Présence de Bernanos, L’invincible espérance.
Nous achevons ici le récit de la vie engagée et nomade de l’écrivain. Il a 50 ans en 1938 quand il décide de s’expatrier, deux mois avant cet événement fatidique qu’il va appeler » la honte de Munich », préludant à la guerre de 1939–1945
Il lui reste seulement dix ans à vivre dont sept au Brésil où sa voix et ses deux fils aînés se mettent au service de la France libre.
Bernanos ne doute guère de la capacité des alliés à gagner la guerre, si mal engagée soit-elle, en revanche, hanté par le souvenir cuisant de la précédente, il doute fort de leur capacité à gagner la paix, après l’écrasement de l’hydre hitlérienne.
La liberté de l’homme restera menacée par les deux formes modernes du totalitarisme : le marxisme stalinien le plus ouvertement agressif mais aussi, l’autre, plus insidieux à terme, empruntant des voies plus séduisantes, à savoir l’étatisme étouffant des démocraties modernes, par ailleurs impliquées dans une » guerre économique » sans merci.
Tout au long des années 40, Bernanos s’insurge devant une telle perspective, aliénante pour l’homme même si, humainement parlant, elle semble s’inscrire dans la fatalité historique.
Cette pensée le hante, l’amenant à s’interroger : comment l’homme réussirait-il à sauvegarder un espace suffisant pour sa liberté intérieure dans une civilisation de plus en plus matérialiste et consumériste, libertaire et sécuritaire, uniformisée et robotisée … en définitive asservie plus que jamais à l’argent, ce maître-obstacle sur la voie le reliant à Dieu ?
Ainsi le » chrétien Bernanos » refuse tout manichéisme politique, un mal en cachant toujours un autre plus subtil, la difficile conquête de la liberté exige un combat sans trêve contre toutes les forces d’aliénation de l’homme, le détournant de sa vocation surnaturelle.
Comment un tel discours trouverait-il des oreilles attentives en ces lendemains de servitude, marqués par une pénurie généralisée ? illimités paraissent les besoins à satisfaire et bienvenus les progrès technologiques accomplis.
Peut-on raisonnablement adopter la même attitude aujourd’hui, devant l’aggravation de symptômes annoncés ? C’est pourquoi une relecture actualisée des avertissements de l’écrivain ne nous semble pas superflue. Telle sera la tâche assignée à un prochain article.
VI – Au Brésil
Nous avons laissé Bernanos à Marseille en juillet 1938, embarquant avec tout son monde et deux amis à destination de l’Amérique du Sud, une décision bien intemp estive à première vue sur laquelle il s’expliquera à plusieurs reprises.
Je ne suis pas parti en claquant la porte et d’ailleurs il n’y avait pas de porte … Je n’ai pas rompu avec mon ingrate patrie … Bien que je sois allé infiniment plus loin que Guernesey, je ne me prends pas du tout pour Victor Hugo.
J’ai quitté mon pays dans l’espoir de trouver en Amérique pour ma femme et mes six gosses l’espèce de sécurité que n’importe quel paysan de chez nous, propriétaire de son petit domaine, eût jadis facilement assuré aux siens, et pour moi la liberté d’écrire des livre qu’il me plairait d’écrire, ne dussent-ils voir le jour qu’à titre posthume. (Français, si vous saviez)
Rappelons-nous le succès de ses derniers livres, Le Journal d’un curé de campagne, La Nouvelle Histoire de Mouchette et Les Grands Cimetières sous la lune, lui restituant une liberté propice au franchissement d’une nouvelle étape de sa vie d’écrivain.N’avait-il pas, jeune homme, déjà envisagé avec quelques camarades de partir au Paraguay, cédant à l’attrait plus ou moins mythique des espaces vierges ? Il est bien plus probable que l’évidence d’un horizon bouché pour lui se soit imposée à son regard lucide : dans une guerre à ses yeux inévitable comment un écrivain tel que lui pourrait-il faire allégeance à une politique qu’il condamnait et ne serait-il pas vite muselé par la censure ? Quant à poursuivre son œuvre romanesque dans la tourmente, il n’en aurait pas le cœur et n’en ressentirait plus l’utilité. Rappelons-nous en effet la nausée que lui inspire en 1938 le climat de démission des esprits et des volontés régnant au sein du réduit démocratique européen face à sa subversion par les totalitarismes :
La déroute des consciences y faisait prévoir celle des armées. La triple corruption nazie, fasciste et marxiste n’avait presque rien épargné de ce qu’on m’avait appris à respecter et à aimer. j’ai quitté presque aussitôt mon pays. Il n’était plus possible à un homme libre d’y écrire ou même simplement d’y respirer…
(Le lendemain c’est vous) (Notice autobiographique rédigée à Rio en janvier 1945)
Accompagnons nos exilés dans leurs tribulations : ils remontent le Parana et le Paraguay aux eaux boueuses sur un antique bateau à roues entre des rives plates où somnolent des crocodiles et débarquent à Asuncion.
