L’insertion des jeunes dans une Mission locale
Pour de nombreux jeunes de bas niveau de qualification (parmi les jeunes suivis, 39 % sont de niveau VI et V bis soit niveau de fin de cinquième, et 36 % sont de niveau V soit CAP ou BEP), l’accès à l’emploi passe dans le meilleur des cas par un retour en formation et de nombreuses étapes, un parcours semé d’embûches, de régressions, de précarité, d’aides financières, sous réserve que le jeune évite la délinquance. La durée moyenne du suivi d’un jeune est d’environ deux ans et demi, et compte tenu des moyens dont le Syndicat d’agglomération dote la Mission locale, nous sommes en mesure de lui accorder autant d’entretiens que de besoin – la moyenne allant de 3 à 5 entretiens par an – certains jeunes peuvent en avoir jusqu’à 15 si nécessaire.
Nous avons aussi la chance de pouvoir développer toutes sortes de services complémentaires (lieu d’écoute psychologique, parrainage, etc.). Nous dénombrons maintenant, depuis trois ans consécutifs, entre 38 et 40 % de jeunes en emploi en fin d’année, mais la précarité des emplois devient une banalité et les demandes d’aides financières ont crû de 85 % entre 1996 et 1997.
Des jeunes qu’il faut insérer
Dehors, la liberté ?
Il s’appelle C., il a 19 ans ; je le reçois en tant que directrice de la Mission locale parce que les aides financières que la Mission locale délivre en direct ne sont remises au jeune que par la responsable de la structure : il faut éviter que le conseiller, quotidiennement au contact des jeunes, n’ait à subir des pressions par trop directes à propos d’argent.
C. est accompagné de son conseiller, il s’agit d’une demande de Coup de Pouce. Un Coup de Pouce est un micro- dispositif mis en place dans les Yvelines par la Direction départementale de la protection judiciaire de la jeunesse et avec lequel nous travaillons. Cette aide est donc réservée aux jeunes qui ont – à un moment de leur histoire – eu à voir avec la justice. C. est sorti il y a deux jours de la maison d’arrêt où il purgeait une peine de six mois, pour vol. Personne n’a été averti de la date de sa sortie, lui-même ne l’a su que la veille. Depuis, il a dormi dans la voiture d’un copain parce que, pendant son incarcération, ses parents ont déménagé. Il ne peut pas aller chez sa sœur, son beau-frère le mettrait dehors immédiatement. Il y est juste passé le temps que sa sœur lui fasse deux sandwichs.
La situation se complique parce que C. a pu sortir mais sa libération est assortie d’une interdiction provisoire de séjour sur le territoire des Yvelines. Pendant qu’il dormait, il s’est fait voler tous ses papiers, y compris sa carte d’identité et son autorisation de sortie de la maison d’arrêt. On ne délivre pas de duplicata de cette autorisation. Si jamais il tombe sur un contrôle de police, il est « très mal ». Il n’a pas mangé depuis la veille. Il ne sait pas où aller ce soir. Il va falloir que son conseiller l’aide à trouver un lieu où dormir, sans doute à Paris où se trouve un foyer qui accueille les sortants de prison, mais encore faut-il qu’il y ait de la place et que C. puisse payer sa chambre. Et puis il faudra qu’il paye ses transports (il a déjà plus de 12 000 F de dettes pour amendes), et qu’il se rachète au moins un « jeans », des baskets et un pull. S’il veut se présenter dans la moindre agence d’intérim, ou chez un employeur, il ne peut pas y aller dans cet état. Et ses parents, en quittant la région, ont jeté toutes ses affaires : ils lui ont dit qu’ils ne voulaient plus jamais entendre parler de ce fils si mauvais qu’il est en prison.
L’aide du Coup de Pouce est au maximum de 1 500 F. Combien de temps C. va-t-il tenir ? Comment va-t-il pouvoir trouver du travail alors qu’il n’a même pas un CAP en poche, et jamais travaillé jusque-là ? Il semble décidé à respecter l’interdiction de séjour dans les Yvelines, et dit n’avoir aucune envie de revoir ses copains d’avant. Mais les mêmes pièges l’attendent à la première station de métro venue.
