La théorie des jeux : école d’humilité et de rigueur intellectuelle

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999Par : Sorbas VON COESTER (88), directeur associé et Antoine BOULIN (76), conseil en Stratégie, Salamandre SA

Le jeu des miroirs, fondement de la théorie des jeux

Le pro­pos de la théo­rie des jeux est l’é­tude de l’in­te­rac­tion stra­té­gique entre les acteurs. Deux hypo­thèses de base sous-tendent l’analyse :

– les acteurs prennent leurs déci­sions en pour­sui­vant des objec­tifs exo­gènes bien défi­nis (ils sont « rationnels »),

– les acteurs prennent en compte leur connais­sance ou leurs anti­ci­pa­tions du com­por­te­ment des autres acteurs (ils rai­sonnent sous un angle « stratégique »).

Le terme « ration­nel » est sou­vent mal com­pris. Il est à prendre au sens où cha­cun des acteurs fait de son mieux, compte tenu de ses moti­va­tions, de son appré­cia­tion du jeu et de celle qu’il a des moti­va­tions et appré­cia­tions des autres. La moti­va­tion n’est pas néces­sai­re­ment d’ordre finan­cier, mais peut résul­ter aus­si de sen­ti­ments tels que l’hon­neur, le sou­ci d’é­qui­té, l’al­truisme, la cha­ri­té, l’or­gueil, la jalou­sie, la ran­cune ou l’es­prit vindicatif.

Nom­breux sont les groupes qui réa­lisent des acqui­si­tions dans des indus­tries non stra­té­giques parce que celles-ci sont les « dan­seuses » de leur pré­sident… Par ailleurs, deux acteurs peuvent être ration­nels et appré­cier dif­fé­rem­ment le jeu s’ils dis­posent d’en­sembles infor­ma­tion­nels dif­fé­rents. Leurs visions des issues du jeu peuvent diver­ger s’ils ne per­çoivent pas cor­rec­te­ment les moti­va­tions de l’autre.

Pen­ser de manière stra­té­gique requiert tout d’a­bord d’a­voir le coup d’œil juste et de déce­ler les motifs réels des agis­se­ments pas­sés des autres acteurs, afin de ne pas se méprendre sur leur ratio­na­li­té et leur com­por­te­ment futur. Car il est aisé, comme le sou­ligne David Kreps dans Leçons de microé­co­no­mie (1990), de se méprendre et de juger irra­tion­nel un com­por­te­ment qui étonne.

Nale­buff et Bran­den­bur­ger, dans La Co-opé­ti­tion (1996), en donnent un exemple frap­pant, celui de la direc­tion d’une entre­prise qui était sur le point de ren­voyer un com­mer­cial à qui elle repro­chait son « irra­tio­na­li­té » : son désir obs­ti­né d’aug­men­ter les ventes coûte que coûte le pous­sait à réduire les prix au point de faire dégrin­go­ler les marges béné­fi­ciaires de l’en­tre­prise. Il menait en quelque sorte une guerre des prix à lui tout seul. Or, en réa­li­té, ce com­por­te­ment n’a­vait rien d’ir­ra­tion­nel : le com­mer­cial avait au contraire com­pris que sa prime dépen­dait plus de sa capa­ci­té à atteindre et à dépas­ser les objec­tifs en matière de ventes plu­tôt que de son apti­tude à main­te­nir les marges de l’en­tre­prise. De manière très ration­nelle, son com­por­te­ment cor­res­pon­dait à la manière dont il se sen­tait jugé et éva­lué au sein de son entre­prise. Exemple d’in­co­hé­rence entre ratio­na­li­té glo­bale d’un groupe et ratio­na­li­té locale de ses acteurs.

Puisque le rai­son­ne­ment stra­té­gique consiste à essayer d’an­ti­ci­per et à tenir compte du com­por­te­ment des autres, le rai­son­ne­ment dit spé­cu­laire – celui qui consiste à se mettre à la place de l’autre tout en sachant qu’il en fait de même et qu’il sait que vous le faites, etc. – est l’un des fon­de­ments de la théo­rie des jeux. Pous­sé à ses limites, le rai­son­ne­ment spé­cu­laire a une puis­sance qui trouve par­fois des illus­tra­tions spectaculaires.

