Mise en place d’une loi sur les concessions en Ukraine
Le 16 juillet 1999, une loi sur les concessions de services publics et d’infrastructures a été adoptée par le parlement ukrainien. Entre le tout public soviétique et le tout privé que le FMI et la Banque mondiale préconisent d’appliquer aux services publics, l’ensemble de la classe politique ukrainienne se rejoint progressivement autour des concessions à la française, ce qui permet de ne privatiser que la gestion des services publics. L’attrait des concessions vient du fait qu’elles définissent de manière pragmatique un partage des responsabilités et des risques entre l’État (ou les collectivités locales) d’une part, et l’entreprise concessionnaire, opérateur indépendant du service, d’autre part.
L’église d’un monastère. © DATA BANK UKRAINE
Déjà en 1995, le Parlement ukrainien avait saisi la Commission de l’Union européenne afin de recevoir une assistance pour élaborer une loi qui tirerait profit de l’expérience française. Le Parlement n’a reçu aucune réponse.
Depuis le début de l’année 1998, BCEOM et sa filiale Euro-Ukraina Consulting ont été mandatés, au travers de la procédure FASEP du ministère français de l’Économie, pour aider les pouvoirs publics ukrainiens à préparer et à soumettre au Parlement une loi générale sur les concessions de services publics et d’infrastructures en Ukraine. Le présent article fait le point des travaux menés à bien, dans le cadre de cette action, par une équipe mixte franco-ukrainienne qui est intervenue sous la responsabilité de l’auteur, de janvier 1998 à juillet 19991.
Les enjeux
Fait rare dans l’environnement ukrainien, la rénovation des infrastructures et des services publics est une idée consensuelle qui traverse tous les courants politiques. Elle rassemble à la fois les réformistes (réduction des dépenses publiques) et les non-réformistes (relance économique par une politique de grands travaux). Pour l’instant, la vision de certains d’entre eux sur le sujet est peut-être trop idyllique, mais leur volonté est réelle.
L’Ukraine s’est engagée dans la voie des réformes économiques à la fin de l’année 1994, et le mouvement a pris de l’ampleur entre 1996 et 1998. La crise financière de l’automne 1998 a certes gelé pour un temps cet élan de rénovation économique. Mais la possibilité d’organiser en Ukraine un financement privé des infrastructures et des services publics était devenue une question d’actualité : compte tenu de la faiblesse structurelle des finances publiques, les investissements de services publics ne pourront pas être couverts par le seul recours aux emprunts publics.
La concession ne génère pas un accroissement de la dette publique ; les prêts sont obtenus par les opérateurs privés, fondés sur des recettes réservées, liées à l’usage des infrastructures. En outre, les sociétés concessionnaires sont spécialisées, ce qui permet de garantir une haute qualité de services, sous le contrôle des pouvoirs publics.
Or, les besoins en investissements de services publics d’un pays comme l’Ukraine deviendront considérables dans les prochaines années. Le développement d’infrastructures de transport de haute qualité est une étape nécessaire pour rapprocher l’Ukraine de l’espace économique européen. La position particulière de l’Ukraine, au carrefour de certains des plus importants corridors européens (Ouest-Est et mer Noire, mer Baltique), donne à ce pays un rôle prédominant de transit, pour peu que l’Ukraine sache anticiper de manière réaliste les besoins de demain, pour éviter que ces trafics ne soient déviés définitivement sur d’autres routes.
De même, dans le secteur de la distribution d’eau potable, cinq projets de réhabilitation de réseaux sont actuellement en préparation, tous compris entre 150 à 175 millions de francs ; or la conclusion de chaque prêt butte sur la question du statut de l’organisation locale de la distribution des eaux (Vodekanal). Les Institutions financières internationales souhaitent une privatisation totale de cette structure, tant de sa gestion (acceptée par les responsables locaux) que des infrastructures correspondantes.
Or les autorités locales ukrainiennes (et le cadre juridique national) s’opposent à ce que ces infrastructures soient privatisées, pour toute une série de raisons : acceptation psychologique de certains contenus des réformes, vitesse d’application des réformes… La concession ou la gestion déléguée, qui ne privatise ni le foncier ni les infrastructures, apporte une solution adaptée à ce problème.
Les pouvoirs publics ukrainiens doivent revendiquer clairement leur rôle de régulateur, dans le cadre d’une économie de marché, mais doivent limiter autant que possible, voire abandonner totalement leurs rôles d’opérateur économique.
