De l’usage de la théorie des jeux dans le fonctionnement des organisations

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999
Par Ivan GAVRILOFF (81)
Par Bruno JARROSSON

Il est à peu près clair pour cha­cun que la coopé­ra­tion entre les indi­vi­dus est davan­tage créa­trice de valeur que le conflit. Il s’agit d’ailleurs d’une appli­ca­tion du prin­cipe de divi­sion du tra­vail dont Adam Smith fait la cause prin­ci­pale de la richesse des nations.
La mon­tée en com­plexi­té des éco­no­mies déve­lop­pées rend cette coopé­ra­tion chaque jour plus pro­duc­trice de valeur.
La théo­rie des jeux nous place au coeur d’un inté­res­sant para­doxe : pour favo­ri­ser la coopé­ra­tion, il faut clai­re­ment pen­ser la diver­gence d’intérêt et le conflit. Pari tenu.

Un placement à 70 % sur trente secondes

L’o­ra­teur se pré­sente devant le groupe. Il pose sur la table un billet de deux cents francs et trois pièces de dix francs. Puis il pro­pose au public le pari sui­vant : Je parie trente francs qu’à celui qui me donne cent francs je donne deux cents francs. Cette pro­po­si­tion est valable pour trente secondes.

Immé­dia­te­ment, une per­sonne se pré­ci­pite et donne à l’o­ra­teur un billet de cent francs. L’o­ra­teur prend le billet et déclare à la per­sonne : Je vous remer­cie. J’ai per­du mon pari. Voi­là vos trente francs. Il donne à la per­sonne les trois pièces de dix francs et garde le billet de cent francs.

La théo­rie des jeux, ini­tiée par le mathé­ma­ti­cien John von Neu­mann, s’ef­force de for­ma­li­ser les déci­sions en uti­li­sant la logique et les mathé­ma­tiques, ceci dans des situa­tions dont les règles sont claires.

Son inté­rêt prin­ci­pal est d’en­vi­sa­ger de façon froide et objec­tive les diver­gences d’in­té­rêts. Dans un jeu, on cherche en géné­ral à gagner au détri­ment de l’autre. La théo­rie des jeux éclaire de façon inté­res­sante les diver­gences d’in­té­rêts. Dans son livre Stra­té­gie du conflit, Tho­mas Schel­ling en tire quelques leçons qui ren­versent les idées com­munes sur les situa­tions de déci­sion et la négociation.

Un bon négociateur ne dispose pas forcément de marge de manœuvre

Un bon moyen de gagner une négo­cia­tion consiste à se mettre en situa­tion de ne pas pou­voir céder. Quelques exemples illus­trent ce procédé.

Lors d’un conflit du tra­vail, sup­po­sons que le syn­di­cat ait éva­lué à 500 F l’aug­men­ta­tion récla­mée, alors que les employeurs, de leur côté, estiment ne pou­voir en accor­der plus de 300. Les repré­sen­tants du syn­di­cat peuvent juger oppor­tun de per­sua­der le per­son­nel que la direc­tion est en mesure de four­nir l’ef­fort qui lui est deman­dé et qu’eux, les repré­sen­tants du syn­di­cat, ne seraient pas à la hau­teur s’ils n’ob­te­naient pas satisfaction.

L’ob­jec­tif de cette manœuvre est de démon­trer aux employeurs qu’en n’ob­te­nant pas les 500 F deman­dés, les repré­sen­tants perdent leur cré­di­bi­li­té. Ce fai­sant, les syn­di­ca­listes réduisent déli­bé­ré­ment leur marge de manœuvre et placent la direc­tion face à un risque de grève qu’ils ne seraient plus en mesure d’é­car­ter mais ne résulte pour­tant que de leur propre attitude.

Autre exemple : au Japon, les che­mi­nots gré­vistes s’as­seyent sur les voies dans la gare pour impo­ser le blo­cage des trains. La contre-mesure appro­priée est la sui­vante : le conduc­teur de la motrice la met en marche avant lente, quitte le train, tra­verse la gare à pied et remonte à bord quand elle repasse à sa hau­teur. Ain­si, le gré­viste sait dès le départ que la loco­mo­tive ne s’ar­rê­te­ra pas pour évi­ter de l’écraser.

