances regardons de plus près la réalité dont sont faits ces champions qui nous font peur.
Un modèle international, universel peut-être
Pour des raisons bien connues du lecteur, les institutions françaises d’enseignement supérieur, universités et grandes écoles, sont très différentes des universités étrangères. Ces dernières, aujourd’hui, sont en fait proches du modèle américain. Bien que chacune, pour des raisons nationales, historiques et culturelles, ait ses caractéristiques propres, elles ont en commun quatre facteurs essentiels.
- Toutes jouissent d’une autonomie, aussi bien stratégique que tactique, dont les responsables français ont peine à rêver. Cela est vrai non seulement, par exemple, des grandes universités privées américaines, comme Harvard ou Stanford, mais aussi des institutions relevant des États, l’université de Californie par exemple ou Cambridge en Grande-Bretagne. Cette liberté a pour seules limites celles qui découlent du droit ou qui résultent de contraintes financières.
- Toutes sont soumises à une émulation permanente qui conduit chacune d’entre elles à s’efforcer de :
– recruter les professeurs les plus prometteurs en recherche et développement,
– attirer les meilleurs étudiants,
– obtenir les financements les plus importants. - Les professeurs habitent souvent à proximité du campus de l’université où se trouvent leurs laboratoires et où réside la quasi-totalité des étudiants. Entre les uns et les autres les échanges sont fréquents.
- Professeurs, chercheurs, étudiants entretiennent des rapports étroits avec les entreprises que l’université encourage à se développer près du campus.
De là résultent plusieurs conséquences importantes.
La concurrence entre institutions est omniprésente. Elle se traduit de mille manières. Les différentes « schools », medical, law, electrical engineering, sont analysées, comparées, classées. Ces évaluations, en général produites par la société civile, c’est-à-dire les sociétés savantes et les associations professionnelles, ont une incidence directe sur les droits d’inscription et les frais de scolarité que chaque université se croit en mesure de demander. Plus une institution est réputée, plus l’enseignement y est coûteux. À noter qu’il existe de nombreuses bourses permettant d’attirer les élèves les plus prometteurs des classes défavorisées, qu’ils soient américains ou étrangers.
Classements et évaluations influent sur les rémunérations des enseignants, sur les chances de décrocher des contrats, etc. La notoriété des différentes institutions est constamment en débat. Elle n’est en rien garantie. Cette culture de la compétition permanente est évidemment en harmonie avec l’air du temps, avec la mondialisation accélérée.
Le gouvernement de chaque institution est l’objet de toutes les attentions : le départ de Larry Summers comme président de Harvard a conduit cette prestigieuse université à dépenser beaucoup d’argent pour rechercher un nouveau président. Récemment Caltech, le California Institute of Technology, a fait de grands efforts pour attirer un président jeune et dynamique, Jean-Lou Chameau, un Français, diplômé de l’École des arts et métiers dont la réussite à Georgia Tech avait été remarquée.
La liberté d’action dont dispose une université américaine lui permet de s’adapter aux opportunités, de modifier rapidement l’affectation de ses ressources. L’adaptabilité est une vertu cardinale. Chaque université entretient des relations de partenariat avec de nombreuses entreprises, avec des agences régionales ou fédérales, participe au développement de start-up en liaison avec les points d’excellence de ses propres laboratoires. Dans les limites des lois locales et fédérales, l’institution exerce une pleine responsabilité, en matière de salaires des enseignants, par exemple.
Les étudiants sont d’une grande diversité sociale, géographique et culturelle. Des jeunes de milieux fortunés voisinent avec ceux issus des classes défavorisées. Durant leur cursus les étudiants sont très suivis par leurs professeurs dont ils se sentent souvent assez proches. Ils sont encouragés et souvent bien préparés à créer leur propre entreprise dès la fin de leurs études. Quant aux anciens élèves ils sont l’objet de toutes les sollicitations de la part de l’institution qui compte massivement sur le mécénat, notamment sur celui des Alumni qui ont le mieux réussi.
Naturellement l’ensemble du système universitaire Nord-américain présente des lacunes, des dysfonctionnements. Certaines universités sont médiocres, d’autres manquent de ressources. Cependant la structure de l’ensemble se nourrit de la recherche permanente du progrès. Toute université américaine, même la plus modeste, vise la réussite, au moins dans un domaine. Et, conséquence logique de la recherche obstinée de l’excellence, les meilleures d’entre elles sont bonnes au point de dominer la scène mondiale.