Vite déçus par l’environnement naturel et humain, ils n’y séjournent qu’une dizaine de jours et gagnent Rio où ils sont chaleureusement accueillis par les écrivains brésiliens, nombreux à connaître et admirer ses romans auxquels il est pour sa part bien décidé à renoncer afin de proclamer certaines idées libératrices aux hommes de son temps.
Pour l’heure, il ignore où cette mission va le conduire, poursuivi par l’isolement dans cet immense et lointain Brésil où il lui faut d’abord songer à installer sa famille et subvenir à ses besoins,
Sa quête d’une fazenda , susceptible d’y pourvoir (du moins l’espère-t-il) va le mener en des lieux de plus en plus éloignés de Rio pour y faire le dur apprentissage de la vie d’éleveur de bétail (où il ne réussira guère) sous l’éprouvant climat tropical.
Cette errance lui laisse tout de même le temps d’écrire Le scandale de la vérité et Nous autres Français (publiés l’un et l’autre en 1939 par Gallimard), réflexions sur le salut possible de la France dans la fidélité à l’honneur.
Attirons surtout l’attention sur le chef-d’œuvre de cette première période brésilienne, Son Journal de guerre entrepris en avril 1940 à Pirapora :
Sous un manguier desséché … par une chaleur terrible, inhumaine, qui rendait un peu plus fous mes fous d’enfants. L’écrivain se sent immergé dans cette guerre mille fois plus dure que l’autre, j’y suis rentré sans amis, sans camarades, je me débrouille avec elle comme je peux au jour le jour …
… Je ne repousserai pas cet inconnu ni aucun de ceux qui lui ressemblent. Ils ont quitté à cause de moi d’autres demeures beaucoup plus riches et mieux abritées que la mienne, tant pis, ma maison n’est pas celle qu’ils attendent mais elle leur appartient, elle est ouverte.
Je suis content d’avoir si mal bâti ma vie qu’on peut y entrer comme dans un moulin… J’ajouterai que je ne regrette pas d’avoir fait tant de chemin a travers la mer puisque j’ai trouvé en ce pays, sinon la maison de mes rêves, du moins celle qui ressemble le plus à ma vie … Les portes n’y ont pas de serrures, les fenêtres pas de vitres, les chambres pas de plafond et l’absence de plafond fait qu’on y découvre tout ce qui dans les autres est caché : le vénérable envers des poutres, le pâle or gris taché de rose des douces tuiles usées, les grands pans d’ombre que le jour rogne à peine et qui semble noircir encore à la lumiere de nos lampes la crête inégale des murs où courent des rats fantômes que nous ne voyons jamais ailleurs, les extravagantes chauves-souris et ces énormes hannetons blindés d’acier noir …
Pour une maison ouverte, on peut dire de cette maison qu’elle est ouverte ! Elle s’ouvre elle-même sur un pays ouvert, béant… Vient a nous qui veut, les vachers en haillons sur leurs hautes selles… l’unique éperon bouclé au pied nu…
Nous sommes entre les mains du passant, a sa merci. Le pas des chevaux sans fer ne résonne pas sur les cailloux, les pieds nus trompent jusqu’à la vigilance des chiens. Nous sommes dans les mains du passant comme dans les mains de Dieu. Puissions-nous toujours ensemble moi et mes livres être à la merci des passants ! [A 1]
Ce Journal, son meilleur témoignage autobiographique à l’écriture spontanée, empreint de nostalgie et de charme poétique, où il dépose le meilleur de lui-même, ne sera publié qu’en 1949 après sa mort, sous le titre Les Enfants humiliés.