Tant que le conduc­teur reste aux com­mandes, la fai­blesse de sa posi­tion réside dans le fait qu’il est en mesure de s’ar­rê­ter plus vite que les mani­fes­tants ne peuvent quit­ter la voie et que ceux-ci le savent. En quit­tant la loco­mo­tive, le conduc­teur sup­prime sa marge de manœuvre ; il ne peut plus céder. Les gré­vistes sont obli­gés de se reti­rer de la voie.

Il leur est cepen­dant pos­sible d’a­dop­ter une contre contre-mesure : s’en­chaî­ner à la voie et jeter les clés du cade­nas, à la condi­tion tou­te­fois d’en avi­ser le conduc­teur à temps, c’est-à-dire avant qu’il ait lui-même quit­té sa machine. Le conduc­teur aura évi­dem­ment inté­rêt à ne pas s’en aviser.

Cha­cun sait que ce sont les riches plu­tôt que les pauvres qui sont sou­mis à des chan­tages et à des enlè­ve­ments. Ceci parce qu’ils dis­posent d’une marge de manœuvre – la pos­si­bi­li­té de payer – qui les met en posi­tion de faiblesse.
Si votre adver­saire dans la négo­cia­tion pense que vous n’êtes pas acces­sible à cer­tains argu­ments, il renon­ce­ra à faire valoir ces argu­ments, même s’il les juge valables. Au contraire, si vous êtes per­çu comme un indi­vi­du ration­nel, on pour­ra plus faci­le­ment pré­voir vos réac­tions et vos atti­tudes, ce qui consti­tue un désa­van­tage. Telle était la théo­rie de Hen­ry Kis­sin­ger qui pen­sait que pour obte­nir davan­tage des Sovié­tiques, il fal­lait se mon­trer capable de com­por­te­ments irra­tion­nels, impré­vi­sibles voire même irres­pon­sables. Se mon­trer inapte à com­prendre les argu­ments revient à réduire sa marge de manœuvre.

Un homme se pré­sente à votre porte et menace de se tuer si vous ne lui don­nez pas quelque argent. Ses chances d’ob­te­nir gain de cause sont bien meilleures si ses yeux sont injec­tés de sang que s’il paraît rai­son­nable et maître de soi. D’un autre côté, il est inutile de pro­fé­rer une menace de des­truc­tion mutuelle à l’en­contre d’un inter­lo­cu­teur inca­pable d’en sai­sir la por­tée ou d’en faire valoir les consé­quences auprès de ceux qu’il repré­sente. Dans cet esprit, les per­sonnes jugées irres­pon­sables par le corps médi­cal échappent aux sanc­tions de justice.

Le négociateur doit manier la casuistique

Lorsque l’un des négo­cia­teurs par­vient à un point où cer­taines conces­sions doivent être envi­sa­gées, il lui faut prendre en compte que toute conces­sion de sa part rap­proche sa posi­tion de celle de l’ad­ver­saire et donne l’im­pres­sion qu’il est de moins en moins réso­lu à se défendre. Une conces­sion peut être inter­pré­tée comme un début de capi­tu­la­tion et peut faire croire à l’ad­ver­saire que la posi­tion pré­cé­dente avait pour but de le trom­per, aug­men­tant ain­si son scep­ti­cisme face aux pro­po­si­tions à venir. Il est donc indis­pen­sable de trou­ver une « bonne rai­son » pour jus­ti­fier chaque conces­sion, éven­tuel­le­ment à l’aide d’une réin­ter­pré­ta­tion ration­nelle, et suf­fi­sam­ment convain­cante aux yeux de l’ad­ver­saire, de l’en­ga­ge­ment précédent.