Les pouvoirs publics français ont compris qu’il s’agissait là d’une occasion de promouvoir le savoir-faire français dans ce domaine. En effet, le plus gros écueil à l’investissement étranger, notamment français, en Ukraine provient d’un cadre juridique imparfait qui n’offre pas encore des garanties suffisantes. L’élaboration d’une loi ukrainienne sur les concessions est une étape préalable au développement des activités des investisseurs français dans le secteur de la gestion déléguée des services publics.
La méthodologie adoptée
La préparation de la loi générale sur les concessions a été organisée pour jouer un rôle pédagogique qui a contribué à régler un problème qui n’arrivait pas à se résoudre dans les conditions ukrainiennes. L’originalité de la démarche adoptée ici a été de réaliser des campagnes d’information auprès des hauts responsables pour que certains concepts, nouveaux en univers ukrainien, soient compris et correctement appropriés. Tous ces concepts ont été structurés en un système cohérent, organisant le développement futur des concessions, et qui a été traduit en un texte de loi.
La loi ukrainienne définit le concept de concession, précise les règles de fonctionnement, les droits et les obligations des parties, les procédures d’attribution des marchés publics, pour améliorer la qualité des services publics et satisfaire les besoins de la population.
La loi s’applique notamment aux domaines suivants : approvisionnement en eau et assainissement ; transports urbains de voyageurs ; collecte et élimination des déchets ; chauffage urbain ; autoroutes et grandes infrastructures de transport (ponts, tunnels, ouvrages spéciaux) ; distribution du gaz et de l’électricité ; gestion des ports de commerce et de plaisance ; gestion des aéroports ; installations sportives et de loisir ; services câblés de télévision ; activités culturelles et sociales ; gestion de la voirie ; pompes funèbres ; parkings publics. L’élaboration de la loi a été faite en tenant compte des besoins d’investissement dans ces secteurs.
En revanche a été exclu du champ d’application de la loi tout ce qui concerne l’exploitation des ressources naturelles. L’exploitation en concession de services publics relève d’une autre logique que celle de l’exploitation des ressources naturelles. Dans ce dernier cas, les intérêts des acteurs publics et privés ne sont pas toujours convergents, et l’amalgame des deux logiques au sein d’une seule et même loi aurait pollué le débat tant technique que politique.
Enfin, il a été décidé que le projet de loi serait préparé directement avec le Parlement. Il s’agissait là d’une option importante. En effet, travailler exclusivement avec les experts d’un seul ministère, puis laisser au gouvernement le soin de présenter le projet au Parlement pouvait paraître plus simple. Mais les risques associés à ce choix sont multiples, et de nombreuses assistances techniques internationales (USAID et Tacis) qui se sont aventurées sur cette voie ont obtenu des résultats décevants.
En effet, pour préparer une loi générale sur les concessions, la difficulté aurait d’abord été dans le choix de l’interlocuteur ministériel ; choisir un seul ministère aurait conduit à déclencher une bataille de compétence entre plusieurs ministères ou quasi-ministères (Transports, Économie, Justice, Énergie, Comité d’État pour les services municipaux, Agence pour la reconstruction et l’intégration européenne, etc.) et créer un groupe de travail interministériel aurait conduit à enliser le projet. Le nombre des institutions et des personnes impliquées aurait conduit à élaborer, dans de longues et sans doute douloureuses négociations, un consensus mou qui aurait incontestablement dénaturé les concepts clés des concessions.
Puis serait venue l’étape de la validation du projet de loi par le Cabinet des Ministres ; il s’agit d’un secrétariat permanent et très élargi du gouvernement, héritage du Gosplan de la période soviétique. Dans ce lieu mythique, chaque chef de bureau s’est attribué de facto des pouvoirs parfois équivalents à ceux des ministres, dans la mesure où toute proposition ministérielle doit être validée par ces fonctionnaires avant d’accéder à l’échelon du Premier ministre ou de l’un de ses vice-Premiers ministres. Les aléas qu’aurait connus notre projet au sein du Cabinet des Ministres auraient été des plus imprévisibles.
Le projet serait finalement arrivé au Parlement, pour être décortiqué et retravaillé en Commission. Comme le projet aurait été préparé par le gouvernement, un arbitrage entre le sommet de l’exécutif et le sommet du législatif aurait été nécessaire pour qu’il devienne prioritaire. Et il aurait été soumis à l’approbation des députés à l’issue d’un parcours long, complexe et chaotique au cours duquel les efforts pour expliquer, convaincre et persuader par personnes interposées auraient été sans commune mesure avec les moyens disponibles. L’avantage de travailler directement avec le Parlement était de minimiser les risques de voir le projet dénaturé au cours de son adoption.
