Alberto Santos=Dumont, le « père de l’aviation », un Brésilien très français

Dossier : Le BrésilMagazine N°626 Juin/Juillet 2007
Par Michel HENRY (59)

C’est en France qu’Al­ber­to Santos=Dumont, célèbre pion­nier bré­si­lien de l’a­via­tion, a éta­bli ses nom­breux records aéro­nau­tiques et diri­gé une véri­table entre­prise de « R & D » d’aé­ro­nefs, diri­geables ou plus lourds que l’air. Auteur du pre­mier vol offi­ciel­le­ment homo­lo­gué, il mariait avec maes­tria exploits spor­tifs et inno­va­tion. Cent ans après, un hom­mage lui a été ren­du tant en France qu’au Brésil.

Alber­to Santos=Dumont, né au Bré­sil, le 20 juillet 1873, de parents eux-mêmes Bré­si­liens, a tou­jours reven­di­qué cette natio­na­li­té dont il était fier et à laquelle il mon­tra son atta­che­ment sa vie durant, ne serait-ce qu’en y reve­nant régu­liè­re­ment. Réci­pro­que­ment, le Bré­sil n’a ces­sé, dès 1901, lors de son pre­mier prix d’aé­ros­tier, de lui mani­fes­ter offi­ciel­le­ment sa recon­nais­sance pour ses exploits, par de mul­tiples signes : son nom a été don­né à sa ville natale, à des aéro­dromes dont celui de Rio, il a des bustes dans de nom­breuses villes, un musée à Petro­po­lis dans la mai­son ori­gi­nale qu’il avait construite « La Encan­ta­da » (l’en­chan­tée) ; il eut des funé­railles nationales.

L’année Santos=Dumont


A Neuilly, bou­le­vard du géné­ral Kœnig

Après 2005, « l’an­née du Bré­sil en France », et, avant 2008, « l’an­née de la France au Bré­sil », 2006 avait été décla­rée « année Santos=Dumont » et a été jalon­née de mani­fes­ta­tions dans les deux pays.

En France, deux expo­si­tions ont été consa­crées à sa vie et à son œuvre : l’une, à la mai­rie du XVIe arron­dis­se­ment, avec le concours de l’Aé­ro-Club de France, com­pre­nait de nom­breuses vitrines de docu­ments et pho­to­gra­phies de l’é­poque ; l’autre, plus impor­tante, au Théâtre de Neuilly-sur-Seine, avec le concours du musée de l’Air et de l’Es­pace, ins­tal­lé au Bour­get, du GIFAS et du Groupe aéro­nau­tique Safran, com­por­tait deux copies réa­li­sées au Bré­sil et remises à la France, d’aé­ro­nefs de Santos=Dumont, habi­tuel­le­ment au musée de l’Air, le « n° 14 bis » avec lequel il réa­li­sa le pre­mier vol homo­lo­gué d’un plus lourd que l’air et son modèle ultime, la « Demoiselle ».

Enfin, le 5 novembre 2006, à la prai­rie de Baga­telle, en bor­dure du Bois de Bou­logne, entre 10 heures et midi, a eu lieu la recons­ti­tu­tion du fameux vol de 1906 (voir page sui­vante : « le pre­mier vol mon­dial »), avec une autre copie du 14 bis éga­le­ment impor­tée du Bré­sil et avec un pilote Brésilien.

Deux patries à égalité

Une montre sur mesure
La mai­son Car­tier a appe­lé « San­tos » un de ses modèles de chro­no­graphe, en sou­ve­nir du pre­mier bra­ce­let-montre mis au point par Louis Car­tier, en 1904, pour son ami Alber­to qui ne pou­vait pas, dans ses expé­riences, se ser­vir d’une montre à gous­set ; elle a fêté son cen­te­naire en 2004, en réédi­tant divers modèles, lors d‘une grande fête au Bour­get. Il existe aus­si des modèles « Demoi­selle » plus récents, du nom d’un aéro­nef Santos=Dumont.

Pour mani­fes­ter son pro­fond atta­che­ment à la France, où il vécut de nom­breuses années, il écri­vait son double nom, à la mode por­tu­gaise ou bré­si­lienne (d’a­bord le nom de la mère puis celui du père, au contraire de la cou­tume espa­gnole inverse), non pas avec un trait d’u­nion simple, mais avec un signe double pour indi­quer qu’il consi­dé­rait ces deux pays comme ses deux patries à égalité.