Il n’est pas inutile d’a­voir recours dans ce but aux res­sources de la casuis­tique, par exemple pour rele­ver l’ad­ver­saire d’un enga­ge­ment anté­rieur. Ce sera le cas si l’on par­vient à démon­trer à l’ad­ver­saire qu’il n’est pas réel­le­ment lié par cet enga­ge­ment ou qu’il a été induit en erreur par une appré­cia­tion erro­née de la situa­tion. Un enga­ge­ment peut, au demeu­rant, être ren­du suf­fi­sam­ment impré­cis pour que les contrac­tants et les obser­va­teurs exté­rieurs éven­tuels ne puissent éta­blir avec cer­ti­tude si les clauses ont été res­pec­tées ou pas. (Ce résul­tat peut être obte­nu en démon­trant l’am­bi­guï­té et le manque de clar­té des notions uti­li­sées comme condi­tion, par exemple la « pro­duc­ti­vi­té » prô­née par la direc­tion d’une socié­té, en sorte que l’en­ga­ge­ment ini­tial se trouve sen­si­ble­ment atté­nué, voire dénoué de facto.)

Dans le cas que nous venons d’é­vo­quer, il n’est pas néces­sai­re­ment avan­ta­geux pour l’ad­ver­saire d’être rele­vé de ses enga­ge­ments anté­rieurs. Cepen­dant, lorsque l’ad­ver­saire semble sur le point de consen­tir une conces­sion modé­rée, il devient pos­sible de l’ai­der à prendre sa déci­sion en fai­sant valoir à ses yeux que cette conces­sion n’est pas en contra­dic­tion avec sa posi­tion ini­tiale et ne remet pas en ques­tion les prin­cipes qu’il a pu évo­quer pré­cé­dem­ment. En d’autres termes, la situa­tion doit lui être pré­sen­tée ration­nel­le­ment sous une forme qui mini­mise le béné­fice que l’on reti­re­ra soi-même de sa conces­sion, sous peine de le voir y renoncer.

Des promesses, toujours des promesses

Contrai­re­ment aux appa­rences, une pro­messe peut ren­for­cer la posi­tion de celui qui pro­met et donc affai­blir celle de celui qui reçoit la pro­messe. Ce qui implique qu’il peut être astu­cieux de ne pas rece­voir de promesse.

Consi­dé­rons deux asso­cia­tions C et D, ayant le même objet, qui s’ap­prêtent à pré­sen­ter cha­cune une demande de sub­ven­tion à un minis­tère. La situa­tion se pré­sente de la façon suivante :

  • si ni C ni D ne pré­sentent pas de demande de sub­ven­tion, C ne rece­vra rien et D rece­vra 20 000 F ;
  • si C ne pré­sente pas de demande mais que D en pré­sente une, C rece­vra 10 000 F et D 100 000 F ;
  • inver­se­ment, si D ne pré­sente pas de demande mais que C en présente
    une, C rece­vra 100 000 F et D seule­ment 10 000 F ;
  • si C et D pré­sentent l’une et l’autre des demandes de sub­ven­tions, on pré­voit que ces deux demandes se nui­ront. C rece­vra 20 000 F et D rien du tout.

À pre­mière vue, la situa­tion est défa­vo­rable à l’as­so­cia­tion D. En effet, l’in­té­rêt de C est de pré­sen­ter une demande. Quelle que soit la déci­sion de D, C recueille plus d’argent s’il demande une sub­ven­tion que s’il n’en demande pas (si D demande une sub­ven­tion, C gagne alors 20 000 au lieu de 10 000 et si D n’en demande pas, C gagne 100 000 au lieu de zéro). C décide donc de deman­der une sub­ven­tion. L’in­té­rêt de D est alors de ne pas en deman­der (pour gagner 10 000 F plu­tôt que rien).

C gagne alors 100 000 F et D seule­ment 10 000 F.

Tou­te­fois, D peut ren­ver­ser la situa­tion en fai­sant à C la pro­messe sui­vante : Si je gagne 100 000 F, je vous en donne 20 000. D décide ensuite de deman­der une sub­ven­tion. Si C en demande une aus­si, il n’ob­tien­dra que 20 000 F. S’il n’en demande pas, il obtien­dra 10 000 F du minis­tère et 20 000 F de D soit en tout 30 000 F.