La préparation de la loi
Aujourd’hui en Ukraine, le contexte juridique est complexe, souvent confus et parfois contradictoire. En effet, les responsables ukrainiens ont dû, en quelques années depuis l’indépendance du pays en 1991, établir un ensemble de textes d’une part pour créer un nouvel État indépendant, affranchi de la tutelle de l’Union soviétique, et d’autre part pour faire passer cet État, à marche forcée, dans une économie de marché.
Or ce double défi devait être relevé alors que l’Ukraine, ancienne région de l’URSS, était exsangue de ses élites, depuis longtemps exportées volent nolent vers l’administration des autres régions de l’empire russe, puis soviétique2. Le savoir-faire, la culture et la pratique de la préparation de bonnes lois n’existaient pas. La classe politique et le Parlement ukrainien n’ont pas encore appris une des vertus sacrées des lois : être faites pour durer et être en cohérence systémique les unes avec les autres. D’ailleurs, ils ont encore une lourde tendance à élaborer des textes par secteur, indépendants les uns des autres, sans chercher à rédiger des lois générales.
La situation qui prévaut aujourd’hui est donc un ensemble de lois de faible qualité, manquant de cohérence, et laissant d’emblée une part trop grande à l’interprétation de l’administration au cas par cas. Pour préparer une loi sur les concessions, tout devait donc être mené de front : adopter les principes d’une nouvelle économie, formaliser les concepts, puis préparer une loi générale, en étant limité par la pénurie de juristes ukrainiens qualifiés dans cet exercice.
Il existait un certain nombre de lois ukrainiennes, déjà adoptées ou à l’état de projets, qui concernaient de près ou de loin les activités susceptibles d’être mises en concession. Ces textes demandaient à être revus, amendés ou toilettés pour devenir compatibles avec une loi générale sur les concessions. La première étape fut d’identifier de manière exhaustive l’ensemble de ces textes législatifs et réglementaires. Pour certains de ces textes, il existait déjà une traduction en anglais ; les autres ont été traduits en français.
L’ensemble de ces textes, dont la liste peut être consultée sur notre site Internet, a été soumis à un examen minutieux, pour identifier les améliorations à apporter. Parallèlement, un certain nombre de textes de droit français et européen ayant trait aux concessions, ainsi que des textes sur la jurisprudence en la matière dans divers pays, ont été traduits en ukrainien et mis à la disposition des experts et des parlementaires ukrainiens.
La deuxième étape, l’appropriation du sujet au sein du Parlement, s’est effectuée au travers de l’animation d’un groupe de travail, créé dès le début des travaux, et qui comprenait des juristes et des économistes français et ukrainiens. Au sein du Parlement, la Commission chargée des réformes économiques a été choisie comme lieu de gestation du projet. Le groupe de travail était présidé par Ludmila I. Notchvaiy, chef du secrétariat permanent de cette commission parlementaire, et comprenait notamment, du côté ukrainien, Vassil I. Kissil, juriste, avocat et professeur de droit ; Volodimir G. Chepinoga, économiste ; et Volodimir I. Matveev, député, président de la Sous-commission parlementaire chargée de la privatisation.
Du côté français, une contribution substantielle a été faite par Gilles Le Chatelier, maître des requêtes au Conseil d’État. À partir de l’ensemble des travaux préparatoires, il a élaboré une structure détaillée de loi sur les concessions. Préparé en mai 1998, ce document a servi de référence tout au long des travaux de préparation du projet final de la loi. Il a en outre animé de nombreuses séances de travail, séminaires et travaux préparatoires, tant avec les représentants du pouvoir législatif que du pouvoir exécutif.
Les séances du groupe de travail ont donné lieu à des discussions approfondies sur la compréhension et la portée des concepts de base de la concession. Ces discussions ont permis à la loi d’être rédigée et présentée au Parlement dans les meilleures conditions.
Le groupe de travail a, en outre, tenu régulièrement des séminaires et des ateliers de présentation, auxquels participaient les représentants des principaux ministères, pour démontrer l’intérêt de faire une loi concept, couvrant l’ensemble des secteurs, plutôt que d’élaborer une série de textes sectoriels, pour présenter les concepts de base de la loi et la manière dont ils devaient se retrouver dans le projet de loi.
