Les nouveaux enjeux de l’intégration de systèmes
La maîtrise du système d’information de l’entreprise est considérée comme un enjeu majeur de compétitivité. Cette vision découle de la prise de conscience que les données gérées par le système d’information constituent une ressource fondamentale au même titre que la gestion des ressources humaines, financières et matérielles. Dans ce contexte, le système d’information n’est plus indépendant de la structure et des processus internes de l’entreprise. Il doit s’adapter à une dynamique complexe dont la finalité est la performance.
Si les technologies de l’information sont le vecteur du changement, elles ne suffisent pas à atteindre les objectifs assignés. Prendre en compte toutes les dimensions de cette problématique, tels sont les nouveaux enjeux de l’intégration de systèmes.
Au-delà de la maîtrise des pratiques et des technologies propres au domaine concerné, la stratégie d’une entreprise découle d’un grand nombre d’éléments tels que l’intuition, l’appréhension des risques, le contrôle de gestion. Cependant, elle dépend dans une large mesure de la capacité de l’organisation et de ses dirigeants à collecter, traiter et analyser une masse de données avec promptitude et fiabilité. Aussi la maîtrise du système d’information au sein de l’entreprise est-elle considérée comme un enjeu majeur.
Cet état de fait est l’aboutissement à ce jour d’un processus d’évolution selon deux dimensions complémentaires : une dimension conceptuelle, la notion d’entreprise fondée sur la connaissance, et une dimension technique, la fonction de l’informatique dans l’entreprise. Pour comprendre les nouveaux enjeux du métier d’intégrateur de systèmes, il convient de retracer dans une perspective historique ce processus d’évolution et de distinguer ainsi deux grandes époques que nous appellerons l’âge industriel et l’âge convivial.
Une approche technico-fonctionnelle des systèmes d’information
L’âge industriel correspond aux débuts de l’informatique de gestion. Il se caractérise par la mise en place de systèmes automatisés concernant essentiellement les traitements comptables et financiers répétitifs comme la paie ou la facturation. Schématiquement, ces traitements comprennent une saisie de masse de données, une exploitation par lots et des contrôles en amont et en aval.
Le système informatique constitue alors un objet technico-fonctionnel qui assure, de façon rapide et fiable, des traitements bien identifiés et définis à l’avance par un cadre financier ou légal qui fixe les obligations ou contraintes auxquelles le système doit satisfaire.
Depuis les débuts de l’informatique, la convivialité, la réactivité et la flexibilité de ces systèmes n’ont pas cessé d’évoluer en tirant profit des améliorations technologiques comme les systèmes de gestion de bases de données relationnelles, l’accès aux données en temps réel, la micro-informatique et l’avènement des interfaces homme-machine graphiques.
Cette situation se retrouve de façon analogue dans la conception des grands systèmes informatiques techniques qui assurent le pilotage d’installations complexes telles que les systèmes d’armes, les unités de production et de transport d’énergie, et plus généralement, tous les systèmes de commande de processus complexes en temps réel.
Dans ce cas, la conception s’appuie sur des méthodes d’analyse fondamentalement cartésiennes. Elles visent à « diviser chacune des difficultés […] en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre« 1. Ce processus aboutit à un découpage fonctionnel du système, découpage optimal vis-à-vis de critères prédéfinis (temps de réponse, capacité à gérer un flux donné, etc.).
L’implémentation du système nécessite de réaliser chaque sous-ensemble sous une forme logicielle ou matérielle qui permet de satisfaire aux différentes contraintes de performances et de fiabilité.
Dans ce cas, le succès de l’intégration de systèmes réside, pour une bonne part, dans la capacité à choisir une solution optimale en jouant sur les différents paramètres de la conception et en mettant parfois en œuvre des méthodes de simulation et de modélisation.
Le savoir-faire acquis sur des projets comparables mais aussi la capacité à maîtriser l’ensemble des interfaces entre les composantes du système sont également essentiels.
La notion d’entreprise fondée sur les connaissances
À partir du milieu des années 80, la notion d’entreprise fondée sur les connaissances a connu une mode certaine. Le concept central était que les entreprises doivent s’appuyer sur des connaissances de pointe pour être concurrentielles. L’explosion des connaissances se traduit par une émergence plus ou moins ordonnée de concepts, pratiques et de technologies qui procurent aux entreprises de nouveaux moyens. Les sociétés qui savent saisir l’opportunité de ces moyens peuvent se transformer et s’adapter à un environnement lui-même en transformation permanente.