Prodigue de son hospitalité (Mes chevaux sont princièrement traités, mes hôtes presque aussi bien), Bernanos reçoit quiconque passe chez lui comme le révèle ce beau passage témoignant de sa soif de communion avec les hommes (voir encadré),
Bernanos, désireux de se rapprocher de ses amis français et brésiliens de plus en plus nombreux, notamment à Rio, qui réclament sa présence et où il va devenir très populaire, acquiert en 1940 une fazenda, Cruz de las aImas1 (La croix des âmes), près de Barbacena, ville intermédiaire sur la voie ferrée joignant Rio à Belo Horizonte à quelques centaines de kilomètres au nord. Cette » ferme-presbytère- tournebride « , bientôt aménagée à la française, va fixer la tribu Bernanos près de cinq ans et la marquer profondément.
N’allons pas imaginer une vie paisible dans la » maison Bernanos » où chaque jour apporte son lot de difficultés, d’urgences, voire de turbulences. La vaisselle souffre chroniquement des accès de gaieté ou de fureur de mes enfants (mais ne tiennent-ils pas de leur père !). L’ambiance à La croix des âmes y est effectivement des plus animées, ce ne sont qu’allées et venues, lettres et visites se succèdent au milieu des soins continuels requis par les chevaux et le bétail. Il faut aussi se préserver des reptiles et insectes redoutables (crotales, crapauds venimeux, mygales…) sans compter le climat, les averses géantes des orages brésiliens, la malaria…
Bernanos fait face de son mieux, même s’il lui arrive, comme il l’avoue à un ami, de se trouver accablé sous le poids des petites misères comme un vieil âne sous un sac de pommes de terre trop lourd pour lui. Ne manquons pas incidemment de souligner à quel point l’écrivain reste un père attentif, consacrant à ses enfants une bonne part de son temps : il se fait leur éducateur, leur maître d’équitation, leur parle beaucoup, veille lui-même (aidé de sa femme, plus tard d’un précepteur) à leur instruction, leur récite à la veillée de beaux textes de sa belle voix et va même jusqu’à composer et illustrer une Histoire de France pour son fils cadet !
Cette vie, à laquelle les uns et jes autres s’adaptent courageusement avec l’inconfort et les sacrifices qu’elle impose, ne manque pas heureusement d’attraits, en particulier l’équitation où tous excellent, et de compensations, comme la qualité de l’accueil des Brésiliens, un réseau d’amis fidèles, discrètement efficaces en cas de besoin.
C’est ainsi que ses gages de journaliste sont doublés à son insu quand sa situarion financière redevient dramatique. On s’emploie aussi à calmer le zèle et les pressions de l’ambassadeur de Vichy qui voudrait que l’on interdise à Bernanos d’écrire dans la grande presse brésilienne. Cette acLivilé ininterrompue par la suite avait commencé au cours des semaines de la défaite. Voici un extrait du premier article publié le 3 juin 1940 intitulé » Le Destin de la France « .
Le recueil des écrits ainsi livrés aux journaux brésiliens sera publié à Rio entre 1943 et 1945 sous le titre Le chemin de la croix des âmes.
Bernanos ne se contente pas d’écrire, il agit, en suscitant la création de plusieurs comités de la France libre comprenant des citoyens français et des sympathisants étrangers, tous lecteurs assidus de ses articles. Il s’impatiente des réticences anglaises à reconnaître un gouvernement légal de la France libre, entretenant pour sa part d’excellentes relations personnelles avec l’ambassadeur de Grande-Bretagne. Informé et reconnaissant à l’écrivain de son militantisme, le général de Gaulle lui adresse une lettre de remerciement dont il est vivement touché.
