Les nouveaux enjeux de l’intégration de systèmes

Dossier : Le conseil en managementMagazine N°548 Octobre 1999
Par Pierre-Yves SIMONOT (73)

La maî­trise du sys­tème d’information de l’entreprise est consi­dé­rée comme un enjeu majeur de com­pé­ti­ti­vi­té. Cette vision découle de la prise de conscience que les don­nées gérées par le sys­tème d’information consti­tuent une res­source fon­da­men­tale au même titre que la ges­tion des res­sources humaines, finan­cières et maté­rielles. Dans ce contexte, le sys­tème d’information n’est plus indé­pen­dant de la struc­ture et des pro­ces­sus internes de l’entreprise. Il doit s’adapter à une dyna­mique com­plexe dont la fina­li­té est la performance.
Si les tech­no­lo­gies de l’information sont le vec­teur du chan­ge­ment, elles ne suf­fisent pas à atteindre les objec­tifs assi­gnés. Prendre en compte toutes les dimen­sions de cette pro­blé­ma­tique, tels sont les nou­veaux enjeux de l’intégration de systèmes.

Au-delà de la maî­trise des pra­tiques et des tech­no­lo­gies propres au domaine concer­né, la stra­té­gie d’une entre­prise découle d’un grand nombre d’élé­ments tels que l’in­tui­tion, l’ap­pré­hen­sion des risques, le contrôle de ges­tion. Cepen­dant, elle dépend dans une large mesure de la capa­ci­té de l’or­ga­ni­sa­tion et de ses diri­geants à col­lec­ter, trai­ter et ana­ly­ser une masse de don­nées avec promp­ti­tude et fia­bi­li­té. Aus­si la maî­trise du sys­tème d’in­for­ma­tion au sein de l’en­tre­prise est-elle consi­dé­rée comme un enjeu majeur.

Cet état de fait est l’a­bou­tis­se­ment à ce jour d’un pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion selon deux dimen­sions com­plé­men­taires : une dimen­sion concep­tuelle, la notion d’en­tre­prise fon­dée sur la connais­sance, et une dimen­sion tech­nique, la fonc­tion de l’in­for­ma­tique dans l’en­tre­prise. Pour com­prendre les nou­veaux enjeux du métier d’in­té­gra­teur de sys­tèmes, il convient de retra­cer dans une pers­pec­tive his­to­rique ce pro­ces­sus d’é­vo­lu­tion et de dis­tin­guer ain­si deux grandes époques que nous appel­le­rons l’âge indus­triel et l’âge convivial.

Une approche technico-fonctionnelle des systèmes d’information

L’âge indus­triel cor­res­pond aux débuts de l’in­for­ma­tique de ges­tion. Il se carac­té­rise par la mise en place de sys­tèmes auto­ma­ti­sés concer­nant essen­tiel­le­ment les trai­te­ments comp­tables et finan­ciers répé­ti­tifs comme la paie ou la fac­tu­ra­tion. Sché­ma­ti­que­ment, ces trai­te­ments com­prennent une sai­sie de masse de don­nées, une exploi­ta­tion par lots et des contrôles en amont et en aval.

Le sys­tème infor­ma­tique consti­tue alors un objet tech­ni­co-fonc­tion­nel qui assure, de façon rapide et fiable, des trai­te­ments bien iden­ti­fiés et défi­nis à l’a­vance par un cadre finan­cier ou légal qui fixe les obli­ga­tions ou contraintes aux­quelles le sys­tème doit satisfaire.

Depuis les débuts de l’in­for­ma­tique, la convi­via­li­té, la réac­ti­vi­té et la flexi­bi­li­té de ces sys­tèmes n’ont pas ces­sé d’é­vo­luer en tirant pro­fit des amé­lio­ra­tions tech­no­lo­giques comme les sys­tèmes de ges­tion de bases de don­nées rela­tion­nelles, l’ac­cès aux don­nées en temps réel, la micro-infor­ma­tique et l’a­vè­ne­ment des inter­faces homme-machine graphiques.

Cette situa­tion se retrouve de façon ana­logue dans la concep­tion des grands sys­tèmes infor­ma­tiques tech­niques qui assurent le pilo­tage d’ins­tal­la­tions com­plexes telles que les sys­tèmes d’armes, les uni­tés de pro­duc­tion et de trans­port d’éner­gie, et plus géné­ra­le­ment, tous les sys­tèmes de com­mande de pro­ces­sus com­plexes en temps réel.