Hen­rique Dumont, le père d’Al­ber­to, Bré­si­lien, était issu d’une famille de bijou­tiers, ins­tal­lée au Palais-Royal, à Paris, qui émi­gra au Bré­sil, en 1816, pour mettre en pra­tique ses connais­sances sur les dia­mants, tout en conser­vant des rela­tions étroites avec la famille res­tée en France. Il fit pra­ti­que­ment toutes ses études à Paris, chez des parents, les Coeu­ré, d’a­bord au lycée Char­le­magne, puis à l’É­cole cen­trale (pro­mo­tion 1853).

Ren­tré au Bré­sil, il fut d’a­bord Enn­gen­hei­ro (ingé­nieur) des tra­vaux publics à Ouro Prê­to, dans l’É­tat de Minas Geraes, puis ingé­nieur civil et entre­pre­neur pour la navi­ga­tion flu­viale. Il se lan­ça alors dans la culture du café et créa et déve­lop­pa pen­dant une quin­zaine d’an­nées, d’im­menses plan­ta­tions, les « fazen­das », où il fit fortune.

Le pre­mier vol mondial
On connaît la célèbre contro­verse qui dure encore, depuis plus d’un siècle, sur l’auteur véri­table du pre­mier vol mon­dial d’un plus lourd que l’air, que les Bré­si­liens et les Nord- Amé­ri­cains se dis­putent férocement.
Les pre­miers démontrent que leur héros fut l’auteur, à 33 ans, du pre­mier vol dûment consta­té par une foule pari­sienne en délire, et contrô­lé offi­ciel­le­ment, le 12 novembre 1906, sur la pelouse de Baga­telle, alors sur la com­mune de Neuilly-sur-Seine conti­guë à Paris, grâce à son modèle 14 bis, pilo­té debout, à hélice unique, avec roues, et par­tant direc­te­ment du sol.
Les seconds sou­tiennent que les fameux frères Wright, Wil­bur, l’aîné, 36 ans, et Orville, le cadet, 32 ans, avaient une anté­rio­ri­té de trois années, comme ayant décol­lé, les pre­miers, sur le conti­nent amé­ri­cain, à Kill Devil Hil­ls à quelques kilo­mètres au sud de Kit­ty Hawk, sur la côte Est (Caro­line du Nord), sans témoin man­da­té, le 17 décembre 1903, grâce à leur modèle Flyer, pilo­té cou­ché, à deux hélices, sans roues mais avec des patins, une rampe de lan­ce­ment rudi­men­taire avec un contre­poids qu’il fal­lait remon­ter à chaque décol­lage (une cata­pulte, disent les Bré­si­liens) com­bi­né avec un plan peu incli­né muni d’un cha­riot à quatre roues.
La seule cer­ti­tude his­to­rique, incon­tes­tée de part et d’autre, est que les deux groupes d’inventeurs ne se connais­saient à l’époque, ni de près ni de loin, que leurs ini­tia­tives paral­lèles étaient entiè­re­ment indé­pen­dantes, qu’il n’y eut de pla­giat ni d’un côté, ni de l’autre et, enfin, que les essais des Wright étaient peu connus en Europe, même en 1906, trois ans après, et, pra­ti­que­ment pas, de San­tos = Dumont.

Né près de Pal­mi­ra, deve­nue depuis San­tos-Dumont, Alber­to était le sixième enfant d’une famille de huit. Dès son plus jeune âge et ses pre­mières années d’é­tudes, il mon­tra le plus grand inté­rêt pour la méca­nique. Ins­tal­lé à Paris à 19 ans, après la mort de son père, il devint peu à peu une per­son­na­li­té des plus en vue, au fur et à mesure que ses exploits le fai­saient connaître.