L’in­té­rêt de C, dans ce cas, est donc de ne pas deman­der de sub­ven­tion. D gagne alors 100 000 F moins 20 000 F soit 80 000 F et D 30 000 F. Grâce à sa pro­messe, D a réus­si à gagner 70 000 F aux dépens de C. Il est bien évident que C n’a aucun inté­rêt à lais­ser D contrac­ter un tel engagement.

Le prin­cipe de la pro­messe ayant un objet détour­né est à la base de l’ar­ticle 26 du trai­té de paix des États-Unis avec le Japon. Cet article sti­pule que le Japon devrait concé­der cer­tains ter­ri­toires aux États-Unis si une situa­tion le condui­sait à faire des conces­sions à un autre pays.

Alors qu’en 1956 le Japon fai­sait l’ob­jet de pres­sions sovié­tiques, John Fos­ter Dulles, alors Secré­taire d’É­tat amé­ri­cain, men­tion­na au cours d’une confé­rence de presse qu’il avait dû rap­pe­ler récem­ment aux Japo­nais l’exis­tence de cette clause. Le but évident de la démarche du Secré­taire d’É­tat était de ren­for­cer la posi­tion des Japo­nais. En « rap­pe­lant » ain­si l’exis­tence de cet article, Dulles leur per­met­tait de décla­rer à leur tour aux Sovié­tiques : Si nous le fai­sons pour vous, il nous fau­dra le faire pour les autres.

L’erreur de Nikita Krouchtchev, afin que nul n’en ignore

Le 14 octobre 1962, la CIA décèle la pré­sence à Cuba de fusées nucléaires et de leurs rampes de lan­ce­ment. Ces fusées sont de por­tée suf­fi­sante pour atteindre en quelques minutes le ter­ri­toire des États-Unis, ce qui consti­tue, du point de vue amé­ri­cain, une menace inac­cep­table. Le temps presse car selon la CIA, les mis­siles seront opé­ra­tion­nels le 24 octobre.

L’ob­jec­tif des États-Unis est de contraindre les Sovié­tiques à reti­rer leurs mis­siles. Deux solu­tions retiennent l’at­ten­tion du comi­té de crise :

  • un blo­cus naval des­ti­né à empê­cher l’ar­ri­vée de nou­velles fusées et à
    gêner Cuba. Le blo­cus sera éven­tuel­le­ment sui­vi d’une action plus violente ;
  • un bom­bar­de­ment immé­diat de tous les sites de mis­siles, accom­pa­gné éven­tuel­le­ment d’un débar­que­ment sur l’île.

Mais cette façon de voir est incom­plète car le risque de guerre nucléaire est réel et on peut pen­ser que, des deux côtés, on est prêt à davan­tage de sub­ti­li­té pour évi­ter la mon­tée aux extrêmes.

Après exa­men plus appro­fon­di de la situa­tion, le comi­té de crise envi­sage quatre scé­na­rios qu’il tente d’évaluer :

  • un blo­cus amé­ri­cain sui­vi du retrait des mis­siles par les Sovié­tiques. Cette solu­tion repré­sente un suc­cès incon­tes­table pour les Amé­ri­cains (4 points) et un com­pro­mis hono­rable pour les Sovié­tiques (3 points) ;
  • un blo­cus amé­ri­cain sui­vi du main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques et de l’ac­cep­ta­tion de cet état de fait par les États-Unis. Il s’a­git natu­rel­le­ment de la meilleure solu­tion pour l’URSS (4 points) et de la pire pour les États-Unis (1 point) ;
  • un bom­bar­de­ment amé­ri­cain au moment où les Sovié­tiques retirent leurs mis­siles. Dans ce cas, l’URSS enre­gistre un échec, mais les Amé­ri­cains aus­si car l’o­pi­nion inter­na­tio­nale juge sévè­re­ment leur action : les bombes étaient inutiles puisque les Sovié­tiques étaient en train de déman­te­ler leurs mis­siles. Fina­le­ment, l’URSS par­vient à se faire pas­ser pour une vic­time, ce qui tem­père son échec. Deux points pour cha­cun des protagonistes ;
  • un bom­bar­de­ment amé­ri­cain fai­sant suite au main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques. Cette fois les États-Unis n’en­courent plus les foudres de l’o­pi­nion inter­na­tio­nale. Au contraire, ils ont agi en état de légi­time défense. Il s’a­git donc de la meilleure solu­tion pour les États-Unis (4 points) et de la pire pour l’URSS (1 point).