La voix de Bernanos, loin de se limiter à une campagne ininterrompue dans la presse brésilienne, se fait entendre au-delà des mers par sa collaboration au Bulletin de la France libre à la B.B.C., à la Marseillaise de Londres par la suite à celle d’Alger. La Dublin Review lui commande en décembre 1940 un article, lequel enrichi en 1941 de textes nouveaux devient un livre intitulé Lettre aux Anglais (publié à Rio en 1942).
Cette œuvre est révélatrice de l’élargissement de sa pensée. Après une confrontation des destins respectifs des deux peuples, de ce qui les sépare et les unit dans des circonstances dramatiques où l’issue de la guerre est encore incertaine et les vieilles chamailleries bien anachroniques, l’écrivain élargit son champ de vision pour entretenir les citoyens du monde de leur avenir. Ce livre à l’adresse des combattants de la Iiberté ne laisse aucune place à l’équivoque : la France n’est plus en France, l’Église du Christ n’est plus à Rome où le pape est comme captif, sans voix, ni prise sur les événements. La France, l’Europe, la chrétienté malades sont à refaire une fois la paix revenue.
C’est dans ma raison non dans mon cœur que se trouve le principe de mon invincible espérance. (C’est nous qui soulignons.)
Pour faire un enfant de paix à la victoire, Bernanos n’attend pas grand-chose de la jeune Amérique, incapable à ses yeux d’apporter autre chose que le modèle américain avec ce qu’il appellera plus tard le muflisme jovial et dynamique du réalisme américain. Il s’en explique franchement à la fin de son livre dans sa Lettre aux Américains :
… Nos peuples ne savent peut-être pas très bien ce qu’ils veulent … mais ils ne veulent plus d’un matérialisme camouflé, d’un matérialisme qui pour se définir et se justifier exploite le vocabulaire du Moral et du Spirituel, avec la complicité d’un grand nombre de chrétiens …
La France contre les robots (écrit en 1944 et publié en 1946 à Rio aux éditions de la France libre puis en 1947 en France chez Laffont sur proposiLion du général Guillain de Bénouville.)
Ce livre, de la même eau que le précédent, en accentue les audaces et le ton, préfigurant la campagne livrée dès son retour en France.
Bernanos y poursuit son souci de comprendre le présent en l’examinant à travers le prisme du passé. Dans cette dialectique, le retour à l’esprit de renouveau de la France de 1789 lui paraît seul capable de redonner à « la France immortelle » son rôle phare de la civilisation.
La France refuse d’entrer dans le « paradis des robots » qui aliène l’homme et le dépossède de sa vie intérieure.
Devant l’abondance des écrits brésiliens (près de 1 500 pages de La Pléiade hors notices et correspondance !) et l’impossibilité d’en rendre compte succinctement, il nous a paru préférable de revenir à l’homme
Bernanos tel que le découvre un matin de mars 1943 un hôte de passage à La croix des âmes, un bénédictin allemand fugitif d’origine juive, le R. P. Paul Gordan. C’est à un même amour de leur pays et une même souffrance de leur déshonneur que communient les deux hommes. Fortement impressionné par la personnalité de ]“écrivain, le Père Gordan avait alors rendu compte à un ami de son entrevue, dont voici quelques extraits :
VII – Le retour
© Collection Viollet
Une fois à Paris, le général de Gaulle avait, à deux reprises, fait prier Bernanos de venir le rejoindre, mais ce dernier se résignait mal à quitter son cher Brésil pour deux bonnes raisons au moins.
Les nouvelles reçues de France lui laissaient peu d’illusions sur le climat de violence et d “anarchie instauré sous le couvert de la Libération, augurant mal d’une renaissance nationale et ravivant en lui l’amer souvenir des lendemains gâchés de la précédente guerre.