Tou­te­fois, il suf­fit de faire un test avec et autour de soi pour voir que l’homme n’est pas, de manière natu­relle et spon­ta­née, un bon pen­seur de pro­blèmes stra­té­giques. Dans la pra­tique, il se montre dému­ni lors­qu’il est confron­té à une situa­tion fai­sant appel à des rai­son­ne­ments impli­quant des récur­rences ou des spé­cu­la­ri­tés. Or, quand il s’a­git de pro­blèmes stra­té­giques, les rai­son­ne­ments spé­cu­laires sont incontournables.

La théo­rie des jeux consti­tue un excellent entraî­ne­ment au rai­son­ne­ment stra­té­gique. Sous cet angle, les jeux étu­diés n’ont même pas besoin d’être réa­listes ; il suf­fit qu’ils consti­tuent des exemples ins­truc­tifs. Même en consi­dé­rant que cer­tains des résul­tats qu’elle éta­blit sont intui­tifs, la théo­rie des jeux pré­sente déjà l’a­van­tage de pro­po­ser un lan­gage cohé­rent et clair, qui faci­lite l’ex­pli­ca­tion des rai­son­ne­ments sous-ten­dant les stra­té­gies pro­po­sées. Mais, en plus, elle abonde en défi­ni­tive en résul­tats inat­ten­dus, voire contre-intui­tifs et para­doxaux. Elle apprend à ne pas se fier sys­té­ma­ti­que­ment à son intui­tion et à se remettre en question.

Un regard amoral porté sur la réalité des interactions stratégiques

La théo­rie des jeux non coopé­ra­tifs conduit à une vision lucide des rap­ports de force et des fina­li­tés réelles des acteurs

De par sa démarche, la théo­rie des jeux non coopé­ra­tifs se place dans la lignée de pen­sée de Machia­vel. La Renais­sance essayait de connaître le monde à l’aide de tech­niques. Homme de son époque, Machia­vel a cher­ché à pen­ser jus­qu’au bout la logique stra­té­gique, s’ef­for­çant de voir les choses non plus à tra­vers l’illu­sion chré­tienne, mais telles qu’elles sont. Chez Machia­vel, il n’y a pas de doc­trine poli­tique, il y a une connais­sance du cœur humain. C’est le pre­mier exa­men objec­tif de l’homme. Étude des pas­sions faite sans pas­sion, comme l’é­tude d’un pro­blème de mathé­ma­tiques. Sou­ci essen­tiel de pré­ci­sion et de véri­té. Rejet abso­lu de tout ce qu’il faut accep­ter sans preuve. La pen­sée de Machia­vel appa­raît ain­si comme fon­ciè­re­ment amo­rale, mais non immorale.

Parce qu’elle se veut objec­tive, la théo­rie des jeux jette un regard froid et dur sur le monde, et en offre elle aus­si une approche et une des­crip­tion amo­rales. À la socié­té de don­ner un cadre légal et moral au jeu de la comé­die humaine, et de garan­tir la cré­di­bi­li­té si la loi ou la morale sont enfreintes.

La vision cynique d’une réputation instrumentalisée

Dans Le Prince, Machia­vel recom­mande de faire de sa répu­ta­tion une arme stra­té­gique. Il s’a­git ain­si d’être géné­reux non plus gra­tui­te­ment et par atti­tude morale, mais pour don­ner une image de soi qui puisse être exploi­tée de manière béné­fique. L’i­dée d’une ins­tru­men­ta­li­sa­tion de la répu­ta­tion appa­raît aus­si tout natu­rel­le­ment en théo­rie des jeux, par exemple dans le fameux » dilemme du pri­son­nier « . Ce jeu décrit une situa­tion, fré­quente en éco­no­mie, où la ratio­na­li­té indi­vi­duelle conduit à une issue sous-opti­male en pous­sant chaque joueur à ne pas » coopé­rer » avec les autres.