Il aimait pas­sion­né­ment, selon tous les récits des contem­po­rains, le grand monde pari­sien et, au-delà, les Cours euro­péennes à Londres ou à Mona­co où il ren­con­tra l’im­pé­ra­trice Eugé­nie. Il appa­rais­sait sou­vent entou­ré des plus jolies femmes pari­siennes ou sud-amé­ri­caines qu’il atti­rait par sa célé­bri­té et à qui il lui arri­vait d’of­frir des bijoux de Car­tier, dans tous les endroits à la mode, où il se fai­sait volon­tiers pho­to­gra­phier ou cari­ca­tu­rer par son ami, le très connu Sem, pseu­do­nyme de Georges Gour­sats, son aîné de dix ans. Il fut de l’Au­to­mo­bile Club, de l’Aé­ro-Club, il avait sa table chez Maxim’s, au Fou­quet’s ou à la Grande Cas­cade et sa pho­to était sou­vent publiée dans la presse, à chaque nou­veau record, ce qui ne lui déplai­sait pas.

En 1897, il se lance, à 24 ans, dans la concep­tion, la réa­li­sa­tion et l’ex­pé­ri­men­ta­tion de bal­lons libres, puis de diri­geables gon­flés à l’hy­dro­gène de pré­fé­rence au gaz d’é­clai­rage et munis d’une hélice motorisée.

Du dirigeable au plus lourd que l’air

De 1897 à 1906, il concentre ses tra­vaux sur les diri­geables, avec le triomphe du 19 octobre 1901, dans l’a­près-midi, où il rem­porte après plu­sieurs ten­ta­tives, avec son modèle numé­ro 6, le prix Deutsch de la Meurthe, du nom de l’in­dus­triel Hen­ry Deutsch dit de la Meurthe (1846−1919), célèbre phi­lan­thrope, l’un des fon­da­teurs de l’Aé­ro-Club. Ce prix devait être attri­bué au pre­mier aéros­tier qui aurait accom­pli le par­cours départ du han­gar de l’Aé­ro-club de Saint-Cloud et retour, en contour­nant la tour Eif­fel, le tout en moins de trente minutes. De 1906 à 1910, il renonce aux bal­lons même diri­geables, plus chan­ceux dans son choix que le géné­ral comte alle­mand Fer­di­nand Von Zeppelin.

Santos=Dumont oriente désor­mais ses tra­vaux sur les plus lourds que l’air, avec des triomphes dûment enre­gis­trés, sous l’é­gide de la Fédé­ra­tion aéro­nau­tique inter­na­tio­nale : les 13 sep­tembre (13 mètres), 23 octobre (60 mètres) et, enfin, 12 novembre 1906 (220 mètres en 21 s 15, vitesse maxi­male : 41,292 km/h) tou­jours à Baga­telle et avec son modèle numé­ro 14 bis, ain­si bap­ti­sé du fait qu’il avait d’a­bord quit­té le sol pen­dant des essais à Neuilly, sus­pen­du au diri­geable numé­ro 14 ; il rem­porte ain­si les prix Arch­dea­con et Aéro-Club.

L’ap­pa­reil, une sorte de grand cerf-volant, était, d’a­près sa fiche tech­nique, un biplan du type canard c’est-à-dire les ailes à l’ar­rière et un long empen­nage à l’a­vant, à une seule hélice pro­pul­sive, sur­face por­tante : 42 m², lar­geur : 10,80 m, lon­gueur : 13,10 m, struc­ture en pin ten­du de tis­su, moteur à explo­sion à pétrole de 50 CV. Le pilote qui avait repris la nacelle en osier des diri­geables, se tenait donc debout, en avant des ailes. Les ten­ta­tives de recons­ti­tu­tion récentes ont mon­tré que le pilo­tage d’un tel engin était par­ti­cu­liè­re­ment déli­cat, d’au­tant qu’il décol­lait vent arrière, ce qui, croyait-on à l’é­poque, était préférable.

Un lieu d’essais et une équipe

Un ULM avant l’heure
En 1908, Clé­ment-Bayard pro­dui­sit le modèle Santos=Dumont n° 20, dit la « Demoi­selle » du nom cou­rant des libel­lules, « le plus vite, le plus léger et le plus petit aéro­plane du monde ». Envi­ron 50 exem­plaires furent ven­dus à des célé­bri­tés spor­tives telles que Roland Garros.

