Les communautés d’Emmaüs
Fondé en 1954 en cet hiver de froidure où l’Abbé Pierre pousse son appel au secours au nom des sans-logis, Emmaüs est une constellation d’associations, de groupes et d’initiatives qui ne cesse d’étonner, au sens le plus fort de ce verbe.
Il y a la fondation,
il y a les HLM,
il y a les associations sans lieux d’accueil,
enfin celles qui pratiquent l’accueil des exclus.
J’ai eu la chance de présider pendant sept années le Conseil d’administration d’une fédération d’associations Emmaüs qui étaient réparties sur le territoire national. Trente lieux d’accueil pour un millier de compagnons, encadrés par quelque 60 à 70 salariés. Trente associations gérées par des amis, comme vous et moi, bénévoles, qui donnent de leur temps. Trente lieux d’accueil, de travail et de service, trente lieux de vie, strictement autonomes, et sur le plan financier : aucune subvention.
Celui qui arrive à la porte d’une communauté Emmaüs a souvent perdu toute espérance. La « route » se fait trop dure pour lui. Il veut poser son sac, il est accueilli. Les compagnons se souviennent tous de cet accueil. Ils n’ont pas trouvé seulement une place, mais leur place ; ils ont cessé d’être inexistants au regard des autres, porteurs blessés d’un passé trop lourd, hommes sans dignité.
Participants à la vie de la communauté, ils retrouvent une dignité personnelle dans une communauté dotée elle-même, par l’exercice de ses valeurs, d’une dignité collective. « Être compagnon d’Emmaüs, c’est un noble titre, pas une tare ». Il suffit de rencontrer des membres de communautés pour ressentir à quel point ces mots ne sont pas des leçons apprises. Un titre auquel on adhère mais en restant libre : chaque compagnon à tout instant peut reprendre son sac…
Dans une communauté, chacun travaille selon ses possibilités. Conduire le camion pour aller ramasser ce qui pourra être réparé et vendu, trier des vêtements, réparer des meubles ou des vieux vélos, tenir des stands dans les salles de vente, faire la cuisine, ou le ménage… Car le service – avec l’accueil et le travail – est la troisième jambe du trépied Emmaüs. Accueil sans travail ? Comment conférer à chacun la dignité du non-assisté ? Travail sans accueil ni service ? La communauté devient une PME de ramassage, et les compagnons que sont-ils ? Accueil et travail sans service ? Mais il y a le risque d’un enfermement tranquille, sans extérieur ni projet.
Les lieux de vie que sont les communautés Emmaüs posent question à ceux qui réfléchissent sur l’exclusion et ses remèdes. On ne peut nier la réussite de la « méthode Emmaüs » mais on ne peut non plus éviter de s’interroger sur son efficacité réelle pour la réinsertion des compagnons, et sur son caractère d’exception. Mais s’il y a exception, n’y a‑t-il pas aussi un modèle de valeurs et de pratiques ? Les compagnons qui viennent poser leur sac dans les communautés y trouvent dignité et lien social, en plus de tout ce qui est nécessaire pour faire mieux que survivre.
Chacun peut quitter la communauté à tout moment, ou y rester jusqu’à sa retraite, puisqu’il est vrai que des Communautés ont organisé la retraite de leurs fidèles compagnons. Un compagnon n’est pas embrigadé dans des formations de réinsertion. Emmaüs ne recycle pas des exclus, mais chacun peut, selon son désir, apprendre à conduire ou à lire, ou suivre des formations. Mais d’abord, il vit en communauté, il gagne sa vie, il mène une vie « normale ».
Les Communautés Emmaüs se sont posé la question de solliciter le RMI pour leurs compagnons et leur choix a été de dire non.
Le compagnon en effet, avec ce dont il bénéficie chaque jour et son pécule mensuel, reçoit sans doute plus que le montant du RMI ; et en matière d’insertion, peut-on faire mieux, pour ceux qu’accueille Emmaüs, que leur réapprendre le lien social par la dignité d’un travail qui donne « de quoi vivre », qui leur permet de dire « je ».
Emmaüs exception ? Oui dans un sens, car tous les exclus n’ont pas besoin de trouver des lieux pour réapprendre à vivre et… certains de ceux qui en auraient besoin restent allergiques à la vie communautaire. La méthode Emmaüs n’est pas « la » solution pour l’exclusion, mais elle exprime des valeurs.
La première est à l’évidence le respect du compagnon, le respect de son besoin de territoire et de temps. Il lui faut pouvoir vivre sans la pression d’un projet de sortie dans les six mois ou dans un an. S’en sortir prend du temps et peut nécessiter de rester.
Une seconde valeur est… l’art de l’entre-deux paradoxal. Dans leurs rapports à l’entreprise, à l’argent, au salariat, au droit…, les Communautés Emmaüs ont toujours joué entre le mimétisme et la gestion de la différence. L’argent a et n’a pas d’importance : Emmaüs est bien géré et ne brade pas sa marchandise, mais les compagnons ne sont pas recrutés en fonction de leur capacité à produire.
Encore une valeur : l’organisation est fondée sur la relation, le sens de l’action est donné au départ (tout le monde peut travailler et réaliser un travail utile et innovant), à l’encontre des institutions qui privilégient l’organisation sur le sens, qui se protègent de règlements et pour lesquelles la relation n’est qu’un solde conditionné par l’efficacité. La société produit de la fragilité sociale (on gagne son travail à la sueur de son front !), mais, plaçant le lien en premier, Emmaüs produit de la « resolidification sociale ».
Le lien est premier et il concerne des groupes ou des personnalités très divers. C’est encore une valeur. Au sein d’Emmaüs, on voit se rencontrer pour coopérer des personnes en difficulté et des nantis. Le simple fait d’utiliser le mot d’exclu produit ce qu’il signifie, aussi à Emmaüs, n’y a‑t-il pas d’exclus, seulement des gens de tous bords qui travaillent ensemble et se rencontrent dans l’action.