Signalons enfin qu’à Paris, le Club de Kiev, en qui beaucoup reconnaissent la future Chambre de commerce franco-ukrainienne, a réuni régulièrement, tous les deux mois environ en 1998, les représentants d’une dizaine d’entreprises françaises habituées à travailler en tant que concessionnaires, pour les informer de l’évolution des travaux de préparation de la loi ukrainienne sur les concessions et pour s’assurer que leurs contraintes soient prises en compte, autant que faire se peut, dans la rédaction de la loi.
La procédure parlementaire
Les travaux préparatoires techniques ont été achevés en mai 1998. Sont venus alors se greffer des facteurs politiques externes : de nouvelles élections législatives se sont tenues en mars 1998, renouvelant largement le personnel parlementaire (80 % d’entre eux étaient de nouveaux élus), l’élection du président du nouveau Parlement n’a eu lieu qu’en juin 1998 et celle des présidents des différentes commissions parlementaires en juillet, juste avant la trêve estivale.
Les activités législatives du Parlement ont, de fait, été gelées durant toute cette période. La Commission parlementaire chargée des réformes économiques, responsable au Parlement de la loi sur les concessions, n’a repris ses travaux que courant septembre 1998.
Son nouveau président, M. Gurenko, a manifesté le plus vif intérêt pour les travaux de préparation de la loi sur les concessions, qui avaient été lancés sous la responsabilité de son prédécesseur, et a décidé de les poursuivre. Cette adhésion au préprojet de loi a représenté une étape décisive et a permis une étroite collaboration entre les membres du groupe de travail et les parlementaires, nouveaux élus. M. Matveev, président de la sous-commission parlementaire chargée de la privatisation, a alors été proposé comme rapporteur du projet de loi.
Un double résultat a ainsi été atteint : tout d’abord, la Commission chargée des questions économiques s’engageait pleinement dans la finalisation de la préparation de la loi, puis dans son adoption ultérieure ; ensuite comme M. Matveev est rattaché au groupe communiste, groupe le plus important du Parlement ukrainien avec environ 29 % des voix, sa nomination comme rapporteur de la loi a permis d’obtenir le soutien et la collaboration de ce groupe politique.
Parallèlement à nos travaux, deux projets de lois sectoriels sur les concessions ont été discutés au parlement. Le premier visait à réguler le partage de l’exploitation des ressources naturelles, sujet certes important mais techniquement complexe. Ce projet de loi, amené au parlement par les groupes d’intérêts propres au secteur minier, avait été présenté – et rejeté – en première lecture, par la Chambre précédente. Il devait être représenté à la nouvelle Chambre. Pour minimiser les résistances à l’encontre de notre projet de loi, nous avions explicitement exclu de son champ la question de l’exploitation des ressources naturelles.
Or, il existait au sein de la Commission parlementaire chargée des réformes économiques un groupe de députés qui étaient de fervents défenseurs de ce projet de loi sur le partage de l’exploitation des ressources naturelles ; ces députés souhaitaient que cette dernière loi couvre aussi le champ des concessions de services publics. Néanmoins, cette Commission parlementaire a confirmé officiellement sa position : la loi générale sur les concessions devait être conservée sous sa forme initiale et restait prioritaire.
Cependant, nous avons pu voir là une manœuvre destinée à brouiller la clarté du message initial, à semer le doute voire la confusion dans les esprits. Aujourd’hui encore, le terme de concession reste trop attaché à « exploitation des ressources naturelles » et pas encore assez à « exploitation de services publics », ceci en dépit des nombreux efforts d’explication que nous avons conduits.
Le deuxième projet de loi sectoriel concernait les autoroutes à péage. Avant même que notre projet de loi générale sur les concessions ne soit enregistré en tant qu’initiative parlementaire, le ministère ukrainien des Transports, en application d’une instruction présidentielle, s’était attelé à la tâche de préparer une loi très sectorielle régulant « les autoroutes à péage en concession ».
Un premier projet, préparé uniquement par une équipe d’experts ukrainiens, sur la base d’une analyse tronquée de l’expérience française en la matière, avait été présenté et rejeté en première lecture par le Parlement en novembre 1998. Le Parlement avait demandé que ce projet de loi sur les autoroutes soit retravaillé et présenté après l’adoption de la loi générale sur les concessions.
Ainsi, si des parlementaires comme M. Gurenko, président de la Commission parlementaire chargée des réformes économiques, restaient d’ardents défenseurs d’une loi générale sur les concessions, susceptible de s’imposer de façon transversale à tous les secteurs concernés, d’autres forces politiques ont pu considérer que le projet de loi générale faisait de l’ombre aux deux autres projets sectoriels mentionnés ci-dessus et ont contribué à le faire rejeter en première lecture.