L’univers de l’entreprise est donc pris dans une spirale de changements qui s’accélère avec la croissance des connaissances disponibles. Dans ce contexte, il devient prioritaire de constituer, de gérer et d’accumuler des connaissances différentes de celles des concurrents car elles permettent in fine de développer des produits ou services différenciateurs.
Cette évolution de la notion d’entreprise marquée par la prise de conscience que les données gérées par le système d’information constituent une ressource fondamentale au même titre que la gestion des ressources humaines, financières et matérielles correspond à l’émergence de l’âge convivial des systèmes d’information.
Il se caractérise par une large mise à disposition des utilisateurs des ressources informatiques. Plusieurs facteurs techniques y concourent, notamment le développement de la notion d’infocentre avec des outils nouveaux (dictionnaires de données, langages de quatrième génération, micro-informatique, etc.).
Cette évolution culmine aujourd’hui avec l’âge Internet qui aboutit à une généralisation du partage des ressources informatiques à travers le réseau des réseaux en offrant des capacités de communication et d’échange d’information sans commune mesure avec ce qui existait auparavant.
Il est évident que le concept d’entreprise fondée sur les connaissances que nous avons décrit mène au paradoxe : plus les connaissances augmentent, plus le changement augmente et plus le changement augmente plus les connaissances sont dépassées. Le résultat devient une course à l’accumulation de connaissances » nouvelles » et l’instauration du changement en permanence.
En fait, l’entreprise crée les connaissances dont elle a besoin en adaptant les informations disponibles à ses besoins et les exploite dans ses mécanismes de décision à travers des processus « d’émergence » plutôt que des mécanismes de modélisation et de planification.
C’est la matérialisation de ces connaissances en techniques et en savoir-faire qui constitue le nerf de la guerre commerciale. Par le biais d’investissements dans des méthodes, structures et processus appropriés, les entreprises réussissent cet alignement stratégique qui assure leur avantage concurrentiel. Ainsi, la compétence et le capital intellectuel de l’entreprise forment un système complexe à interaction continuelle qui cherche à engendrer le meilleur positionnement concurrentiel pour l’entreprise.
L’organisation de l’entreprise est alors redéfinie non pas comme une structure mais plutôt comme une dynamique complexe dont la finalité est la performance. Les connaissances apparaissent comme une succession d’équilibres transitoires plutôt que l’explicitation d’invariants d’un ordre préexistant.
Un changement radical de la culture de l’entreprise
Dans ce contexte, le système d’information ne constitue plus un objet technico-fonctionnel indépendant de la structure et des processus internes de l’entreprise ; il fait partie intégrante du processus de déconstruction/reconstruction permanent entre chaque équilibre transitoire. Si les technologies de l’information sont le vecteur du changement, elles ne suffisent pas à atteindre les objectifs assignés. La mise en place de ces technologies s’accompagne d’un changement plus ou moins radical de la culture de l’entreprise.
Le métier d’intégrateur de systèmes évolue donc en prenant en compte la dimension humaine dans des systèmes toujours plus complexes. Cette attitude permet de préparer et d’accompagner l’entreprise à des changements importants dans sa structure, ses processus, ses compétences, ses savoir-faire, etc. Ainsi, la révolution informatique touche non seulement au savoir et au savoir-faire mais aussi au savoir-être collectif de l’entreprise. La clé du succès, c’est la capacité des acteurs à s’adapter et non plus à planifier et optimiser.
Les méthodes et outils d’analyse propres à la dimension technico-fonctionnelle des systèmes de l’âge industriel sont insuffisants pour conduire les projets actuels : ils correspondent à une vision trop déterministe et planificatrice du déploiement des systèmes d’information. L’intégrateur de systèmes doit adopter une approche beaucoup plus systémique, voire « écologique », visant à comprendre globalement comment le système d’information va s’inscrire dans la stratégie, les processus et la culture de l’entreprise de façon, d’une part, à tirer le meilleur parti des nouvelles technologies et, d’autre part, à introduire et gérer les processus d’adaptation nécessaires.
