Les relations économiques franco-ukrainiennes : en attendant le réveil du géant endormi
L’Ukraine est de nouveau indépendante depuis 1991. Mais ce n’est qu’en 1994, avec l’élection du président Koutchma que les réformes ont véritablement commencé. Depuis lors, elle a réalisé de grands progrès vers l’économie de marché. Elle a maîtrisé l’inflation, naguère de 10 000 % (en 1993) ; elle a introduit avec succès une nouvelle monnaie, la gryvna, qu’elle soutient grâce à une politique monétaire stricte ; elle a pratiquement terminé la privatisation de masse ; elle a largement libéralisé les prix ; elle a entrepris la rédaction d’un nouveau code fiscal.
Mais sa marche n’est pas facile. Les séquelles de son passé soviétique constituent autant d’obstacles à surmonter : son industrie était essentiellement tournée vers le secteur militaire et elle ne maîtrisait pas ses marchés, qui étaient gérés par Moscou, et dont elle s’est vu brutalement priver avec la fin de l’URSS.
Banque nationale d’Ukraine, Kiev. © DATA BANK UKRAINE
L’ukraine a été le berceau de la puissance industrielle de l’URSS en raison des gisements de charbon et de fer du Donbass et de Kryvyï Rih, mais aussi en raison de ses réserves en pétrole : à la fin du XIXe siècle, l’Ukraine était le premier producteur de pétrole européen. C’est ce qui explique d’ailleurs sa surcapacité actuelle de raffinage, 65 Mt, alors qu’elle ne produit plus que 4 Mt de pétrole. Pour faire vivre ses installations, dont une unité de 24,5 Mt à Lysichansk, l’Ukraine dépend de fournisseurs extérieurs au premier rang desquels la Russie.
L’Ukraine soviétique était le pays de la sidérurgie, de la métallurgie non ferreuse (l’Ukraine possède 5 % des réserves mondiales du sous-sol, avec notamment d’importantes réserves de titane), de la mécanique lourde (50 % de l’armement produit par l’Union soviétique en provenait), mais aussi de l’aéronautique (avec Antonov) et de l’espace (dont la plus importante usine de missiles au monde).
Toutefois, Moscou, quelque peu méfiante, s’était toujours arrangée pour que la production de l’Ukraine reste, d’une façon ou d’une autre, dépendante de la Russie par la fourniture d’une pièce quelconque.
Aujourd’hui, l’Ukraine est handicapée par cette production dont la qualité est souvent médiocre en raison de la faiblesse des investissements réalisés pendant des décennies, avec néanmoins des poches d’excellence dans le spatial (le lanceur Zénith, un concurrent possible d’Ariane avec l’aide des États-Unis et de la Banque Mondiale) ou l’aéronautique (l’AN 124 peut transporter 120 t de matériel et l’AN 70 est considéré, sur certains aspects, comme tout à fait en pointe).
ertains veillent à maintenir en survie artificielle ces mastodontes cacochymes hérités de l’ère soviétique dans la mesure où l’exportation de produits sidérurgiques ou pétroliers reste profitable…
Aujourd’hui, toutefois, une industrie légère (transformation agroalimentaire, textile-habillement, papier-carton…), plus moderne, plus dynamique, commence à émerger.
Le véritable casse-tête de l’Ukraine reste son approvisionnement en énergie. Ce pays, qui a produit jusqu’à 64 mds m3/an de gaz, n’en extrait plus que 18 mds. Il a fait le choix du tout nucléaire (ou plutôt : il hérite du choix soviétique du tout nucléaire) et a laissé ses installations thermiques dépérir, ce qui rend aujourd’hui leur modernisation coûteuse.
Ceci explique pourquoi l’Ukraine tient tant à l’achèvement des centrales nucléaires de Rivne et de Khmelnytskyï, pour lesquelles elle a reçu des engagements du G7 en compensation de la fermeture définitive de Tchernobyl. Elle estime surtout n’avoir guère d’alternative : ses mines de charbon dont les installations sont obsolètes doivent surtout être fermées, et le développement de turbines à gaz augmenterait encore sa dépendance vis-à-vis de la Russie, ce qu’elle veut éviter à tout prix.