Le renvoi du projet de loi en première lecture
Conformément aux procédures parlementaires en vigueur, le projet fut enregistré en tant qu’initiative législative, le 17 décembre 1998. La Commission parlementaire chargée des réformes économiques a présenté cette initiative en son propre nom, montrant par là l’importance qu’elle lui portait, avec pour rapporteur le député M. Matveev. Le projet de loi a été présenté au Parlement en première lecture le 12 janvier 1999. Ce délai entre l’enregistrement et la première lecture a été extrêmement réduit.
Le Parlement procéda au vote : 187 voix pour, alors que la majorité requise était de 226 voix. L’adoption du projet en l’état était donc rejetée. Le Parlement décida néanmoins de renvoyer le projet à une première lecture ultérieure et de réexaminer ce projet durant la troisième session parlementaire, débutant courant février 1999.
Les enseignements à tirer de cette première présentation au parlement sont multiples. Nous avons reçu la confirmation que, tout au long des débats, les commentaires avaient tous été positifs. Ce projet n’a pas butté sur des questions de fond. Son échec en première lecture a résulté de manœuvres de dernière minute liées aux deux autres projets sectoriels présentés ci-dessus.
Le projet de loi sur les concessions autoroutières, inapplicable dans son état initial, a été amélioré avec l’assistance des experts français qui avaient été mobilisés sur la loi générale. Ce projet, ingénu, n’avait pas de capacité de nuisance. Il a été représenté par ses défenseurs au sein du parlement, et son vote était programmé après celui de la loi générale sur les concessions de services publics et d’infrastructures.
Mais le groupe communiste, totalement acquis au projet de loi générale, était catégoriquement opposé au projet de loi sur les autoroutes, en particulier en raison de maladresses dans sa formulation. Par mesure de rétorsion, les supporters de la loi autoroute, issus du lobby des travaux publics, et notamment les membres du Parti démocratique national, artisans politiques de la loi autoroute, n’ont pas voté en faveur de la loi générale.
De son côté, le groupe de pression artisan de la loi sur l’exploitation des ressources naturelles est intervenu, pour jeter le trouble, en prétendant que son projet de loi (déjà rejeté par deux fois) était meilleur pour réguler les concessions. L’intervention de ce groupe de députés était d’autant plus imprévisible que toutes les explications avaient été fournies, notamment dans une note circonstanciée remise aux députés à l’occasion du vote, pour faire comprendre que les deux projets de lois couvraient des champs différents, sans recouvrement de compétences.
Malgré cela, à la fin des débats, un vice-ministre chargé de l’économie a pris la parole et a montré sa capacité à ne pas comprendre le sujet : Le titre du projet de loi ne correspond pas au contenu. Dans le monde entier, les contrats de concession stipulent la part de la richesse nationale qui ne peut pas être privatisée, telle que les ressources naturelles, les ressources en eau, les forêts et autres ressources ayant une valeur nationale exclusive.
Les conclusions de ce vice-ministre ont jeté le trouble dans certains esprits et le projet fut renvoyé à un examen ultérieur. Le lendemain, ce vice-ministre présentait ses excuses à M. Gurenko, en reconnaissant qu’il avait fait de grossières erreurs d’interprétation. Il a d’ailleurs été démis de ses fonctions depuis.
L’adoption de la loi par le Parlement
À l’issue de la première lecture du projet au Parlement, au mois de janvier dernier, nous avons relancé une campagne d’information qui s’est traduite par de nombreuses rencontres avec des membres clés du parlement, avec des représentants du pouvoir exécutif tant au niveau central qu’au niveau régional, ainsi qu’avec des représentants d’entreprises ukrainiennes susceptibles de devenir des concessionnaires.
Le projet de loi générale a été réexaminé par le Parlement et adopté en première lecture le 1er juillet 1999. Il a été adopté de façon définitive le 16 juillet. Elle est entrée en application dès qu’elle a été signée en août par le président Koutchma, chef de l’État.
Quelle que soit la pertinence de la loi générale sur les concessions finalement adoptée par le parlement, elle porte en elle ses propres limites. En particulier, elle ne règle que ce qui relève de la loi. Plusieurs textes réglementaires complémentaires devront être élaborés, notamment des contrats types entre concédant et concessionnaire.