Répu­ta­tion et vio­lence originelle

La répu­ta­tion est au cœur des stra­té­gies des grandes marques. Un exemple : Per­rier, qui reti­ra, en 1990, ses bou­teilles du monde entier à la suite de la décou­verte de traces de ben­zène aux États-Unis. Réac­tion a prio­ri dis­pro­por­tion­née, mais qui visait à réta­blir une réputation.

Toute ins­ti­tu­tion est fon­dée sur la confiance, c’est-à-dire une répu­ta­tion d’in­tran­si­geance, d’in­flexi­bi­li­té par rap­port à son iden­ti­té. Bâtir une répu­ta­tion passe d’a­bord par des actes ori­gi­nels vio­lents. La répu­ta­tion ain­si construite est le gage de la paix future ; née de la vio­lence, la répu­ta­tion per­met d’en évi­ter un défer­le­ment per­ma­nent dans le champ des affaires. Pour défendre son iden­ti­té vis-à-vis de l’ex­té­rieur, l’ins­ti­tu­tion doit s’ar­mer des com­pé­tences de tiers néces­saires pour sanc­tion­ner lour­de­ment toute atteinte por­tée à l’image.

L’i­dée de vio­lence ori­gi­nelle se trouve aus­si dans le film The Usual Sus­pects (1995) de Bryan Sin­ger. Kai­ser Soze, dont femme et enfants sont pris en otage par quelques membres d’un gang adverse, choi­sit l’acte le plus inat­ten­du : exé­cu­ter lui-même sa femme et ses filles et lais­ser s’é­chap­per l’un des gang­sters afin qu’il puisse témoi­gner de la scène. Ain­si, il fait naître une répu­ta­tion à dimen­sion sacrée. Kai­ser Soze éli­mine l’un après l’autre tous les membres du gang adverse. Il devient un mythe, plus per­sonne ne sait s’il existe vrai­ment, mais nul n’ose plus s’op­po­ser à ses inté­rêts : » La plus grande ruse que le Diable ait jamais inven­tée a été de faire croire qu’il n’exis­tait pas. »

Com­ment expli­quer la genèse pos­sible de la » coopé­ra­tion « , pour­tant obser­vable dans la réa­li­té dans des situa­tions simi­laires à celle décrite par le dilemme du pri­son­nier ? Une des réponses pos­sibles est l’ef­fet de répu­ta­tion. En effet, si un joueur a la répu­ta­tion de jouer la coopé­ra­tion tant que l’on coopère soi-même, et de punir en revanche sévè­re­ment toute dévia­tion, l’in­ci­ta­tion à coopé­rer va être sen­sible. La répu­ta­tion d’un joueur, croyance que les autres nour­rissent à pro­pos de la stra­té­gie qu’il va uti­li­ser, est une fonc­tion des obser­va­tions de l’at­ti­tude de ce joueur dans le pas­sé. La vision de la répu­ta­tion est ain­si celle d’une image de soi-même que le joueur ration­nel construit sciem­ment afin d’a­me­ner les autres à jouer comme il le souhaite.

Dans la vision de la répu­ta­tion telle qu’elle est esquis­sée ici, le bien-être des autres n’im­porte guère à un acteur, sauf jus­te­ment sous l’angle de l’in­ci­ta­tion qu’ils peuvent avoir à adop­ter la stra­té­gie qui lui est favo­rable. Réap­pa­raît là une vision cynique, ins­tru­men­tale, de la répu­ta­tion et une vue au fond non coopé­ra­tive de la coopération.

Il est à sou­li­gner cepen­dant qu’en s’af­fron­tant au pro­blème de la répu­ta­tion, la théo­rie des jeux a en fait révé­lé son incom­plé­tude. Car, contrai­re­ment à ce que l’on pour­rait croire par un exa­men trop rapide de la logique de la répu­ta­tion, celle-ci ne se laisse pas réduire à un simple cal­cul ration­nel où je fais confiance à quel­qu’un parce qu’il est dans son inté­rêt de tenir ses enga­ge­ments. En véri­té, cette logique fait tou­jours appel à un tiers exté­rieur, au-delà de toute rai­son, comme la croyance en la péren­ni­té de la socié­té mar­chande. En fait, la répu­ta­tion ne peut être vue comme la solu­tion à la ques­tion de confiance dans une socié­té désa­cra­li­sée où le ser­ment a per­du sa puissance.