Cette nou­velle façon de rai­son­ner, mieux adap­tée que la pré­cé­dente, pré­sente néan­moins encore un défaut : elle fige les choix et ne montre pas que s’offre à tout moment à cha­cun des pro­ta­go­nistes la pos­si­bi­li­té de choi­sir une autre solu­tion, pour peu que celle-ci lui paraisse plus favo­rable. Le jeu n’est pas sta­tique mais séquen­tiel. Si les Sovié­tiques main­tiennent leurs mis­siles, les Amé­ri­cains peuvent ren­ver­ser la situa­tion par un bom­bar­de­ment. Les Sovié­tiques peuvent alors reti­rer leurs missiles…

Les Amé­ri­cains, pour faire le pre­mier choix, blo­cus ou bom­bar­de­ment, doivent pré­voir la réac­tion des Sovié­tiques donc exa­mi­ner la posi­tion au niveau du deuxième choix. Pour faire ce deuxième choix, les Sovié­tiques ten­te­ront de connaître la réac­tion amé­ri­caine et pour cela exa­mi­ne­ront ce qui se passe au niveau du troi­sième choix. Parce que cha­cun essaie de tenir compte des réac­tions de l’ad­ver­saire, l’arbre se lit du bas vers le haut.

Au troi­sième choix, c’est-à-dire après un blo­cus pro­lon­gé et un main­tien des mis­siles par les Sovié­tiques, les Amé­ri­cains devraient se déci­der entre le blo­cus pro­lon­gé (USA 1 – URSS 4) et le bom­bar­de­ment (USA 3 – URSS 1). Il est clair que dans une telle situa­tion les Amé­ri­cains choi­si­raient le bom­bar­de­ment, ce que les deux pro­ta­go­nistes savent. Au deuxième choix et compte tenu de ce qui pré­cède, les Sovié­tiques devraient choi­sir, après un blo­cus amé­ri­cain, entre le main­tien des mis­siles sui­vi d’un bom­bar­de­ment (USA 3 – URSS 1) et le retrait des mis­siles (USA 4 – URSS 3).

Il est clair que dans une telle situa­tion ils choi­si­raient la deuxième solu­tion. (C’est effec­ti­ve­ment ce qu’ils ont fait.) Compte tenu de ce qui pré­cède, au pre­mier choix les Amé­ri­cains doivent opter entre le blo­cus (USA 4 – URSS 3) ou le bom­bar­de­ment immé­diat (USA 2 – URSS 2). Ils ont logi­que­ment choi­si la pre­mière solution.

Le 22 octobre 1962, les États-Unis ont décré­té l’embargo sur les armes des­ti­nées à Cuba et opé­ré un blo­cus de l’île. Le 28, les Sovié­tiques annon­çaient qu’ils reti­raient leurs missiles.

L’exa­men en termes de théo­rie des jeux montre que les deux camps ont bien » joué « . Si les Sovié­tiques ont subi un demi-échec, c’est qu’ils étaient lan­cés dans une par­tie mal enga­gée. John Ken­ne­dy quant à lui s’est mon­tré habile négo­cia­teur. Il a évi­té de coin­cer les Sovié­tiques avec un bom­bar­de­ment, leur lais­sant une porte de sor­tie hono­rable (le retrait sovié­tique ne devait pas être pré­sen­té comme humi­liant, ceci grâce à la casuistique).