Quelle identité entre deux cultures ?
Elle s’appelle L., elle a 19 ans quand elle arrive à la Mission locale. Elle est née en Côte-d’Ivoire, de parents français, nés en Côte-d’Ivoire. Elle a commencé une première année de droit à la faculté de Saint-Quentin, mais a dû s’arrêter au bout de six mois. Ses frères n’acceptaient plus qu’elle mène la vie d’étudiante. Ils l’ont quasi séquestrée à la suite d’une crise particulièrement violente.
Il faut dire qu’ils n’ont jamais supporté qu’elle travaille bien, et qu’elle décroche son bac. Ils en sont loin, l’un traficote, l’autre va de petit boulot en petit boulot. Et elle, non seulement elle travaille bien, mais en plus elle gardait des enfants et faisait des cantines – ce qui lui permettait de payer ses études. Ils ont tout cassé.
Le problème aujourd’hui, c’est qu’ils ont décidé de la marier et ils lui ont dit qu’ils lui jetteraient un sort – une malédiction de Dieu – si jamais elle leur désobéissait. Sa carte d’identité était valable jusqu’à ses 18 ans. À la date d’expiration, lorsqu’elle a voulu la faire refaire, la préfecture lui a demandé de fournir la copie du décret d’ampliation de naturalisation. Son père ne veut pas le lui donner. Elle avait trouvé un petit boulot au restaurant universitaire, mais lorsqu’il s’est agi de lui faire sa paie, l’administration s’est rendu compte du fait qu’elle n’aurait jamais dû la faire travailler, et qu’elle ne pouvait pas la payer.
L. vient voir un conseiller parce qu’elle a entendu parler de la Mission locale et qu’elle a besoin d’aide. Elle voudrait essayer d’aller vivre chez une ancienne amie à Paris, mais en même temps elle est terrorisée parce qu’elle ne sait pas de quoi ses frères sont capables, et elle s’en voudrait de mettre sa copine en danger.
De plus, son seul appui est sa vieille mère, qui ne parle pas français, mais en fait d’appui, c’est plutôt elle qui aide sa mère, dépassée par les violences des fils. Elle sait qu’elle est dans son droit, majeure, Française, mais elle a peur. Elle n’a pas travaillé depuis un an et demi, elle dit qu’elle ne sait plus rien, elle a l’impression que son avenir a été détruit.
Le travail du conseiller allait commencer par essayer de lui obtenir une aide financière, mais cela ne sera pas possible puisqu’elle n’a pas de carte d’identité. Cela va être long, difficile.
Comment évaluer les risques de réalisation du projet des frères ? Comment aider L. sans qu’elle culpabilise à l’idée d’abandonner sa mère ? Comment dénouer cette ambivalence profonde entre le désir d’intégration et d’émancipation et la soumission à la Loi du Père ? Quelle sera la marge de négociation possible avec le père de L ?
Le parcours de F.
Mars 1996 : F. prend contact avec la Mission locale pour un premier entretien, sans rendez-vous et sous la pression, à la permanence que nous tenons à la Maison de quartier du Parc. Il fait partie du petit groupe de jeunes qui vient de quitter le LEP où il était en 2e année de BEP mécanique auto, au motif des tensions entre deux bandes rivales. Il exige une formation et surtout la même que ses copains. Pour lui, le conseiller de la Mission locale doit faire ce que lui – F. – demande. Il est né en octobre 1979. À son âge, il relève du dispositif d’insertion de l’éducation nationale et non de la Mission locale. Le conseiller l’oriente vers un conseiller du CIO, pour qu’il s’entende confirmer le refus précédemment énoncé. Il n’a de solution qu’au sein de l’Éducation nationale.
Juin 1996 : entretien informel à la Maison de quartier, F. est agréable, communicant, il explique ses difficultés familiales et ses projets. Le conseiller lui propose une rescolarisation, et pour ce faire, une première démarche auprès du CIO.