Dans ce cas, la concep­tion s’ap­puie sur des méthodes d’a­na­lyse fon­da­men­ta­le­ment car­té­siennes. Elles visent à « divi­ser cha­cune des dif­fi­cul­tés […] en autant de par­celles qu’il se pour­rait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre« 1. Ce pro­ces­sus abou­tit à un décou­page fonc­tion­nel du sys­tème, décou­page opti­mal vis-à-vis de cri­tères pré­dé­fi­nis (temps de réponse, capa­ci­té à gérer un flux don­né, etc.).

L’im­plé­men­ta­tion du sys­tème néces­site de réa­li­ser chaque sous-ensemble sous une forme logi­cielle ou maté­rielle qui per­met de satis­faire aux dif­fé­rentes contraintes de per­for­mances et de fiabilité.

Dans ce cas, le suc­cès de l’in­té­gra­tion de sys­tèmes réside, pour une bonne part, dans la capa­ci­té à choi­sir une solu­tion opti­male en jouant sur les dif­fé­rents para­mètres de la concep­tion et en met­tant par­fois en œuvre des méthodes de simu­la­tion et de modélisation.

Le savoir-faire acquis sur des pro­jets com­pa­rables mais aus­si la capa­ci­té à maî­tri­ser l’en­semble des inter­faces entre les com­po­santes du sys­tème sont éga­le­ment essentiels.

La notion d’entreprise fondée sur les connaissances

À par­tir du milieu des années 80, la notion d’en­tre­prise fon­dée sur les connais­sances a connu une mode cer­taine. Le concept cen­tral était que les entre­prises doivent s’ap­puyer sur des connais­sances de pointe pour être concur­ren­tielles. L’ex­plo­sion des connais­sances se tra­duit par une émer­gence plus ou moins ordon­née de concepts, pra­tiques et de tech­no­lo­gies qui pro­curent aux entre­prises de nou­veaux moyens. Les socié­tés qui savent sai­sir l’op­por­tu­ni­té de ces moyens peuvent se trans­for­mer et s’a­dap­ter à un envi­ron­ne­ment lui-même en trans­for­ma­tion permanente.

L’u­ni­vers de l’en­tre­prise est donc pris dans une spi­rale de chan­ge­ments qui s’ac­cé­lère avec la crois­sance des connais­sances dis­po­nibles. Dans ce contexte, il devient prio­ri­taire de consti­tuer, de gérer et d’ac­cu­mu­ler des connais­sances dif­fé­rentes de celles des concur­rents car elles per­mettent in fine de déve­lop­per des pro­duits ou ser­vices différenciateurs.

Cette évo­lu­tion de la notion d’en­tre­prise mar­quée par la prise de conscience que les don­nées gérées par le sys­tème d’in­for­ma­tion consti­tuent une res­source fon­da­men­tale au même titre que la ges­tion des res­sources humaines, finan­cières et maté­rielles cor­res­pond à l’é­mer­gence de l’âge convi­vial des sys­tèmes d’information.

Il se carac­té­rise par une large mise à dis­po­si­tion des uti­li­sa­teurs des res­sources infor­ma­tiques. Plu­sieurs fac­teurs tech­niques y concourent, notam­ment le déve­lop­pe­ment de la notion d’in­fo­centre avec des outils nou­veaux (dic­tion­naires de don­nées, lan­gages de qua­trième géné­ra­tion, micro-infor­ma­tique, etc.).

Cette évo­lu­tion culmine aujourd’­hui avec l’âge Inter­net qui abou­tit à une géné­ra­li­sa­tion du par­tage des res­sources infor­ma­tiques à tra­vers le réseau des réseaux en offrant des capa­ci­tés de com­mu­ni­ca­tion et d’é­change d’in­for­ma­tion sans com­mune mesure avec ce qui exis­tait auparavant.

Il est évident que le concept d’en­tre­prise fon­dée sur les connais­sances que nous avons décrit mène au para­doxe : plus les connais­sances aug­mentent, plus le chan­ge­ment aug­mente et plus le chan­ge­ment aug­mente plus les connais­sances sont dépas­sées. Le résul­tat devient une course à l’ac­cu­mu­la­tion de connais­sances » nou­velles » et l’ins­tau­ra­tion du chan­ge­ment en permanence.

En fait, l’en­tre­prise crée les connais­sances dont elle a besoin en adap­tant les infor­ma­tions dis­po­nibles à ses besoins et les exploite dans ses méca­nismes de déci­sion à tra­vers des pro­ces­sus « d’é­mer­gence » plu­tôt que des méca­nismes de modé­li­sa­tion et de planification.