C’est parce que Ken­ne­dy a évi­té à Kroucht­chev de perdre la face qu’il a pu atteindre son objec­tif. Quand les Sovié­tiques ont com­pris qu’on leur avait fait gober ce qui res­tait un échec, ils ont recon­nu l’im­por­tance de cet échec en ren­voyant Niki­ta Kroucht­chev à son cher jar­di­nage. Ceci afin que les futurs diri­geants sovié­tiques et sur­tout les Occi­den­taux sachent ce qu’il en coûte à un com­mu­niste de reculer.

Le dilemme du prisonnier et la coopération

Le dilemme du pri­son­nier for­ma­lise les situa­tions où l’in­té­rêt col­lec­tif néces­site la coopé­ra­tion alors que l’in­té­rêt indi­vi­duel conduit plu­tôt à la non-coopé­ra­tion. Un hold-up a été com­mis et la police a arrê­té deux sus­pects qu’elle détient dans deux cel­lules dif­fé­rentes. L’ins­pec­teur de police, féru de théo­rie des jeux, tient à cha­cun des deux sus­pects ce langage :

Vous pou­vez avouer ou pas le hold-up. Votre col­lègue aus­si. Si vous avouez tous les deux, vous aurez cinq ans de pri­son cha­cun. Si vous n’a­vouez pas, je vous fais condam­ner pour port d’arme illé­gal, vous aurez dix-huit mois cha­cun. Par contre, si vous n’a­vouez pas et que votre col­lègue avoue, vous appa­raî­trez comme le res­pon­sable de l’af­faire et vous pren­drez vingt ans de pri­son. Votre com­plice, simple com­parse, n’au­ra que six mois de pri­son. À l’in­verse, si vous avouez et que votre com­plice n’a­voue pas, vous aurez six mois et lui vingt ans. Voi­là, j’ai tenu le même lan­gage à votre com­plice. Main­te­nant réflé­chis­sez à votre décision.

Si le pri­son­nier regarde son inté­rêt per­son­nel, il constate qu’il doit avouer. En effet, si l’autre n’a­voue pas, il baisse sa peine de dix-huit mois à six mois, et si l’autre avoue, il baisse sa peine de vingt ans à cinq ans. Néan­moins, c’est le fait d’a­vouer tous les deux qui ferait remon­ter la peine de dix-huit mois à cinq ans. La peine totale mini­mum à dix-huit mois cha­cun se situe dans le cas où aucun des deux n’avoue.

L’in­té­rêt col­lec­tif des deux pri­son­niers est que per­sonne n’a­voue, le rai­son­ne­ment indi­vi­duel conduit à avouer. On ne peut pas­ser de l’in­té­rêt indi­vi­duel à l’in­té­rêt col­lec­tif que si s’ins­taure une coopé­ra­tion (dans le cas des pri­son­niers une coopé­ra­tion impli­cite) entre les individus.

Le dilemme du pri­son­nier fas­cine parce que le déve­lop­pe­ment éco­no­mique de nos socié­tés est mas­si­ve­ment fon­dé sur la coopé­ra­tion et qu’il montre que cette coopé­ra­tion ne va pas de soi. Si l’on s’en tenait à la ratio­na­li­té de l’ac­teur face à sa déci­sion, on obser­ve­rait davan­tage de vols, de rapines, d’es­cro­que­ries, de men­songes que de coopé­ra­tion, de res­pect des enga­ge­ments, etc. Pour­quoi et com­ment la coopé­ra­tion, indis­pen­sable à une éco­no­mie déve­lop­pée, a‑t-elle pu se développer ?

Robert Axel­rod traite de ce sujet à par­tir du dilemme du pri­son­nier dans : Don­nant don­nant, Trai­té du com­por­te­ment coopé­ra­tif. Pour ce faire, Robert Axel­rod a orga­ni­sé des tour­nois infor­ma­tiques (selon la même struc­ture que les cham­pion­nats spor­tifs, tout le monde joue contre tout le monde) entre des pro­grammes simu­lant une stra­té­gie au dilemme du pri­son­nier itératif.

Le terme « ité­ra­tif » est ici impor­tant. Tout le monde joue contre tout le monde des cen­taines de fois et peut tenir compte de la stra­té­gie pas­sée de son adver­saire. Nous sommes dans un monde où on se ren­contre souvent.