Il ne s’agit plus seulement de livrer un système conforme aux spécifications de l’acquéreur mais d’assurer « l’opérationnalité » du système c’est-à-dire sa capacité à fournir les services ou les bénéfices attendus dans son environnement de fonctionnement réel.
De nouvelles dimensions à prendre en compte
Une telle approche a une incidence sur les méthodes de définition et de conception des systèmes d’information mais surtout sur celles de développement et de mise en service. Dans la plupart des cas, la mise en œuvre est assurée par étapes successives selon une démarche incrémentielle ou évolutive qui consiste à mettre en service le système par sous-ensembles cohérents, les sous-ensembles futurs étant encore en développement, en cours de définition voire à définir.
C’est là aussi un facteur de différenciation fort avec les grands systèmes techniques qui exigent le fonctionnement simultané de l’ensemble des composantes du système. Adopter une approche incrémentielle n’a de sens que si une boucle de réaction continue entre les différentes étapes du déploiement permet de contrôler la pertinence du système livré et de piloter son évolution.
Les méthodes et outils utilisés habituellement de façon indépendante à chaque phase des projets (schémas directeurs, méthodes d’analyse et de conception) doivent eux-mêmes s’intégrer et se compléter dans un corpus méthodologique étendu qui adopte cette vision plus large de l’intégration de systèmes que sa simple dimension technico-fonctionnelle. C’est là une caractéristique importante du métier d’intégrateur de systèmes tel que l’exerce notre entreprise – dont la compétence se fonde sur la pratique du conseil associée aux développements de grands systèmes logiciels – par rapport à des intégrateurs venus d’autres secteurs de l’économie.
Aujourd’hui, les phases aval du cycle de développement des systèmes conditionnent le succès des projets. Elles concernent des activités aussi diverses que la migration des données du système existant vers le système cible puis leur validation, la formation des futurs utilisateurs, la motivation et la sensibilisation des collaborateurs à tous les niveaux hiérarchiques de l’entreprise, et l’assistance aux utilisateurs quotidiens du système.
Enfin, la capacité à tirer les enseignements de ces actions pour orienter et mieux cibler les étapes ultérieures du projet devient primordiale.
Ces phases peuvent constituer une proportion importante de l’effort à fournir tant du côté de l’intégrateur que de celui de l’utilisateur. Outre les aspects techniques, elles requièrent également des compétences rarement enseignées dans nos écoles d’ingénieurs et qui relèvent plutôt de la psychologie et de la sociologie.
C’est donc tout un ensemble de méthodes et de pratiques spécifiques qui doit être pris en compte comme partie intégrante du projet dès sa conception.
Le directeur de projet doit se doubler d’un manager
Plusieurs autres dimensions interviennent dans la conduite et le management de ce type de projet. Sans les traiter de façon détaillée, on peut citer notamment la dimension juridico-financière liée au caractère très stratégique du projet pour l’entreprise qui aboutit à la recherche de mécanismes spécifiques de partage des risques et des bénéfices entre l’acquéreur et l’intégrateur de systèmes.
Ceci débouche naturellement sur des projets d’externalisation de tout ou partie du système construit afin de permettre un véritable engagement du maître d’œuvre sur les performances futures du système. Ces pratiques peuvent également aboutir à la mise en place de structures juridiques communes de type joint-venture.
La complexité des projets d’intégration de systèmes par la variété des dimensions à prendre en compte fait que le temps est révolu où le directeur de projet pouvait être l’homme-orchestre qui portait l’ensemble du projet et liait de façon exclusive le sort de son entreprise et de son client.
Aujourd’hui, le directeur de projet doit être un véritable manager doté de vrais talents de communicateur entre son client d’une part, et les différents services de son entreprise ou des partenaires d’autre part.
Enfin, il doit avoir le flair nécessaire pour anticiper les difficultés potentielles, qu’elles soient techniques, financières, organisationnelles, et même psychosociologiques ou légales, afin de désamorcer les crises qui pourraient surgir.
Nul doute que ce doit être une ambition de notre école de préparer ses élèves à ces défis.
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1. Descartes, Le discours de la méthode.