Le jour où des hommes libres et instruits rejoindront le quart-monde, la misère sera détruite
J’ai rencontré le Père Joseph Wrésinski1 alors que je venais d’entrer à l’École polytechnique en 1971. Ce qui me frappa dans la démarche qu’il proposait, ce n’était pas tant la nécessité d’une action avec les familles les plus défavorisées que la nécessité d’un engagement durable.
Il ne s’agissait pas seulement de faire quelque chose pour elles, il s’agissait de les rejoindre pour s’engager avec elles.
Je cherchais simplement, avec quelques camarades, à me rendre utile aux autres.
Le Père Joseph nous fit découvrir qu’au pied de l’échelle sociale survivait une couche de population complètement ignorée, constituée de familles vivant dans la misère depuis des générations. Ayant découvert, d’une part, leurs besoins et ceux de leurs enfants et, d’autre part, leur attente d’une société plus humaine, je sentais que je ne pouvais pas me contenter d’être un privilégié et décidais, en même temps que Bruno Couder (71), de m’engager dans le Mouvement ATD Quart Monde comme volontaire permanent.
Une action globale pour le respect de tous
En matière de lutte contre la grande pauvreté, le Mouvement ATD Quart Monde a initié une démarche refusant l’assistance.
Cette démarche prend en compte la globalité des situations de grande pauvreté, ne la réduisant pas uniquement à une question de ressources, ou de logement insalubre ou de chômage, elle part du principe qu’avec une action ambitieuse la misère peut être détruite. Ainsi, avec mon épouse, de 1975 à 1981, nous avons vécu dans une cité de promotion familiale, à Reims, où étaient relogées des familles nombreuses profondément marquées par toute une vie de misère : errance de taudis en taudis, placement d’enfants, illettrisme, mauvaise santé, relations sociales difficiles.
L’objectif d’une cité de promotion familiale est que des familles très déstructurées par la grande pauvreté puissent réassumer leurs responsabilités et droits de parents et de citoyens. La stabilité dans un logement, une action culturelle avec les petits enfants, des actions avec les adultes, ainsi que notre présence quotidienne ont transformé la vie de ces familles : nous les avons revues l’an dernier, la plupart des enfants que nous avions connus, devenus adultes, avaient un travail et nous avons constaté de nombreux changements positifs dans la façon des jeunes parents de s’occuper de leurs enfants.
De même, à Lyon, le programme « Contre l’exclusion, une qualification » avait pour objectif l’accès à l’emploi et à la qualification professionnelle de 75 personnes de milieu très défavorisé (avant le début du programme, 67 sur 75 stagiaires étaient bénéficiaires du RMI, plus de la moitié avaient quitté l’école avant 16 ans, presque tous étaient au chômage dont un quart depuis plus de trois ans). Ce dispositif a été mis en place, de 1990 à 1992, par la Direction régionale du Travail, de nombreuses entreprises, ainsi que par le Mouvement et de nombreux autres partenaires.
Il s’agissait d’une action de formation et d’insertion professionnelle, mais pour atteindre les objectifs, certains stagiaires du dispositif ont eu accès à des soins, une vingtaine d’autres ont fait des démarches pour obtenir un logement. Parmi les 105 personnes qui sont passées par le dispositif en trois années, 46 % ont obtenu au moins un diplôme : CAP, BEP, certificat de formation générale, brevet national de secourisme ou permis de conduire.
Les résultats en termes d’emplois sont évidemment limités dans un contexte de chômage persistant, trois mois après leur sortie de l’action expérimentale, 42 % des personnes avaient un emploi, dont 11 % seulement en contrat à durée indéterminée ou à leur compte.
Dans la lutte contre l’exclusion, tout est lié. Il faut briser le cercle vicieux qui fait que si l’on n’a pas de logement, on ne peut trouver de travail, que les mauvaises conditions de vie entraînent des difficultés scolaires, que, peu à peu, on perd confiance en soi…
Le deuxième volet de cette démarche est de permettre aux plus défavorisés l’accès aux droits, pour sortir de l’assistance et de la dépendance de décisions administratives : nous observons par exemple que certains hôpitaux envoient l’huissier aux malades pour se faire payer des frais hospitaliers.