C’est à chaque fois le pro­gramme « don­nant don­nant » qui l’a empor­té dans les tour­nois orga­ni­sés par Robert Axel­rod. Ce pro­gramme est fort simple : il coopère au pre­mier coup puis répète à chaque coup le coup pré­cé­dent de l’ad­ver­saire. Tant que l’autre coopère, il ne rompt pas la coopé­ra­tion. Dans un monde où il y a assez de gens coopé­ra­tifs, la coopé­ra­tion est payante à long terme.

Deuxième leçon des simu­la­tions d’Axel­rod : si la coopé­ra­tion per­met de géné­rer davan­tage de res­sources que la non-coopé­ra­tion, alors la coopé­ra­tion devient majo­ri­taire même si au départ elle était le fait d’une mino­ri­té. L’es­prit coopé­ra­tif tend à s’é­tendre s’il per­met l’é­mer­gence de res­sources plus importantes.

Voi­là sans doute pour­quoi les socié­tés sont fon­dées sur la coopé­ra­tion bien que cela contre­vienne sou­vent à l’in­té­rêt du déci­deur ration­nel et uni­que­ment sou­cieux de son inté­rêt personnel.

Le problème des bureaucraties est-il l’intelligence de ceux qui les composent ?

Michel Cro­zier et Erhard Fried­berg nous ont appris que l’ac­teur n’est ni coopé­ra­tif ni conflic­tuel par nature.

Il est prêt à mon­nayer sa coopé­ra­tion s’il en tire une contre­par­tie suf­fi­sante et il est sou­vent prêt à aller jus­qu’au conflit s’il juge que tel est son inté­rêt. Une autre façon de for­mu­ler ceci est d’af­fir­mer que l’in­di­vi­du est tou­jours dans des pers­pec­tives de coopé­ra­tions si elles vont dans le sens de son inté­rêt tel qu’il le per­çoit. L’in­di­vi­du est tou­jours coopé­ra­tif, la ques­tion est de savoir dans quel sens il coopère, vers quel objectif.

Une entre­prise est bureau­cra­tique si elle agit davan­tage dans l’in­té­rêt de son per­son­nel que dans celui de ses clients ; c’est du moins ain­si que la res­sentent ses clients. Or le confort du sala­rié fait rare­ment par­tie de la demande des clients. Donc, si les entre­prises sont bureau­cra­tiques, ce n’est pas parce que les gens qui les com­posent manquent d’in­tel­li­gence, c’est jus­te­ment parce que les acteurs sont intel­li­gents. Nous ne par­lons pas ici de l’in­tel­li­gence au sens de la capa­ci­té à mani­pu­ler des idées mais au sens de la capa­ci­té à per­ce­voir et défendre son intérêt.

Quand le client a le choix, ce qui se trouve être de plus en plus le cas, il quitte ses four­nis­seurs bureau­cra­tiques et s’a­dresse à des four­nis­seurs non bureau­cra­tiques, c’est-à-dire cen­trés clients. Voi­là exac­te­ment com­ment les bureau­cra­ties finissent, mortes sous le poids de leur intel­li­gence. Voi­là aus­si pour­quoi les entre­prises mises en concur­rence se pré­oc­cupent de « faire entrer le client dans l’entreprise ».

Pour sor­tir de ce dilemme, il faut pen­ser et expli­ci­ter la diver­gence d’in­té­rêts entre le client et le four­nis­seur. Il faut ensuite dépas­ser cette diver­gence par une logique contrac­tuelle entre les entre­prises d’une part, entre le sala­rié et l’en­tre­prise d’autre part. Alors com­mence la coopé­ra­tion fon­dée sur des diver­gences expli­ci­tées et des échanges négociés.

La théo­rie des jeux, qui n’est pas qu’un jeu, montre com­ment abor­der ces sub­tiles logiques où conflits et coopé­ra­tions s’en­tre­croisent pour tis­ser une sin­gu­lière étoffe.

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