L’intégration verticale, une arme pour le pouvoir de marché

L’in­té­gra­tion ver­ti­cale est sou­vent décrite, en par­ti­cu­lier par les tenants de l’é­cole libé­rale de Chi­ca­go, sous le seul aspect posi­tif de gains d’ef­fi­ca­ci­té dans les tran­sac­tions : en les pro­té­geant contre les risques d’ex­pro­pria­tion, elle sti­mule les inves­tis­se­ments les plus pro­duc­tifs dans le cadre d’une rela­tion don­née. Dès que des exter­na­li­tés néga­tives entre par­te­naires sont iden­ti­fiées, l’in­té­gra­tion ver­ti­cale appa­raît ain­si béné­fique pour la collectivité.

Seule­ment, cette ana­lyse omet le carac­tère stra­té­gique que peut revê­tir l’in­té­gra­tion ver­ti­cale pour une entre­prise en créant une situa­tion de rare­té qui modi­fie le rap­port de force entre four­nis­seurs et clients exté­rieurs à la struc­ture ver­ti­cale, au détri­ment des concur­rents directs soit sur le mar­ché aval, soit sur le mar­ché amont. Ce genre de pra­tique de for­clu­sion peut être illus­tré par la stra­té­gie hégé­mo­nique du groupe LVMH qui a mas­si­ve­ment inves­ti dans le contrôle des réseaux de dis­tri­bu­tion de par­fums et de pro­duits cos­mé­tiques en rache­tant notam­ment Duty Free Shop­pers (DFS), très for­te­ment implan­té dans les aéro­ports d’A­sie, et, plus récem­ment, la chaîne de maga­sins Séphora.

L’in­té­gra­tion ver­ti­cale obéit donc à deux logiques contra­dic­toires du point de vue du bien-être social : d’une part une recherche d’ef­fi­ca­ci­té dans les rela­tions entre les firmes inté­grées, de l’autre une recherche de pou­voir de mar­ché au détri­ment des firmes exclues. Pour juger de l’op­por­tu­ni­té d’in­ter­ve­nir, les auto­ri­tés de régu­la­tion doivent étu­dier chaque cas spé­ci­fique, car il n’y a pas de résul­tats géné­raux sur la résul­tante des deux effets contra­dic­toires mentionnés.

L’opportunisme au sein des organisations humaines

Un des para­digmes de la microé­co­no­mie clas­sique est de décrire la firme comme un ensemble de pos­si­bi­li­tés de pro­duc­tion, pla­cé sous l’au­to­ri­té d’un diri­geant par­fai­te­ment fiable qui maxi­mise le pro­fit. De manière simi­laire, la concep­tion clas­sique de l’É­tat est celle d’un agent bien­veillant dont l’u­nique sou­ci est de maxi­mi­ser le bien-être social. Ces visions cor­res­pondent bien enten­du plus à des vœux pieux ou à un dis­cours idéo­lo­gique qu’à une réa­li­té observable.

La pos­si­bi­li­té, bien réelle, d’un com­por­te­ment oppor­tu­niste chez les diri­geants d’en­tre­prise démontre déjà la fai­blesse de la des­crip­tion clas­sique de la firme. Celle-ci ne prend pas en compte, entre autres, le fait que des mana­gers puissent mettre en œuvre, au détri­ment de toute consi­dé­ra­tion de ren­ta­bi­li­té, un ensemble de stra­té­gies des­ti­nées à leur évi­ter d’être évincés.

Une pra­tique comme celle des « para­chutes dorés », par laquelle l’é­quipe diri­geante d’une firme s’as­sure de larges indem­ni­tés en cas de licen­cie­ment à la suite d’un chan­ge­ment de main de la firme par offre publique d’a­chat, conduit par exemple à la fois à dimi­nuer les inci­ta­tions des diri­geants à se pré­mu­nir de l’é­ven­tua­li­té d’une OPA et à dimi­nuer les pro­fits de la firme dans le cas d’une OPA.