Cette dépendance énergétique vis-à-vis de son grand voisin russe est en effet telle qu’elle cherche par tous les moyens à la contourner, en s’alliant notamment avec l’Azerbaïdjan et le Turkménistan dont la démarche est en bien des points semblable.
Il n’est jusqu’à l’agriculture qui ne pose problème. Le « grenier à blé de l’Europe » des livres de géographie de notre enfance a actuellement des rendements trois fois inférieurs à ceux de la Beauce, alors que le tiers des terres noires mondiales couvre les plaines ukrainiennes, parfois sur deux mètres d’épaisseur. Malgré ces faibles rendements, le potentiel est tel que l’Ukraine devient rapidement un des intervenants qui comptent sur le marché mondial des céréales et du tournesol.
L’économie de l’Ukraine en 1998, quoique moins dégradée qu’en Russie, a cependant été très affectée par la crise de son grand voisin et partenaire. Mais pour l’Ukraine, cette crise a surtout été le révélateur de la fragilité de sa stabilisation économique, fondée quasi uniquement sur une politique monétaire stricte, et minée par l’insuffisance de réformes structurelles, par l’importance du déficit budgétaire, lui-même engendré par la faiblesse de la collecte fiscale et par une augmentation d’impayés de toute nature ; minée également par la dépendance des exportations d’un seul produit, l’acier (36 % du total).
La contagion de la crise russe a eu toutefois quelques effets bénéfiques : elle a obligé les autorités ukrainiennes à prendre de nouvelles mesures visant à lui assurer l’indispensable soutien international, massif, qu’elle a obtenu. Toutefois, les institutions financières internationales n’ont pas l’intention, tout en l’aidant, de donner un blanc-seing à l’Ukraine, qui demeure sous haute surveillance.
Plus que jamais aujourd’hui, l’Ukraine a besoin de mettre en place les réformes qui lui permettront, d’une part, sinon de développer du moins de maintenir les financements multilatéraux, d’autre part de dégager des financements additionnels (résultats de la privatisation par exemple).
Elle devra agir sur la fiscalité (suppression d’exemptions ; baisse de la TVA de 20 % à 15 % ; réduction du taux d’imposition sur les revenus de 30 % à 20 %), mais aussi sur les subventions qui maintiennent en survie artificielle les mastodontes cacochymes de l’industrie lourde héritée de l’ère soviétique.
Elle devra continuer à déréglementer l’activité économique pour permettre enfin l’émergence de ces PME qui lui font tant défaut et qui, les autorités ukrainiennes l’ont compris, sont le moteur de la reprise.
L’Ukraine devra aussi, pendant qu’il est encore temps, restructurer le secteur bancaire.
Le gouvernement devra cependant compter sur le Parlement, où le corporatisme de certains partis est un frein aux réformes. Qui plus est, en cette année particulière où des élections présidentielles seront organisées (octobre 1999), certains pourraient être tentés par une politique monétaire plus souple (les arriérés de salaires et de retraites sont très importants) ; et la mise en place de réformes qui resteraient isolées de leur contexte social ne saurait être viable.
Malgré tout, ce grand pays, aux nombreux points communs avec la France (la taille, la population, la place de l’agriculture, l’individualisme, une reine…), est un géant, certes endormi, mais qui se réveillera dans les années qui viennent. En tremblera, non pas le monde, mais l’entreprise qui n’aura pas su apprécier ses potentialités et qui l’abordera trop tard, sans avoir pratiqué dans la période actuelle la règle des quatre P : présence, patience, prudence et persévérance (le cinquième, profits, est dans la situation actuelle surtout réservé aux banques !).