Pour la réus­site de ces der­niers exploits et leur mise en appli­ca­tion avec de nou­veaux pro­to­types, il fal­lait, outre un pilote acro­bate, la conjonc­tion de trois élé­ments : un lieu d’es­sais ; un moteur suf­fi­sam­ment puis­sant ; un construc­teur mécanicien.

De 1902 à 1908, son ins­tal­la­tion d’es­sais à Neuilly, appe­lée l’Aé­ro­gare, com­pre­nait un han­gar en bois et toile per­met­tant d’a­bri­ter les aéro­nefs, diri­geables et aéro­planes, un ate­lier, une fabrique d’hy­dro­gène. Il y employa jus­qu’à 15 per­sonnes sans comp­ter un des deux frères Voi­sin, futur construc­teur lui aus­si et qui l’ai­dait dans ses recherches.

Le moteur, ce fut d’a­bord, pro­grès déter­mi­nant par rap­port au moteur à vapeur d’A­der, le pre­mier moteur à explo­sion ultra­lé­ger, à pétrole, de Léon Levavasseur.

Quant au construc­teur méca­ni­cien déjà com­pé­tent en auto­mo­bile, capable de s’in­té­res­ser au déve­lop­pe­ment du modèle en petite série, ce fut Adolphe Clé­ment dit Clé­ment-Bayard, à Levallois.

D’autres inventions


A Saint-Cloud, place Santos-Dumont

Dès mars 1910 (Alber­to San­tos= Dumont n’a­vait pas encore 37 ans), son état de san­té évo­lua dra­ma­ti­que­ment par la conjonc­tion du sur­me­nage dû à des efforts trop long­temps sou­te­nus, d’une dépres­sion ner­veuse entraî­née par sa prise de conscience que l’a­via­tion deve­nait un moyen de loco­mo­tion cou­rant, que l’ère des pre­miers pion­niers tou­chait à sa fin et qu’il fal­lait admettre que les frères Wright étaient sans doute, les pre­miers au monde, d’au­tant plus qu’ils pous­saient l’au­dace à venir faire des démons­tra­tions remar­quées, en France, et des débuts d’une mala­die irré­ver­sible, pro­ba­ble­ment la sclé­rose en plaques.

Du jour au len­de­main, il annon­ça qu’il aban­don­nait l’a­via­tion, fer­ma son « aéro­port » et licen­cia tout son per­son­nel. Dès ce moment, mal­gré de nou­velles inven­tions dans des domaines aus­si divers que l’hé­li­co­ptère ou l’hy­dra­vion ou le remonte-pente de ski, qui n’eurent pas le suc­cès atten­du, son exis­tence ne fut plus qu’une longue des­cente phy­sique et intel­lec­tuelle qui le mena, après des rémis­sions et des séjours en sana­to­rium en France et en Suisse, jus­qu’à son sui­cide à São Pau­lo, vingt-deux années plus tard, en 1932, au tout début de sa soixan­tième année.

Que « le pre­mier vol d’un plus lourd que l’air », selon l’ex­pres­sion consa­crée, ait eu lieu en France avec Santos=Dumont ou aux États-Unis avec les frères Wright, est certes capi­tal pour les Bré­si­liens, les Fran­çais et les Amé­ri­cains. Mais, au-delà des trois pion­niers tous légi­ti­me­ment entrés dans la légende, leurs admi­ra­teurs se retrou­ve­ront faci­le­ment d’ac­cord pour admettre que les dix pre­mières années du siècle der­nier ont été déter­mi­nantes dans l’his­toire de l’a­via­tion avec le pas­sage du bal­lon à l’a­vion, et l’es­sor ful­gu­rant d’une mul­ti­tude de modèles mis au point par des inven­teurs tout à la fois pas­sion­nés et audacieux.

Santos=Dumont, grâce à son carac­tère ori­gi­nal, ses qua­li­tés d’in­ven­teur, son cou­rage de pion­nier est res­té pour beau­coup de Fran­çais et de Bré­si­liens qui se recon­naissent un peu en lui, et pas seule­ment les avia­teurs, le sym­bole de l’a­mi­tié plus que sécu­laire entre la France et le Brésil.

____________ Biblio­gra­phie : SABIX n° 28 (Albert Caquot) et n° 30 (Auguste Comte).

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