C’est la maté­ria­li­sa­tion de ces connais­sances en tech­niques et en savoir-faire qui consti­tue le nerf de la guerre com­mer­ciale. Par le biais d’in­ves­tis­se­ments dans des méthodes, struc­tures et pro­ces­sus appro­priés, les entre­prises réus­sissent cet ali­gne­ment stra­té­gique qui assure leur avan­tage concur­ren­tiel. Ain­si, la com­pé­tence et le capi­tal intel­lec­tuel de l’en­tre­prise forment un sys­tème com­plexe à inter­ac­tion conti­nuelle qui cherche à engen­drer le meilleur posi­tion­ne­ment concur­ren­tiel pour l’entreprise.

L’or­ga­ni­sa­tion de l’en­tre­prise est alors redé­fi­nie non pas comme une struc­ture mais plu­tôt comme une dyna­mique com­plexe dont la fina­li­té est la per­for­mance. Les connais­sances appa­raissent comme une suc­ces­sion d’é­qui­libres tran­si­toires plu­tôt que l’ex­pli­ci­ta­tion d’in­va­riants d’un ordre préexistant.

Un changement radical de la culture de l’entreprise

Dans ce contexte, le sys­tème d’in­for­ma­tion ne consti­tue plus un objet tech­ni­co-fonc­tion­nel indé­pen­dant de la struc­ture et des pro­ces­sus internes de l’en­tre­prise ; il fait par­tie inté­grante du pro­ces­sus de déconstruction/reconstruction per­ma­nent entre chaque équi­libre tran­si­toire. Si les tech­no­lo­gies de l’in­for­ma­tion sont le vec­teur du chan­ge­ment, elles ne suf­fisent pas à atteindre les objec­tifs assi­gnés. La mise en place de ces tech­no­lo­gies s’ac­com­pagne d’un chan­ge­ment plus ou moins radi­cal de la culture de l’entreprise.

Le métier d’in­té­gra­teur de sys­tèmes évo­lue donc en pre­nant en compte la dimen­sion humaine dans des sys­tèmes tou­jours plus com­plexes. Cette atti­tude per­met de pré­pa­rer et d’ac­com­pa­gner l’en­tre­prise à des chan­ge­ments impor­tants dans sa struc­ture, ses pro­ces­sus, ses com­pé­tences, ses savoir-faire, etc. Ain­si, la révo­lu­tion infor­ma­tique touche non seule­ment au savoir et au savoir-faire mais aus­si au savoir-être col­lec­tif de l’en­tre­prise. La clé du suc­cès, c’est la capa­ci­té des acteurs à s’a­dap­ter et non plus à pla­ni­fier et optimiser.

Les méthodes et outils d’a­na­lyse propres à la dimen­sion tech­ni­co-fonc­tion­nelle des sys­tèmes de l’âge indus­triel sont insuf­fi­sants pour conduire les pro­jets actuels : ils cor­res­pondent à une vision trop déter­mi­niste et pla­ni­fi­ca­trice du déploie­ment des sys­tèmes d’in­for­ma­tion. L’in­té­gra­teur de sys­tèmes doit adop­ter une approche beau­coup plus sys­té­mique, voire « éco­lo­gique », visant à com­prendre glo­ba­le­ment com­ment le sys­tème d’in­for­ma­tion va s’ins­crire dans la stra­té­gie, les pro­ces­sus et la culture de l’en­tre­prise de façon, d’une part, à tirer le meilleur par­ti des nou­velles tech­no­lo­gies et, d’autre part, à intro­duire et gérer les pro­ces­sus d’a­dap­ta­tion nécessaires.

Il ne s’a­git plus seule­ment de livrer un sys­tème conforme aux spé­ci­fi­ca­tions de l’ac­qué­reur mais d’as­su­rer « l’o­pé­ra­tion­na­li­té » du sys­tème c’est-à-dire sa capa­ci­té à four­nir les ser­vices ou les béné­fices atten­dus dans son envi­ron­ne­ment de fonc­tion­ne­ment réel.

De nouvelles dimensions à prendre en compte

Une telle approche a une inci­dence sur les méthodes de défi­ni­tion et de concep­tion des sys­tèmes d’in­for­ma­tion mais sur­tout sur celles de déve­lop­pe­ment et de mise en ser­vice. Dans la plu­part des cas, la mise en œuvre est assu­rée par étapes suc­ces­sives selon une démarche incré­men­tielle ou évo­lu­tive qui consiste à mettre en ser­vice le sys­tème par sous-ensembles cohé­rents, les sous-ensembles futurs étant encore en déve­lop­pe­ment, en cours de défi­ni­tion voire à définir.