L’Ukraine représente au sein des pays de la CEI le deuxième marché de la France après la Russie. Nos échanges se sont régulièrement développés depuis l’indépendance recouvrée du pays en 1991 et ont connu, au début de l’année dernière, un développement prometteur. Mais cet élan a été brisé par la crise financière du mois d’août 1998 et sur l’ensemble de l’année dernière, nos ventes à l’Ukraine, 1 873 MF, n’ont augmenté que de 1 % par rapport à 1997 ; en revanche, nos achats se sont accrus de 28 %, à 1 009 MF.
Cette stagnation de nos exportations est due essentiellement à la chute de la demande de nos biens de consommation, due à la forte baisse du pouvoir d’achat en devises de la population depuis la crise financière du mois d’août dernier. Les produits les plus touchés ont été les produits agroalimentaires et les biens de consommation courante qui, jusque-là, étaient de plus en plus demandés par les Ukrainiens. En revanche, il est intéressant de noter que les achats de biens d’équipement français se sont maintenus à la hausse malgré les difficultés économiques que traverse le pays.
Nos achats en Ukraine se sont concentrés sur des produits à faible valeur ajoutée, au premier rang desquels le tournesol, poste qui à lui seul représente un quart de nos importations, suivi des produits sidérurgiques et des demi-produits chimiques.
Le début de l’année 1999 a été en demi-teinte, comme le quatrième trimestre 1998. Mais le rythme de nos exportations semble s’être accéléré au cours des derniers mois, notamment après l’allégement du système de contrôle des changes, particulièrement rigoureux, mis en place lors du déclenchement de la crise russe.
La France n’est que le 8e fournisseur de l’Ukraine, avec moins de 2 % du marché, ce qui est fort peu. Certes, il n’est pas question de se comparer à son premier partenaire, la Russie, mais bien au deuxième, l’Allemagne, qui détient aujourd’hui près de 8 % du marché ukrainien, ou même à l’Italie qui nous devance largement.
Ce pays a encore réuni à Kiev cette année, dans une exposition nationale italienne, plus de 250 entreprises, dont la grande majorité se dit très satisfaite des contacts pris.
Même la Grande-Bretagne est plus dynamique que la France en Ukraine.
En matière d’implantation en Ukraine, la tendance reste la même. De manière générale, les investisseurs étrangers restent très prudents puisqu’à ce jour le stock d’investissements directs étrangers est encore légèrement inférieur à 3 mds USD (US Dollars), la part de la France se limitant à 50 M USD. Les États-Unis, les Pays-Bas, la Grande-Bretagne se sont à ce jour montrés plus allants que notre pays en matière d’investissements en Ukraine.
Certains, comme Kraft Jacobs Suchard qui a repris la chocolaterie Korona à Kiev, comme Coca-Cola qui a ouvert sa plus grande usine d’Europe à Brovary, ou comme Reemstma qui produit des cigarettes, ne semblent pas s’en plaindre.
Ce manque d’engouement des opérateurs français est d’autant plus regrettable que l’image de la France et de ses produits est excellente, même si la concurrence de celle des États-Unis est parfois gênante, dans le secteur du machinisme agricole par exemple. Les États-Unis sont très présents en Ukraine et il s’agit d’une politique délibérée : ils ont fait de ce pays le troisième récipiendaire de leur aide financière, avec 195 M USD bon an, mal an.
Environ 80 entreprises françaises se sont installées en Ukraine. La majorité privilégie le bureau de représentation ; peu d’entreprises s’implantent dans la production. La première à avoir trouvé quelque intérêt au marché ukrainien a été le Crédit Lyonnais, qui est resté pendant cinq ans la seule banque étrangère en Ukraine, avant d’être suivie par la Société Générale ; ces deux banques occupent toujours une place privilégiée sur le marché bancaire local. Lactalis, Alcatel, Schlumberger, Lafarge, entre autres, ont fait le pari d’investir en Ukraine dans la production. Leur activité n’est pas sans à‑coup ni mauvaises surprises mais, en général, elles ne remettent pas en cause leur choix et pensent déjà à demain.