Les recherches récentes en éco­no­mie – basées sur une approche qui s’ins­pire de la théo­rie des jeux – ont inva­li­dé la thèse selon laquelle une forte dis­ci­pline mana­gé­riale, condui­sant en fin de compte à la maxi­mi­sa­tion du pro­fit de l’en­tre­prise, serait impo­sée par les pres­sions conjointes des mar­chés finan­cier, indus­triel et du travail.

En fait, les asy­mé­tries infor­ma­tion­nelles entre acteurs et l’in­te­rac­tion d’in­té­rêts indi­vi­duels diver­gents peuvent être à la source d’im­por­tantes dis­tor­sions et inef­fi­ca­ci­tés non seule­ment dans le fonc­tion­ne­ment des orga­ni­sa­tions humaines, mais aus­si dans celui des marchés.

Des limites à l’utilisation de la théorie des jeux dans la vie des affaires

Un exa­men cri­tique révèle cer­taines limi­ta­tions à l’emploi pra­tique de la théorie

La théo­rie des jeux va indu­bi­ta­ble­ment mar­quer pro­fon­dé­ment la pen­sée stra­té­gique dans le monde des affaires. Sous son impul­sion, l’é­co­no­mie indus­trielle a notam­ment dépla­cé son atten­tion de l’ob­ser­va­tion des concur­rents sur leur mar­ché vers l’a­na­lyse des fac­teurs durables (accès à des res­sources rares, modèle cultu­rel, secret tech­no­lo­gique, « tour de main », etc.) qui fondent leurs différences.

Les tra­vaux récents sur les mar­chés contes­tables – c’est-à-dire les mar­chés mono­po­lis­tiques où, de la forte menace d’en­trée de concur­rents poten­tiels, résulte une régu­la­tion natu­relle vers un équi­libre proche de l’é­qui­libre concur­ren­tiel – ont mon­tré en effet que les imper­fec­tions inté­res­santes dans les mar­chés de pro­duits – celles capables de conduire à des dif­fé­rences sou­te­nues entre pro­fits des divers concur­rents – peuvent repo­ser sur des imper­fec­tions dans le mar­ché des facteurs.

Tou­te­fois, cer­taines rai­sons pra­tiques limi­te­ront de fac­to l’emploi effec­tif de la théo­rie des jeux lors de prises de déci­sions stratégiques :

  • La réso­lu­tion d’un pro­blème stra­té­gique par la théo­rie des jeux n’est sou­vent pos­sible que lorsque le nombre d’ac­teurs et d’in­te­rac­tions stra­té­giques est rela­ti­ve­ment faible. Or, dans la réa­li­té, divers jeux peuvent s’en­tre­mê­ler, et il peut s’a­vé­rer abu­sif de pro­cé­der par ana­lyse en équi­libre par­tiel, même mor­ceau par morceau.
  • Dans la plu­part des entre­prises, le nombre est roi. Pour convaincre, un direc­teur de la stra­té­gie ou un consul­tant a besoin de chif­frer ses scé­na­rios. Or, il est en pra­tique sou­vent dif­fi­cile de pro­cé­der à une quan­ti­fi­ca­tion lorsque l’on fait appel à la théo­rie des jeux.
  • La théo­rie des jeux est non seule­ment par­tie de toute une culture, mais aus­si un lan­gage. Pour l’ap­pré­cier, il faut le com­prendre. Or, en France notam­ment, peu for­més au départ et non édu­qués à être curieux par eux-mêmes, de nom­breux déci­deurs pèchent aujourd’­hui par l’ab­sence d’une solide culture en éco­no­mie moderne et en Cor­po­rate Finance.


Il semble ain­si que la théo­rie des jeux peut être prin­ci­pa­le­ment mise en œuvre, outre dans des situa­tions très sty­li­sées comme les ventes aux enchères, lors­qu’il s’a­git de faire des choix stra­té­giques majeurs, les « com­mit­ments » de Ghe­ma­wat – enga­ge­ment lourd de res­sources, enga­ge­ment irré­ver­sible (« sunk costs »), dans des sec­teurs for­te­ment oligopolistiques.

