Le témoignage d’un habitant de Vaulx-en-Velin
Je réagis en tant qu’habitant de Vaulx-en-Velin, à la fois parce que l’École que je dirige y est située et parce que j’y réside, et je m’interroge : Pourquoi est-on encore en train de stigmatiser notre ville, nos quartiers ? J’ai eu l’impression qu’on en parlait comme si des Indiens y vivaient, fort éloignés de nous.
Tout ce que nous venons d’entendre est vrai, c’est une réalité pesante, mais, d’un autre côté, quand on habite une ville où se produisent de telles tensions, on ne voit pas celle-ci uniquement par les mauvais côtés, on voit aussi d’autres côtés qui sont extraordinaires.
Pour ce qui me concerne, je voudrais vous faire part de trois expériences personnelles.
Comment j’ai découvert l’exclusion sur le terrain
Je ne prétends pas que ma première expérience soit exemplaire, mais seulement qu’elle peut donner à réfléchir. J’ai eu l’occasion d’être délégué de parents d’élèves : quand on est nouveau à ce poste, on ne sait pas très bien ce qu’on attend de nous. J’ai pris la résolution d’aller voir les familles, chaque fois que des cas étaient évoqués, pour essayer de comprendre ce qui se passait.
Ma première visite a eu lieu dans une cité de transit où il n’y avait que des Portugais. Sitôt entré chez les gens que j’allais voir, j’ai compris où était le problème : il n’y avait qu’une grande salle et une chambre à coucher, ce qui rendait difficile les devoirs à la maison. J’ai discuté avec la mère qui m’a dit : « C’est bien, vous, on vous comprend. C’est pas comme les enseignants. » Puis elle a ajouté : « ça me soucie beaucoup, mais moi je ne sais pas lire, alors tous les soirs, quand il rentre, je prends son cahier de textes et je le regarde ; je fais semblant de savoir lire et j’essaie de piloter, mais j’y arrive mal. »
Cela s’est terminé de la façon suivante : j’ai proposé au directeur du collège de monter un soutien scolaire. J’avais repéré une bicoque qui pouvait servir de salle de classe. J’ai pris contact avec les parents d’élèves, le maire, etc., et on a monté cette classe de soutien dans la cité de transit.
Souvent il suffit d’aller à la rencontre des gens, de monter un projet avec eux. C’est vrai qu’il y a une distance entre nous, mais on peut la surmonter avec un projet commun. Pour monter et réussir ce projet, il faut rechercher le face à face, être un peu disponible et s’appuyer sur les gens de bonne volonté.
Le logement social
Ma seconde expérience est dans le logement social. Une Direction départementale de l’Équipement ne s’occupe pas que de ponts et de chaussées, mais aussi d’urbanisme et de logement. En Moselle, nous avions une définition exigeante du service public : au-delà des strictes prestations réglementaires, nous estimions avoir une responsabilité vis-à-vis des gens qui se manifestaient le moins. C’est ce qui nous a amenés à nous préoccuper du logement des plus défavorisés.
Nous discutions avec les directions des organismes HLM qui nous faisaient valoir l’impossibilité de loger des familles risquant de perturber toute une cage d’escalier. Nous étions enfermés dans un dilemme : à la fois loger les familles en difficulté et prendre en considération les arguments des professionnels du logement social. Nous nous sommes rendu compte que le problème était mal posé : nous voulions faire entrer ces familles dans des costumes de « prêt- à‑porter » alors qu’il fallait du « sur mesure ».
Au lieu de vouloir à tout prix que ces familles s’adaptent aux logements HLM, nous avons décidé de mettre en place des « ouvreurs de l’habitat », c’est-à-dire des gens disposant d’un certain pouvoir, ayant chacun reçu la mission de monter des solutions pour loger 20 familles par an, parmi celles réputées difficiles. Cela a démarré lentement, mais au bout d’un peu de temps, on est arrivé de cette façon, à loger 150 familles par an (cf. page 33).
L’École nationale des Travaux publics de l’État à Vaulx-en-Velin
J’en viens à ma troisième expérience, dans l’École que je dirige, où nous formons des fonctionnaires de l’Équipement, qui, en grande majorité, s’occuperont plus tard d’urbanisme et de logement. Tous les élèves reçoivent un salaire alors que l’école se trouve située en plein milieu d’un quartier où vivent un grand nombre de jeunes en situation difficile.
Il y a entre eux et nous un gradient très fort, d’où résulte un défi qu’il nous faut affronter : comment faire en sorte qu’un élève ayant passé trois ans à Vaulx-en-Velin en parte avec l’impression d’avoir vécu une expérience constructive plutôt qu’avec un mauvais souvenir et la ferme résolution de ne plus y remettre les pieds. Autrement dit : comment vivre de façon positive le séjour dans une ville où, de temps en temps, se manifeste la violence, où les voitures brûlent et où volent les cocktails Molotov ?
Un exemple pour montrer comment se vit ce genre de situation : un soir, dix jeunes du quartier sont venus au foyer des élèves. Ils marchaient comme une troupe romaine, se sont installés dans la mezzanine près du billard, et, pendant une heure, les élèves les ont regardés. Il y avait des commentaires, mais en réalité, tout le monde avait la trouille. Certains parlaient même d’appeler la police, mais finalement un membre de l’administration de l’école a dit : « Il faut aller discuter : si on ne parle pas, on n’arrive à rien. » ça n’a pas été facile car les jeunes avaient aussi peur que nous. En définitive, ça s’est bien terminé et nous avons convenu un gentleman’s agreement.
Cela montre bien qu’on ne peut tout régler par des mesures de sécurité. On peut bien dire : « Fermons tout, mettons des caméras partout, prévoyons des contrôles », mais en réalité il est impossible d’obtenir que les élèves ferment les portes. Aussi vaut-il mieux ne pas s’enfermer dans un blockhaus, plutôt multiplier les relations avec les associations du quartier, le commissariat de police et l’ensemble de la ville.
Nous avons signé des conventions d’études et de recherche, nous faisons des conférences dans les associations sportives et beaucoup d’autres choses. 60 élèves font du soutien scolaire. Nous avons voulu de cette façon mettre un peu à l’écart le souci de sécurité et établir une relation constructive et amicale avec le quartier.
Je suis frappé de trouver qu’à l’École polytechnique il manque une relation entre l’École et ce monde qui vit dans les difficultés. Il existe dans le Nord un mouvement qui s’appelle « Le Mouvement des Organisations citoyennes », dont le but est de vivre avec son environnement, de le modifier à la fois sur les plans de l’emploi, de l’exclusion sociale et de l’environnement physique.
Je pense que chacune de nos organisations devrait tendre vers ce genre de citoyenneté en manifestant sa volonté d’agir sur son environnement. L’Orchestre de Lille nous montre l’exemple : il donne des cours de musique dans les classes primaires et de collège des quartiers les plus défavorisés, suscitant des vocations qui révèlent ensuite d’excellents musiciens. Cela devrait nous inspirer.