Kiev, hôtel Sport. © DATA BANK UKRAINE
Elles sont accompagnées de PME comme Panimat qui occupe une place de choix dans la viennoiserie, ou comme WPI qui s’octroie déjà 40 % du marché des services téléphoniques aux médias et aux entreprises. D’autres grands groupes, notamment dans le secteur de l’énergie, s’intéressent à ce marché. Ils attendent des opportunités, qui pourraient devenir plus concrètes depuis que l’Ukraine, qui n’a pratiquement plus accès au marché des capitaux, a compris que les privatisations étaient une source potentielle de devises moins volatiles que les fonds de placement, particulièrement lorsqu’on s’abstient de céder les plus beaux morceaux à des entreprises peu connues au siège chypriote par exemple.
EDF et Gaz de France, entre autres, sont là. Ils ont été rejoints par Framatome qui, allié à Campenon Bernard SGE et à Bouygues, vient de remporter un appel d’offres de 68,7 M euros pour le stockage du combustible usé de Tchernobyl.
Le chemin vers le succès n’est bien sûr pas parsemé de pétales de rose. Parfois, la lassitude gagne, lorsque, investisseur ou exportateur, on doit faire face aux difficultés. Elles ne sont pas toutes insolubles, même si la bureaucratie se montre particulièrement ingénieuse et lit les lois différemment selon les villes et les quartiers, mais les complications parviennent quelquefois à émousser les convictions les mieux ancrées.
Les obstacles au commerce, contraires tant aux règles de l’OMC qu’à celles de l’accord de coopération et de partenariat conclu avec l’Union européenne en 1994, sont nombreux et souvent suggérés par des industries agonisantes qui imposent le protectionnisme pour fuir la restructuration.
L’une des procédures les plus pénalisantes est aujourd’hui la certification. Elle est longue, coûteuse, changeante et souvent discriminatoire. Nos laboratoires pharmaceutiques, par ailleurs très bien placés en Ukraine, en ont beaucoup pâti. D’autres mesures touchent la protection de la propriété intellectuelle, encore mal assurée, et la revue à la hausse de tarifs douaniers malgré les règles de l’OMC qui imposent leur gel pendant les négociations.
Dans l’ensemble, les entreprises se plaignent d’interférences, de tracasseries, voire d’arbitraire, de la part de l’administration, qui conçoit son rôle comme punitif et non d’assistance ; elles se plaignent aussi des complexités du système fiscal, de la volatilité de la réglementation, enfin de la corruption.
Leurs représentants soulignent souvent que la résolution de problèmes mineurs absorbe parfois plus de temps que la production ou la vente. Toutefois, la plupart de ces entreprises n’entendent pas abandonner ce marché qu’elles estiment porteur sur le long terme, et qui devrait reprendre dans un ou deux ans. Elles pourraient être aidées par la constitution, en cours, d’une chambre de commerce et d’industrie franco-ukrainienne qui réunirait des entreprises sises tant en France qu’en Ukraine.
Sans doute, les entreprises françaises, en général encore peu familières de l’Ukraine, ont-elles une vision très limitée des potentialités de ce pays, que beaucoup conçoivent encore confusément comme une province russe. À telle enseigne qu’elles prospectent l’Ukraine à partir de Moscou, généralement avec un succès très limité.
La Pologne peut d’ailleurs se révéler une bien meilleure base pour attaquer ce marché en devenir de 50 millions de clients, même si ce ne sont pas aujourd’hui, loin s’en faut, 50 millions de consommateurs. Or c’est dès maintenant qu’il convient de s’intéresser à ce pays, qui évolue, s’adapte et s’ouvre, même s’il le fait à l’évidence lentement, son passé économique et industriel soviétique difficile à réformer pesant encore très lourd.
Il serait dommage qu’en se réveillant le géant ne trouve à son chevet que nos concurrents, européens ou américains.