Car, là, il est plus aisé de construire une modé­li­sa­tion rela­ti­ve­ment convain­cante et de démon­trer la supé­rio­ri­té de la théo­rie des jeux sur des approches plus tra­di­tion­nelles comme le cal­cul de la valeur actuelle nette (VAN) ou la théo­rie des options, qui prennent mal en compte la capa­ci­té de réagir aux incer­ti­tudes ou le jeu concurrentiel.

Cer­tains avancent tou­te­fois des cri­tiques beau­coup plus radi­cales. Ain­si, le grand théo­ri­cien des jeux Ariel Rubin­stein :La théo­rie des jeux se rap­proche beau­coup plus de l’art que de la réa­li­té. C’est une phi­lo­so­phie […], elle s’oc­cupe de logique, non de la réa­li­té. Elle pré­sup­pose un com­por­te­ment ration­nel de tous les joueurs […], cela n’a pas de sens. La théo­rie des jeux est très dan­ge­reuse car capable d’ap­por­ter des solu­tions concrètes, alors qu’elle n’a aucune légi­ti­mi­té sur le réel. L’homme doit res­ter au cœur des pro­ces­sus de déci­sion. L’ou­blier, c’est oublier l’essentiel.

Il est vrai que, dans la vie de tous les jours, peu de gens rai­sonnent de manière stra­té­gique et que, lors­qu’ils le font, leur rai­son­ne­ment va rare­ment au-delà de quelques boucles spé­cu­laires. Or, les résul­tats de la théo­rie des jeux dépendent de manière cru­ciale des hypo­thèses sur la ratio­na­li­té des acteurs.

Par ailleurs, l’u­ti­li­sa­tion de la théo­rie des jeux peut appa­raître clai­re­ment abu­sive dans nombre de situa­tions de la vie sociale. Peut-on, en effet, aller sérieu­se­ment jus­qu’à pro­po­ser un modèle de choix mari­tal ration­nel, dans la veine déli­rante d’un Gary Becker (pour­tant prix Nobel d’é­co­no­mie 1992) ?

Mais, même dans la sphère éco­no­mique, il convient de se mon­trer pru­dent quant à l’emploi de la théo­rie des jeux. En effet, si la vision domi­nante du monde des affaires se nour­rit du pos­tu­lat de l’in­di­vi­dua­lisme métho­do­lo­gique, la réa­li­té obser­vable est plu­tôt celle d’un monde où l’op­ti­mi­sa­tion ration­nelle dure cède le pas à une logique eth­no­lo­gique tri­bale « molle », déve­loppe Claude Rive­line, dans « Une péda­go­gie médié­vale pour ensei­gner la ges­tion », Annales des Mines, mars 1995) -, où les normes ins­ti­tu­tion­nelles et cultu­relles sont déci­sives pour expli­quer le com­por­te­ment de l’agent économique.

Or, ces normes échappent pour une large part à toute logique ration­nelle, sinon du point de vue de leur obser­vance par les agents éco­no­miques, du moins de leur genèse. Il convient par suite de tenir compte de leur exis­tence lors même de la défi­ni­tion du cadre du jeu et des ensembles de stra­té­gies des joueurs, pour ne pas se trom­per sur le jeu qui se joue réellement.

La théo­rie des jeux pour­rait en fait revê­tir un rôle péda­go­gique pré­cieux dans l’u­ni­vers des grandes entre­prises fran­çaises, où la culture d’in­gé­nieur tra­di­tion­nelle est encore pré­do­mi­nante au sein du groupe diri­geant. Illus­trant l’in­com­plé­tude de la des­crip­tion du monde basée sur le pos­tu­lat d’in­di­vi­dua­lisme métho­do­lo­gique, elle per­met – para­doxa­le­ment – de démon­trer à des esprits ratio­na­listes « durs », en les pre­nant par la parole, l’in­con­tour­na­bi­li­té de concepts « mous » comme la confiance, la répu­ta­tion, le bluff, l’ap­par­te­nance à une tribu.