Ne lui fallait-il pas par ailleurs résoudre les problèmes épineux posés par son retour, n’ayant d’autre alternative pour couvrir ses frais de retour et de réinstallation de sa famille que de vendre La croix des âmes, son seul bien.
Comme on commence à s’indigner de son peu d’empressement, il finit par s’en expliquer publiquement en « homme libre » et bien décidé à le rester.
Quoi ! Le Chef a manifesté un désir et vous n’êtes pas déjà parti ! Lorsque cette réflexion est faite par des fonctionnaires qui ont hésité entre deux ou trois ans entre l’honneur et le déshonneur, J’éprouve plutôt une forte envie de rire… J’espère ne pas manquer à la discrétion en révélant que l’administration de mon pays ne se croit pas autorisée… même à m’avancer le prix de mon voyage.
Si grandes que soient mon admiration et ma gratitude pour le Général qui a sauvé l’honneur français, je ne me crois pas tenu à obéir sans réflexion… Le Général est aussi maintenant, par sa propre volonté, le chef de la politique française. Comme tel nous ne sommes nullement tenus de le croire infaillible. Et précisément cette politique depuis quelques jours vient de prendre une orientation nouvelle… Évidemment le Général n’a pas voulu ça… Je ne suis pas moins heureux que les circonstances m’aient empêché de me trouver à Paris au moment où un simple écrivain tel que moi n’eût pu sans être fou avoir la prétention d’influer sur l’évolution naturelle d’une politique qu’il m’aurait été même très difficile de critiquer publiquement pour deux raisons : les égards dus par tout français au généra1 de Gaulle, et la rigueur de la censure.
Suit un nouveau télégramme, cette fois personnel, Bernanos, votre place est parmi nous. L’écrivain qui, entre-temps, a pris conseil d’intimes (tel le R. P. Gordan qui lui dit sans hésiter : Vous devez servir votre pays) est cette fois bien déterminé à partir en dépit d’un dernier obstacle inattendu : l’administration militaire brésilienne veut exproprier La croix des âmes. Une habile et digne lettre de protestation (un modèle du genre!) lui fait renoncer à ce projet, laissant libre Bernanos de traiter avec un ami brésilien … et de quitter enfin Rio avec sa famille.
Quelques jours plus tard, il débarque à Liverpool après que le cargo eut échappé de justesse à une mine flottante à la dérive (objet insolite providentiellement aperçu par les enfanL de l’écrivain qui donnent l’alerte).
le 29 juin 1945, après un court passage à l’ambassade de France à Londres, il retrouve après sept ans d’absence le sol de sa patrie à Dieppe non sans au passage, piquer sa première colère devant l’obstination de la douane : à vouloir le classer, lui Bernanos, comme immigré, un comble !
Bien renseigné à son départ de Rio, Bernanos ne nourrissait pas trop d’illusions sur l’état dans lequel il allait retrouver son pays. Il le savait repris par ses vieux démons, revenu au régime des partis orchestré par de vieux chevaux de retour de la politique, et manœuvré par l’appareil restauré du » Parti » à des fins plus ou moins ténébreuses, le tout dans un climat d’anarchie oü s’entremêlaient règlemenrs de compte et marchandages cyniques de places. Il allait vite perdre le peu d’illusions qui lui restaient et… une certaine sérénité conquise dans son cher Brésil.
Bernanos et le général de Gaulle vont se rencontrer à trois reprises au milieu de l’été, à l’automne 1945, en été 1946. On sait très peu de chose sur leurs entretiens. Il semble qu’en dépit de la haute estime que se portaient les deux hommes et de la même idée qu’ils se faisaient de la grandeur de leur pays, leur déconvenue ait êté réciproque :
Celui-la, je n “ai jamais réussi à l’attacher à mon char dira de lui, non sans humour, le Général. De son côté Bernanos espérait secrètement que le Général prendrait le risque de liquider le passé politique de la France, toutes \es séquelles de Vichy (dans la magistrature, l’armée, l’administration), prendrait le risque de réformer en profondeur les institutions, de mettre au pas faclions politiques et contre-pouvoirs, en un mot il espérait qu’i ! ferait » le grand ménage « , Sa correspondance atteste sa déception :
Il n’a pas osé prendre la trique et d’ailleurs on ne lui aurait pas laissé la prendre, on l’aurait accusé de fascisme.