Nos grandes écoles (je n’évoque pas ici les universités françaises), ne ressemblent en rien à ce schéma : non seulement parce que leurs dimensions sont limitées mais surtout parce qu’elles sont plongées depuis toujours dans un environnement et une culture toutes différentes, que je ne peux développer ici mais qui sont familières au lecteur. Elles ont leurs mérites, leurs gloires passées, une certaine cohérence avec les structures traditionnelles de la société française, mais elles sont dépourvues de la plupart des caractéristiques des grandes universités étrangères dont la taille n’est qu’un aspect.
La perception des grandes écoles françaises
Les plus lucides des dirigeants des grandes écoles d’ingénieur ont identifié depuis longtemps les forces et les faiblesses de notre système. Au niveau des premières se trouve une sélection rigoureuse, très liée au rôle majeur des mathématiques. Du côté positif aussi une formation professionnelle solide. Mais le système globalement conduit aujourd’hui à surreprésenter dans les élites les classes sociales culturellement les plus favorisées.
En outre les écoles françaises, de petite taille, occupent souvent une spécialité très étroite. Elles sont surtout organisées autour des singularités de la société française : rôle des corps de la fonction publique, importance de l’État, poids du centralisme et de l’égalitarisme, etc. Malgré des progrès considérables accomplis depuis quelques années, elles restent souvent trop éloignées du monde professionnel et trop peu ouvertes sur le plan international. Les classes préparatoires aux grandes écoles n’ont pas d’analogues à l’étranger et la visibilité internationale de l’ensemble du système, sauf auprès de cercles très spécialisés, reste très faible.
Comme l’absorption pure et simple d’une école par une autre n’est guère concevable dans le paysage administratif français, la démarche la plus naturelle des grandes écoles d’ingénieur a été de rechercher la croissance, soit par rapprochement entre égaux, soit par alliance.
C’est ainsi que vers la fin des années quatre-vingt-dix, les deux grandes écoles françaises les plus anciennes, l’École des ponts et chaussées et l’École des mines de Paris, envisagèrent de fusionner. L’échec était prévisible. L’opération posait aux deux plus grands corps techniques de la nation un problème douloureux, mais surtout laquelle de ces institutions prestigieuses pouvait accepter de voir disparaître au profit de sa rivale, une culture ayant plus de deux siècles d’existence et de réussite ?
Aux yeux de nombre de dirigeants, être visible de l’étranger, suppose donc de devenir assez gros, au moyen d’alliances, type ParisTech. L’objectif de la taille l’emporte sur l’obsession de l’excellence.
Taille, excellence et visibilité
La taille d’une institution est évidemment un paramètre à prendre en considération. Il est vrai que certaines actions exigent un seuil minimum en deçà duquel celles-ci ne sont pas envisageables. Mais il faut aussi noter que, dans un grand nombre de circonstances, les forces à mettre en jeu, pour un résultat donné, croissent comme les masses à mouvoir. Par ailleurs Il faut veiller à comparer ce qui est comparable.
Mettre l’X en face de Harvard ou de Cambridge c’est comparer un acteur dans un champ disciplinaire limité, avec des institutions qui couvrent tous les domaines. À Harvard, par exemple, le medical, le law, le business administration, les social sciences, pèsent très lourd. En revanche le California Institute of Technology, qui évolue approximativement dans les mêmes disciplines que l’École polytechnique, est à peine plus gros : 2 200 étudiants, 290 enseignants. Et Caltech est régulièrement classé dans les 6 ou 10 meilleures universités mondiales. Caltech n’est pas une université aussi ancienne que Harvard aux États-Unis ou Cambridge en Grande-Bretagne, mais elle poursuit avec acharnement, surtout depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, une politique d’excellence.
En France, au lieu de croire que les grandes universités américaines sont excellentes parce que riches, on devrait comprendre qu’elles sont devenues riches parce qu’elles ont réussi à être excellentes.