L’accès au logement pour les plus démunis est un véritable parcours du combattant : comment bâtir un couple si l’on est ballotté d’un endroit à un autre ? À Noisy-le-Grand, le Mouvement anime une cité de promotion familiale dont j’ai été responsable pendant cinq années.
Cette année, l’équipe d’animation a reçu 250 demandes de logement : ces familles ont été expulsées, ou bien sont hébergées chez des relations souvent aussi mal loties qu’elles, viennent de centres d’hébergement, de squat, même de garages ! Et la capacité de la cité n’est que de 35 logements, dont seulement une dizaine se libère chaque année.
Le troisième volet de la démarche du Mouvement est d’agir en partenariat avec les plus pauvres eux-mêmes. Ils ont soif de participer, d’apprendre, d’être partie prenante de la société pour peu qu’on leur donne les moyens de s’exprimer et surtout qu’on accepte de les écouter réellement. Il s’agit de sortir des solutions plaquées, où l’on raisonne par catégories, où l’on accorde le minimum.
Le rapport Wrésinski : « Grande pauvreté et précarité économique et sociale« 2 explicite cette démarche, il a notamment inspiré la législation sur le Revenu minimum d’insertion, et de nombreuses autres mesures.
Une loi pour la démocratie
Depuis plusieurs années, de nombreux citoyens, regroupés dans des associations, de nombreuses institutions ont fait progresser la prise de conscience du pays pour que cesse l’exclusion sociale. « Une société qui sacrifie cinq millions de pauvres sacrifie ses valeurs les plus sûres » déclare le collectif Alerte.
Cette mobilisation a conduit le Parlement à examiner une loi d’orientation contre l’exclusion qui a été votée au mois de juillet. Cette loi constitue une grande avancée, mais pour qu’elle soit appliquée et pour en finir réellement avec l’exclusion, il faudra une réelle implication de tous.
Le passage à l’humain
Si le Père Joseph a beaucoup agi et cherché des réponses multiples à la grande pauvreté, c’était aussi un homme de réflexion et un entraîneur d’hommes. Il nous questionnait sans arrêt sur notre engagement : « Qu’as-tu fait de ton frère le plus défavorisé ? »
En effet, elle est bien là la question. Jusqu’où vont nos solidarités ?
Ainsi, en Alsace, le Mouvement ATD Quart Monde est engagé depuis des années avec un groupe de familles originaires du voyage. Pour des raisons d’urbanisme, une des familles a dû quitter le terrain sur lequel elle était installée. Aucune commune n’a accepté de la reloger, elle s’est donc trouvée provisoirement dans un baraquement de chantier, à proximité duquel se trouvait des trous pleins d’eau. Un des enfants de deux ans est tombé dans un de ces trous et s’est noyé.
Voilà jusqu’où peut aller la grande pauvreté, quand l’indifférence et le rejet sont les plus forts. Comment ne pas se dérober à nos responsabilités ? Comment « passer à l’humain » selon la formule qu’emploie Geneviève Anthonioz de Gaulle, présidente du Mouvement ATD Quart Monde, pour expliquer le courage qu’il faut pour refuser l’inacceptable3.
Dans le Mouvement ATD Quart Monde, de multiples formes d’engagement sont possibles, un ouvrage récent : Artisans de démocratie4 témoigne de douze histoires de personnes qui veulent recréer autour d’elles le lien social entre les institutions de notre société et les personnes qui en sont exclues.
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1. Père J Wrésinski, Heureux vous les pauvres, Éditions Cana, 1984.
2. Adopté par le Conseil économique et social en 1987.
3. L’engagement, Éditions du Seuil, 1998.
4. Rosenfeld J., Tardieu B , Artisans de démocratie, Éditions de l’Atelier, 1998.