C’est là aus­si un fac­teur de dif­fé­ren­cia­tion fort avec les grands sys­tèmes tech­niques qui exigent le fonc­tion­ne­ment simul­ta­né de l’en­semble des com­po­santes du sys­tème. Adop­ter une approche incré­men­tielle n’a de sens que si une boucle de réac­tion conti­nue entre les dif­fé­rentes étapes du déploie­ment per­met de contrô­ler la per­ti­nence du sys­tème livré et de pilo­ter son évolution.

Les méthodes et outils uti­li­sés habi­tuel­le­ment de façon indé­pen­dante à chaque phase des pro­jets (sché­mas direc­teurs, méthodes d’a­na­lyse et de concep­tion) doivent eux-mêmes s’in­té­grer et se com­plé­ter dans un cor­pus métho­do­lo­gique éten­du qui adopte cette vision plus large de l’in­té­gra­tion de sys­tèmes que sa simple dimen­sion tech­ni­co-fonc­tion­nelle. C’est là une carac­té­ris­tique impor­tante du métier d’in­té­gra­teur de sys­tèmes tel que l’exerce notre entre­prise – dont la com­pé­tence se fonde sur la pra­tique du conseil asso­ciée aux déve­lop­pe­ments de grands sys­tèmes logi­ciels – par rap­port à des inté­gra­teurs venus d’autres sec­teurs de l’économie.

Aujourd’­hui, les phases aval du cycle de déve­lop­pe­ment des sys­tèmes condi­tionnent le suc­cès des pro­jets. Elles concernent des acti­vi­tés aus­si diverses que la migra­tion des don­nées du sys­tème exis­tant vers le sys­tème cible puis leur vali­da­tion, la for­ma­tion des futurs uti­li­sa­teurs, la moti­va­tion et la sen­si­bi­li­sa­tion des col­la­bo­ra­teurs à tous les niveaux hié­rar­chiques de l’en­tre­prise, et l’as­sis­tance aux uti­li­sa­teurs quo­ti­diens du système.

Enfin, la capa­ci­té à tirer les ensei­gne­ments de ces actions pour orien­ter et mieux cibler les étapes ulté­rieures du pro­jet devient primordiale.

Ces phases peuvent consti­tuer une pro­por­tion impor­tante de l’ef­fort à four­nir tant du côté de l’in­té­gra­teur que de celui de l’u­ti­li­sa­teur. Outre les aspects tech­niques, elles requièrent éga­le­ment des com­pé­tences rare­ment ensei­gnées dans nos écoles d’in­gé­nieurs et qui relèvent plu­tôt de la psy­cho­lo­gie et de la sociologie.

C’est donc tout un ensemble de méthodes et de pra­tiques spé­ci­fiques qui doit être pris en compte comme par­tie inté­grante du pro­jet dès sa conception.

Le directeur de projet doit se doubler d’un manager

Plu­sieurs autres dimen­sions inter­viennent dans la conduite et le mana­ge­ment de ce type de pro­jet. Sans les trai­ter de façon détaillée, on peut citer notam­ment la dimen­sion juri­di­co-finan­cière liée au carac­tère très stra­té­gique du pro­jet pour l’en­tre­prise qui abou­tit à la recherche de méca­nismes spé­ci­fiques de par­tage des risques et des béné­fices entre l’ac­qué­reur et l’in­té­gra­teur de systèmes.

Ceci débouche natu­rel­le­ment sur des pro­jets d’ex­ter­na­li­sa­tion de tout ou par­tie du sys­tème construit afin de per­mettre un véri­table enga­ge­ment du maître d’œuvre sur les per­for­mances futures du sys­tème. Ces pra­tiques peuvent éga­le­ment abou­tir à la mise en place de struc­tures juri­diques com­munes de type joint-venture.

La com­plexi­té des pro­jets d’in­té­gra­tion de sys­tèmes par la varié­té des dimen­sions à prendre en compte fait que le temps est révo­lu où le direc­teur de pro­jet pou­vait être l’homme-orchestre qui por­tait l’en­semble du pro­jet et liait de façon exclu­sive le sort de son entre­prise et de son client.

Aujourd’­hui, le direc­teur de pro­jet doit être un véri­table mana­ger doté de vrais talents de com­mu­ni­ca­teur entre son client d’une part, et les dif­fé­rents ser­vices de son entre­prise ou des par­te­naires d’autre part.

Enfin, il doit avoir le flair néces­saire pour anti­ci­per les dif­fi­cul­tés poten­tielles, qu’elles soient tech­niques, finan­cières, orga­ni­sa­tion­nelles, et même psy­cho­so­cio­lo­giques ou légales, afin de désa­mor­cer les crises qui pour­raient surgir.

Nul doute que ce doit être une ambi­tion de notre école de pré­pa­rer ses élèves à ces défis.

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1. Des­cartes, Le dis­cours de la méthode.

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