La nature exacte de ParisTech
Le regroupement dans ParisTech de quelques écoles a pu apparaître au cours des premières années comme une association d’entraide mutuelle, un sous-ensemble de la Conférence des grandes écoles, visant à mutualiser les efforts de ses adhérents dans certains domaines, notamment à l’international. Plus précisément dans les domaines où, de façon évidente, les écoles participantes ont un intérêt commun et ne sont pas en concurrence. Une telle construction ne soulève aucune réserve, aucune question existentielle. Pour la valider il suffit de s’assurer que le coût de la « mutualisation » reste faible en regard des avantages qu’elle procure.
Aujourd’hui l’ambition de ParisTech semble toute différente. Le président Bertrand Collomb est très clair. Dans le numéro de février de La Jaune et la Rouge il écrit :
ParisTech a fait le choix de construire cette coopération renforcée autour :
- d’une politique de marque commune et d’une promotion collective, notamment à l’international ;
- d’une mutualisation de moyens propres, rendue possible par le regroupement progressif sur trois campus : Paris-Quartier latin, Marne-la-Vallée, Palaiseau ;
- de formations d’ingénieur construites sur plusieurs écoles ;
- de mise en place de masters interétablissements ;
- de la promotion d’un doctorat labellisé ParisTech, fortement lié au monde de l’entreprise et des services.
À ce niveau d’intégration il faut se poser au moins deux types de questions :
- Quelle valeur ajoutée peut résulter d’un rassemblement aussi divers en termes de disciplines ? Quelle serait la logique d’enseignements aussi dispersés géographiquement et culturellement ? Comment la perspective de suivre des cours éclatés entre plusieurs sites aussi étrangers l’un à l’autre éveillerait-elle l’intérêt des meilleurs candidats indien, chinois ou brésilien que l’on cherche à attirer ? De plus si cette logique d’intégration devait réussir, elle rendrait invisibles les diplômes propres à chaque école. Combien de temps faudrait-t-il alors pour que la thèse ParisTech fasse sens dans les milieux scientifiques internationaux ?
- Le Bien commun à une telle communauté pourrait-il être assez fort pour l’emporter sur les inévitables divergences d’intérêts des diverses parties ? Quelle âme finalement habiterait-elle un jour une telle structure ?
Cette construction recèle d’ailleurs une contradiction fondamentale. Si aujourd’hui les grandes écoles françaises d’ingénieurs forment des jeunes très appréciés sur le marché national et international, c’est en partie grâce à la concurrence qui a toujours existé entre elles pour attirer, par le concours d’entrée traditionnel, les meilleurs taupins. Le développement du marché de la connaissance ne peut que renforcer cette concurrence bénéfique entre les grandes écoles françaises.
Un certain scepticisme
Réaliser une telle fédération, c’est-à-dire mettre en œuvre des synergies capables de l’emporter sur les forces centrifuges, suscite un certain scepticisme. À ma connaissance aucune construction analogue n’a jamais vu le jour qui serait un exemple à méditer. En France plusieurs institutions d’enseignement supérieur ont des caractéristiques qui auraient pu les encourager à se rapprocher : tutelles communes, complémentarités, images voisines. Ces institutions n’ont pas réussi à aller au-delà d’une simple coopération, celle par exemple relatives aux banques de notes alimentant les concours d’entrée. Un rapport récent a montré que la coopération entre les cinq écoles relevant du ministère de la Défense n’avait fait aucun progrès au cours des dernières années. Les écoles normales supérieures, les écoles des mines, les écoles centrales sont trois exemples de réseaux qui n’ont pas réellement pris consistance.
Une préoccupation d’une autre nature se fait jour en matière de relation avec les entreprises. ParisTech, comme ses défenseurs le soulignent à juste titre, ne peut réussir sans solliciter un effort massif de financement de la part des entreprises, notamment des grandes entreprises françaises. Une puissante Fondation ParisTech est nécessaire et d’ailleurs envisagée. Comment réagiraient les entreprises devant cette nouvelle fondation alors que celle de l’École polytechnique, qui vient de fêter ses vingt ans, a fort bien réussi ? Celle-ci commence à bénéficier, encore timidement, de legs de personnes privées, essentiellement des anciens élèves. Cette démarche, liée à un sentiment fort d’attachement à l’X, n’a aucune chance de se produire au profit d’une nébuleuse incertaine.