La théorie des jeux : une école de rigueur et d’humilité intellectuelle

La théo­rie des jeux est avant tout une dis­ci­pline, un entraî­ne­ment moral et intel­lec­tuel au rai­son­ne­ment stra­té­gique et à l’ac­cep­ta­tion de sa complexité

La tra­di­tion nous venant des Grecs est fon­dée sur l’i­dée que l’on peut pré­dé­ter­mi­ner le cours des évé­ne­ments en fonc­tion d’un plan qu’on aurait dres­sé d’a­vance, comme idéal à réa­li­ser, et qui serait plus ou moins défi­ni­ti­ve­ment arrê­té – au sens où Karl von Clau­se­witz parle de « plan stra­té­gique » dans De la Guerre (1832−1843). Cer­tains ver­ront dans la théo­rie des jeux un nou­vel ava­tar de cette tra­di­tion en oppo­si­tion totale avec la pen­sée chi­noise décrite par Fran­çois Jul­lien dans le Trai­té de l’ef­fi­ca­ci­té (1980).

Ce serait tou­te­fois faire un faux pro­cès à la théo­rie des jeux. Avec des modèles rela­ti­ve­ment simples, elle illustre en effet l’ex­trême com­plexi­té des évo­lu­tions qui sont régies par des inter­ac­tions stra­té­giques. Elle démontre l’im­por­tance stra­té­gique capi­tale de l’in­for­ma­tion, le rôle des anti­ci­pa­tions, les effets de l’in­cer­ti­tude, et la non-robus­tesse de nombre des résul­tats qu’elle établit.

La théo­rie des jeux montre, en confor­mi­té avec la concep­tion chi­noise, que si une opé­ra­tion doit inter­ve­nir préa­la­ble­ment à l’en­ga­ge­ment du » conflit « , c’est bien celle d’é­va­lua­tion, ou plus pré­ci­sé­ment de » sup­pu­ta­tion » : le stra­tège doit com­men­cer par sup­pu­ter, à par­tir d’un exa­men minu­tieux des forces en pré­sence, le » poten­tiel de la situa­tion « , c’est-à-dire les fac­teurs qui sont favo­rables à l’un ou l’autre camp et d’où décou­le­ra la victoire.

Bien com­prise, la théo­rie des jeux enseigne avant tout la pru­dence, la néces­si­té d’ob­ser­ver sans relâche le monde et de se remettre constam­ment en cause. De plus, la théo­rie des jeux per­met d’é­lar­gir les pers­pec­tives en consi­dé­rant les inter­ac­tions stra­té­giques. Elle ouvre le champ des options pos­sibles, sti­mule la créa­ti­vi­té, rend per­cu­tant. Elle peut être un sup­port à la réflexion col­lec­tive sur des scé­na­rios prospectifs.

La théo­rie des jeux est aus­si une logique. Par le lan­gage qu’elle pro­pose consti­tué d’une gram­maire rigou­reuse et d’un voca­bu­laire spé­ci­fique (répu­ta­tion, pré­emp­tion, arran­ge­ment, col­lu­sion, etc.), la théo­rie des jeux aide à pen­ser juste. Or, avoir l’es­prit juste est le plus grand bien de l’homme :

 » […] la prin­ci­pale appli­ca­tion qu’on devrait avoir serait de for­mer son juge­ment et de le rendre aus­si exact qu’il peut l’être ; et c’est à quoi devrait tendre la plus grande par­tie de nos études. On se sert de la rai­son comme d’un ins­tru­ment pour acqué­rir les sciences, et l’on devrait se ser­vir, au contraire, des sciences comme d’un ins­tru­ment pour per­fec­tion­ner sa rai­son ; la jus­tesse de l’es­prit étant infi­ni­ment plus consi­dé­rable que toutes les connais­sances spé­cu­la­tives aux­quelles on peut arri­ver par le moyen des sciences les plus véri­tables et les plus solides. »

Antoine Arnauld et Pierre Nicole,
La logique ou l’art de pen­ser (1662).

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