Septembre 1996 : tant bien que mal, F. est rescolarisé, il retourne en BEP pour terminer sa 2e année.
Mi-octobre 1996 : F. exprime le souhait de quitter le LEP pour préparer le BEP en formation rémunérée, il reconnaît être souvent absent, « ça ne m’intéresse pas de bosser comme ça pour rien. Le français, les maths ça sert à rien. Et puis, j’ai besoin d’argent. » Le conseiller lui explique que vu son statut scolaire actuel, même s’il quittait le LEP, il n’aurait pas le droit à cette rémunération. Il l’encourage à continuer. Dans l’ensemble, il restera plus ou moins scolarisé jusqu’à la fin de l’année, mais n’obtiendra pas son BEP. La question de son orientation, de l’été sans perspective, d’une rentrée sans projet inquiète F. qui, sans le reconnaître, est très tendu : l’échec est difficile à accepter.
Juillet 1997 : le conseiller le reçoit dans cet état d’esprit. Après contact avec le CIO, il est décidé de faire une dérogation car le délai d’un an après la sortie du système scolaire pour pouvoir bénéficier de l’aide de la Mission locale est une aberration, qui laisserait F. partir à la dérive encore davantage.
Malgré la période peu favorable, son conseiller propose à F. de passer un bilan de compétences, pour l’aider à définir une orientation un peu réaliste vers un métier accessible.
F. ne se décidera que fin août. Le bilan confirme son intérêt profond pour tout ce qui touche à la mécanique, mais fait aussi ressortir un certain refus de l’effort. F. est dans le « tout, tout de suite ». Il a du mal à se plier aux règles et aux consignes. Sur le fond, il manque de confiance en lui. D’ailleurs, cela se confirme car en attendant une entrée en formation qui pourrait lui permettre de préciser son projet professionnel (il n’y a pas de place avant fin novembre), il était convenu entre F. et son conseiller qu’il vienne au pôle Emploi chercher du travail. Le pôle Emploi est ouvert quatre matinées par semaine, mais il est venu trois fois en quinze jours.
Fin septembre 1997 : une opportunité se dessine, des prestataires de transport installent en Ville nouvelle une expérimentation grandeur nature avec des véhicules électriques mis en location au moyen de carte à puce. Il leur faut du personnel jeune susceptible d’accueillir le public, de déplacer les véhicules et d’en assurer l’entretien. Le conseiller signale l’offre à F. qui vient aux rendez-vous pour préparer le recrutement : entretiens à deux ou trois jeunes, préparation sur questionnaires et entraînement à l’entretien d’embauche. F. fait preuve d’un excellent investissement au cours de cette préparation, il a un comportement positif dans le groupe et se donne de bonnes chances. Mais il ne donne pas suite car il a une proposition de commercial en porte-à-porte, son conseiller le met en garde sur les clauses financières du contrat, mais rien n’y fait.
Mi-décembre : F. abandonne car sa « paye ne couvre pas ses frais ». Il reprend contact avec la Mission locale pour connaître la date du prochain recrutement « véhicules électriques » mais ce n’est pas avant juin, et il n’est plus question de s’orienter vers un stage. F. revoit son conseiller deux fois en janvier 1998 pour informations sur les offres d’emploi, mais il ne vient toujours pas au pôle Emploi. De quoi vit-il ? Que fait-il de ses journées ? Il habite toujours chez ses parents, mais c’est tout ce que son conseiller apprendra. Il devient distant, amer.
Fin février 1998 : F. « met la pression » sur son conseiller. Il prétend qu’il va « être à la rue » à la fin du mois, et évoque la suggestion d’un éducateur : pourquoi ne pas passer une licence cariste. Il va falloir trouver le mode de financement, mais cette fois F. semble motivé et l’accompagnement du conseiller reprend du sens. F. a obtenu sa licence, et trouvé un contrat à durée déterminée jusqu’à fin juin. Mais après…