La marque et le rêve
Ce qui décide un étudiant brillant, un professeur déjà connu, un chercheur renommé à postuler pour venir dans une institution française, à l’X par exemple, est la superposition d’éléments objectifs et de considérations subjectives. Les premiers sont incontournables : coût, rémunération, logement, perspectives, etc., mais leur analyse par le postulant ne précède pas le rêve, elle le suit. C’est parce qu’un jeune se sent des ailes et de l’ambition, c’est parce qu’un professeur ou un chercheur souhaite renouveler son sujet ou le poursuivre dans un autre contexte qu’il envisage un tel projet. La naissance du désir est préalable à l’évaluation objective des opportunités.
Si un jeune Japonais rêve de devenir un Carlos Ghosn à quelle école peut-t-il penser sinon l’X ? Et si tel génie mathématique en herbe, admirateur d’Augustin Cauchy et d’Henri Poincaré, éventuel futur médaille Fields, est tenté par l’école mathématique française, sera-t-il séduit par ParisTech ? Le département de mathématiques de Palaiseau étant devenu invisible, c’est rue d’Ulm qu’il ira !
Le projet d’un jeune de venir faire ses études dans une institution prestigieuse, en France par exemple, résulte de la superposition d’un rêve et d’un choix rationnel. Cette attirance se rapproche de celle qu’inspire un produit de luxe et amène à la logique de la marque. Veut-on au lieu de développer l’image incontestablement positive fondée sur le passé et le présent de l’X l’abandonner au profit d’une autre, encore incertaine ?
Il n’y a pas de place pour deux rêves. Miser sur ParisTech c’est mettre en avant l’image de Paris, certes prestigieuse, mais d’une autre nature… le Louvre… la tour Eiffel. Peut-être serait-il avisé de demander conseil aux grands du luxe, souvent français, qui gèrent avec une extrême habileté des marques anciennes devenues légendaires.
Le seul nom de ParisTech, dit-on, est déjà attractif à Singapour ou à Shanghai. J’aimerai être sûr que nos postulants ne sont pas ceux qui n’ont pas trouvé de place dans les universités américaines !
L’ambition qui anime les porteurs du projet ParisTech est légitime. Elle montre l’envie de nombreux dirigeants de ne pas se résigner à gérer une situation héritée du passé et que secoue durement la mondialisation. On ne peut que se réjouir de les voir réagir avec détermination et rechercher des solutions.
Les écoles de commerce et de gestion françaises ont affronté l’ouverture internationale et la concurrence des modèles d’enseignement anglo-saxons, bien avant les écoles d’ingénieurs. Elles y ont remarquablement répondu. Aujourd’hui, dans le classement européen des meilleures écoles de commerce, sept sur dix sont françaises et HEC tient la tête en Europe depuis plusieurs années. Leur stratégie devrait être analysée soigneusement.
Cet article avait pour objectif de montrer que ParisTech qui constitue un enjeu de taille est, en fait, un pari qui comporte des risques considérables. Non seulement pour les onze écoles qui le portent mais encore pour l’avenir même de l’École polytechnique. Mon propos n’est pas de susciter une polémique mais de mettre en avant des éléments de réflexion et d’encourager un débat essentiel pour la communauté polytechnicienne et important pour la nation.
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1. Les écoles de ParisTech sont, en dehors de l’École polytechnique, l’École nationale du génie rural et des eaux et forêts, l’École nationale des ponts et chaussées, l’École nationale supérieure des arts et métiers, l’École nationale supérieure de chimie de Paris, l’École nationale supérieure des mines de Paris, l’École nationale supérieure des Télécommunications, l’École nationale supérieure des techniques avancées, l’École supérieure de physique et de chimie de la Ville de Paris, l’Institut national agronomique Paris-Grignon et l’École nationale de la statistique et de l’administration économique.
2. Les actes des intéressants débats qui ont marqué cette journée ont été publiés dans Techniques avancées, la revue de l’Amicale du génie maritime et des ingénieurs de l’ENSTA, n° 71, juin 2005.
3. Le professeur LIU a exposé les détails du système de classement de l’université de Shanghai, lors d’une présentation faite à Paris en 2005 par l’ANRT et l’IFRI.