Ensuite, il aurait été satisfaisant de tout pouvoir traiter à l’occasion de la loi générale sur les concessions. Mais la cohérence de la construction juridique a conduit à reporter certains problèmes qui devront être traités dans le cadre d’autres lois. C’est le cas notamment de la loi fiscale qui est actuellement, sur certains points, discriminante vis-à-vis des entreprises à capital majoritaire étranger (ainsi, une fraction seulement des charges de frais financiers afférents à un investissement peut être portée en charge dans le compte de résultats, ce qui conduit à pénaliser l’investisseur étranger).
C’est le cas également pour une loi en cours de préparation sur la répartition des compétences entre État, Régions et Municipalités : aujourd’hui, dans bien des cas, nul ne sait à qui appartient le bien public, ni qui a compétence pour le gérer ou pour signer un contrat de délégation de gestion.
En ce qui concerne le règlement des litiges commerciaux, le Conseil de l’Europe, qui a accueilli l’Ukraine en son sein en 1994, est extrêmement critique quant à l’indépendance du système judiciaire ukrainien. Le choix de tribunaux ukrainiens n’est donc pas un élément motivant pour des investisseurs internationaux.
Pour remédier à cet état de fait, une clause a été introduite dans la loi qui permet de recourir à l’arbitrage international pour régler tout litige survenant dans le cadre des concessions. Le Club de Kiev, déjà nommé, a ainsi préparé un projet de règlement d’arbitrage, compatible avec la loi ukrainienne sur l’arbitrage et avec les us et coutumes occidentaux en la matière, pour fonder un tribunal d’arbitrage franco-ukrainien susceptible de régler tout litige survenant à l’avenir entre l’une ou l’autre des parties engagées dans les concessions en Ukraine : les usagers, le concessionnaire et le concédant.
Enfin, il conviendrait de mettre à l’étude la préparation et les conditions de mise en œuvre d’un fonds de garantie des concessions en Ukraine.
Conclusion
Il serait sans doute prématuré de prétendre que l’Ukraine, le plus européen des pays issus de l’URSS, va soudain devenir un champ d’activité facile pour les acteurs français, dans le secteur des concessions. Mais nous souhaitons montrer de quelle manière il est possible d’interagir sur cet univers complexe et encore largement inconnu que représente l’environnement juridique et économique de l’Ukraine. Ainsi, des axes structurants propres sont en train d’être mis en place. Dans le cadre des travaux en cours, des actions ont été entreprises pour que le concept de concession passe du stade de la connaissance spontanée à celui d’une connaissance plus rigoureuse, ceci tant au niveau national qu’à l’échelon local.
Nous voyons à présent se multiplier des opportunités réelles, concrètes et intéressantes de concessions au niveau régional. Mais des actions pédagogiques restent à mener, de façon ciblée, auprès des autorités locales concédantes ukrainiennes.
Les travaux, brièvement décrits dans cet article, ont démontré qu’il était possible d’avoir prise sur un univers complexe : interagir au niveau le plus élevé des institutions d’un jeune État indépendant et l’aider à mettre en place des mesures légales cohérentes, dans le cadre d’une analyse globale devant conduire à terme à dynamiser le développement de ses services publics laissés jusque-là en jachère.
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1. Nous devons remercier Svitlana Didkivska, économiste et directrice générale adjointe de Euro-Ukraina Consulting, pour son opiniâtreté et sa capacité à surfer sur les difficultés propres à une telle ambition ; Ludmila Notchvaiy, administratrice au Parlement ukrainien ; Petro Morgos, avocat franco-américain ; Alain Fayard et Pierre Debeusscher, inspecteurs généraux de l’Équipement ; Vassil Kissil, professeur de droit public à l’université Tarass Chevtchenko de Kiev ; et surtout, Gilles le Chatelier, maître des requêtes au Conseil d’État, qui a été l’architecte de la clé de voûte de l’ensemble des travaux. Le soutien de l’État français s’est traduit par l’attribution d’un don du FASEP pour l’assistance à la préparation de la loi. Tout le mérite en revient à Madame Élisabeth Puissant, conseillère économique et commerciale auprès de l’ambassade de France à Kiev, que nous tenons également à remercier.
2. À ces mouvements internes des élites, il convient d’ajouter les effets durables de divers traumatismes profonds : le génocide organisant la famine de 1932 tuant de 5 à 6 millions de personnes ; les purges staliniennes ciblant les élites ; puis 6 millions de morts durant la Seconde Guerre mondiale ; enfin l’important flux migratoire des Ukrainiens durant toute la période soviétique et toujours persistant à ce jour, vers l’Europe et l’Amérique du Nord.