De Gaulle est tombé dans la politique comme une mouche dans un verre de sirop. (Lettre à Auguste Rendu)
Après l’effacement volontaire de De Gaulle en janvier 1946 Bernanos n’hésitera pas à révéler certains propos qu’il lui aurait tenus :
Les Médiocres auront raison de vous… Je le lui ai dit en face, les yeux dans les yeux.
Ce qui ne l’empêche pas d’exalter dans tous ses articles le grand homme en qui l’esprit de la France repose tout entier (Combat du 4–9‑1945),
Bernanos, persistant dans son refus de la Légion d’honneur, écrit le 6 avril 1946 au Général pour se justifier, lui laissant entendre qu’il espère son retour aux affaires.
… J’arrive â l’âge ou un écrivain doit éviter jusqu’au moindre soupçon d’équivoque. Il en est pour moi de la Légion d’honneur comme de l’Académie que je viens de refuser aussi. Je ne me permets nullement de les dédaigner, je ne crois pas leur convenir et je ne crois pas non plus qu’elles me conviennent.
J’ai toujours pensé d’ailleurs que la Légion d’honneur devrait être réservée aux militaires. J’aurais été trop heureux de la gagner au combat, comme ma modeste croix de l’autre guerre, et sous votre commandement.c’est-à-dire sous le commandement de celui qui sera sans doute le dernier grand soldat de l’Histoire de France. À moins que … Mais on ne parle pas de l’avenir à celui qui l’a peut-être entre les mains.
Les articles qu’il multiplie dans La BatailIe, Combat (alors dirigés par Camus), Carrefour, Le Figaro, L’Intransigeant disent son amertume et SOIl indignation :
« II faut refaire des hommes libres « ,
» Asphyxie de la France »,
« La Justice [ait peur aux juges « ,
« L1 maladie de la démocratie » ,
« L’illusion n “est pas espérance,
…
À ceux qui lui. reprochent de ne pas être « constructif » il répond tout de go : Constructif ! iIs n’ont que ce mot à la bouche, pour qui me prend-on?.le. ne suis ni un professeur d’économie politique, il y en a bien assez, ou de morale, ni un marchand d’idéal, je ne tiens pas cette marchandise… La société que nous avons sous les yeux marche la tête en bas… Ils se figurent qu’il suffit de bâtir une constitution comme un pâtissier sa pièce montée !
VIII – La Tunisie
Bernanos, mal à l’aise à Paris, est vite repris par ses habitudes de nomadisme. Ne le voit-on pas en moins de dix-huit mois à Sisteron, à Bandol, à La Chapelle vendômoise ! Très sollicité comme conférencier où sa présence et ses dons d’orateur impressionnent ses auditoires, il se dérobe rarrement aux invitations Elles le conduisent notamment en Belgique (Bruxelles, Anvers, Liège), en Suisse romande (Genève, Fribourg) et à deux reprises en Afrique du Nord pour des tournées de conférences à la demande de l’Alliance française, de l’hiver 1947, occasion pour lui de s’expatrier pour se fixer finalement en Tunisie (Hammamet, puis Gabès) jusqu’en mai 1948 où on le ramène d’urgence à Paris pour une intervemion chirurgicale quasi désespérée.
Cette propension à l’exil qui l’a repris reflète son état d’esprit d’alors : Je n’ai moins que jamais envie de vieillir et de mourir dans une sous-préfecture.,. Je ne veux ni vivre ni mourir parmi les cons … La crainte en 1947 d’un coup de force communiste est alors générale et Bernanos croit savoir qu’il figure sur une liste d’épuration .
C’est en Tunisie qu’il va écrire : Dialogues des carmélites.
Rappelons leur genèse. En octobre 1947 le R, P. Brückberger (« Brück « , ami de longue date de la famille, déjà présent à son départ de Marseille en 1938) vient trouver Bernanos à Hammamet pour lui proposer d’écrire les dialogues d’une adaptation au cinéma d’une nouvelle de l’écrivain allemand Gertrud von Le Fort, La Dernière pour l’échafaud, inspirée d’un épisode sanglant de la Terreur, le martyre des carmélites [A2] de Compiègne : 16 sœurs arrachées à leur couvent et conduites à Paris pour y être jugées et guillotinées le 17 juillet 1794 (béatifiées en 1906 et sanctifiées en 1994 par Jean-Paul ll).
Cette commande acceptée avec empressement s’accordait providentiellement à ses thèmes privilégiés : l’angoisse , la peur, l’agonie, l’honneur, l’espérance, l’abandon à Dieu de sa créature devant la mort.
Les Dialogues vont l’aider à mourir, à « surnaturaliser » son angoisse. Sans doute pressentait-il que cette commande, (comme celle du fameux Requiem de Mozart) avait valeur de signe pour lui. Il est du moins permis de le supposer quand cet homme de cinquante-neuf ans fait dire à la si touchante petite sœur Constance, parlant de la prieure à sœur Blanche qui s’en offusque : Mais. quoi, à.59 ans, n’est-il pas grand temps de mourir ? Et la même jeune noble qui a eu des frères tués à la guerre, d’ajouter bientôt : C’est un grand malheur d’avoir à donner à Dieu une vie à laquelle on ne tient. plus que par habitude, une habitude devenue féroce.
Attardons-nous encore quelques instants sur cette œuvre extraordinaire, la plus » thérésienne » [A3], davantage inspirée qu’imaginée, à travers l’extrait ci-après de ces autres propos tenus par sœur Constance à sœur Blanche (scène 1 du Tableau III). Il illustre parfaitement quelques points privilégiés d’ancrage de la foi du chrétien Bernanos, comme la communion des saints c’est-à-dire )a réversibilité de leurs mérites , la peur, cette conscience incontournable du risque suprême devant la mort.
Les Dialogues constituent bien le testament spirituel de l’écrivain qui s’y livre totalement, y jette ses dernières forces au point qu’une fois l’œuvre achevée il va se coucher pour ne plus se relever, transporté à Tunis puis à Paris où survient quelques mois plus tard :
L’heure attendue où Dieu daignera souffler sur sa créature exténuée. (Selon les propres termes de l’auteur dans son essai Jeanne relapse et sainte.)
Cette œuvre ultime, Dialogues des carmélites, va connaître un destin singulier : le scénario en est refusé par Brückberger, comme impropre au cinéma (trop long, difficile… éloigné de la nouvelle d’origine). Il est vrai que Bernanos procède à une recréation complète des personnages (à l’exception de celui de Blanche de La Force conforme à celui de Gertrud von Le Fort. Précisons cependant pour la petite histoire le contexte de ce refus : les relations s’étaient rafraîchies avec l’ami Brück, mécontent du refus de Bernanos de cautionner un scénario qu’il avait écrit de son côté pour porter à l’écran Le Journal dont il avait profondément altéré l’esprit au profit de thèses personnelles et d’une esthétique complètement étrangères au roman comme l’avait été peu de temps auparavant un projet de scénario analogue refusé au cinéaste, Jean Aurenche, l’auteur de Diable au corps.
Sauvés de l’oubli et publiés en 1949 par les soins d’Albert Béguin, les Dialogues vont désormais connaître un succès posthume triomphal : adaptés au théâtre (Hébertot) par Marcelle de Tassencourt, ils entrent par la suite au répertoire de la Comédie-Française tandis qu’une belle adaptation pour le petit écran en sera faite en 1984 par le cinéaste Pierre Cardinal [A4].
Notons que cette œuvre théâtrale unique de Bernanos a été particulièrement prisée par l’un de nos plus grands auteurs dramatiques, Henri de Montherlant, lequel a pu écrire en 1969 : Je mets hors de pair dans son œuvre les Dialogues des carmélites, je pense que c’est une des plus belles pièces du théâtre contemporain.
[A1] Ces mots ont été repris dans le titre du beau livre Bernanos, à la merci des passants consacré par Jean-Loup Bernanos à la mémoire de son père (Plon, 1986), indiscutablement la meilleure biographie écrite à ce jour, à laquelle nous nous sommes le plus souvent référés de préférence à des biographies plus anciennes. L’essai récent, Bernanos le mal-pensant de Jean Bothorel (chez Grasset), nous semble loin d’atteindre cette qualité de proximité et d’authenticité, tout en n’apportant guère de vues nouvelles.
(A2) Rappelons incidemment que Jean Daniel a pu comparer récemment les moines martyrs de Tibérine aux carmélites de Compiègne.
(A3) Comme le dit excellemment Mgr Guy Gaucher, le grand « spécialiste » de Thérèse de Lisieux : » Bernanos avait mis sa main dans celle de la Carmélite, il avait reçu d’elle le secret de l’esprit d’enfance, de l’abandon, de l’invincible espérance « .
[A4] Rappelons que cette version a été montêe avec une mise en scène remarquable et d’excellents acteurs comme Suzanne Flon, Madeleine Robinson et… la propre petite-fille de l’écrivain, Anne Bernanos (disparue en 1991 à 34 ans !) dans le rôle de Sœur Blanche de la Sainte-Agonie.
Pierre Cardinal (disparu très rècemment) avait auparavant réalisé une excellente adaptation télévisée du Soleil de Satan, jugée par certains critiques comme supérieure au film couronné au Festival de Cannes.
[A5] « J’aime ce livre comme s’il n’était pas de moi. Je n’ai pas aimé les autres : Sous le soleil de Satan est un feu d’artifice tiré un soir d’orage, La Joie n’est qu’un murmure, L’Imposture est un visage de pierre mais qui pleure de vraies larmes. »
« Je crois être sûr de lui, je le crois appelé à retentir dans beaucoup d’êtres et je n’ai d’ailleurs jamais fait un tel effort de dépouillement, de sincérité, de sérénité pour les atteindre. »
Francis Poulenc en a tiré en 1957 un opéra célèbre, joué aujourd’hui sur les grandes scènes imernationales où il contribue avec éclat au preslige culturel français. On peut espérer que la célébration en 1999 du centenaire de la naissance de Francis Poulenc sera l’occasion d’un renouveau d’intérêt pour cette œuvre chargée de sens, servie par une musique d’une grande intensité expressive.
Bernanos, en dépit de la tension créatrice exigée par les Dialogues et la détérioration de son état de santé n’en avait pas moins poursuivi son activité journalistique, trouvant encore les forces et le temps d’écrire 16 articles pour L’Intransigeant assortis de six messages imaginaires :
Le Général vous parle, actes de foi et surtout d’espérance en celui qu’il appelait de ses vœux à de nouveaux rendez-vous avec la France.
La mystérieuse providence, qui avait toujours veil1é à ce que le poids de ses épreuves n’excède pas les limites du supportable, lui accordera une ultime joie : celle d’accompagner depuis Gabès, monté sur une grosse machine, des pelotons motocyclistes en tournée ù’inspection des postes militaires du Sud.
L’autre jour trois cents kilomètres par vent debout, avec mes deux cannes ficelées au cadre… les petits lieutenants sont épatés.
Revenons pour conclure à l’incomparable unité entre la vie et l’œuvre de Bernanos, en invitant le lecteur, séduit espérons-le, par cet écrivain d’exception, à relire au moins cet autre chef-d’œuvre impérissable écrit douze ans auparavent : Le Journal d’un curé de campagne queson auteur considérait alors comme le plus lestamentaire de mes bouquins [A5]
Il y redécouvrira, entre autres scènes étonnantes, l’anticipation romanesque de cet ultime épisode d’évasion : l’escapade complice à moto » sur la route de Mézargues » de deux hommes d’engagement, de fidélité à leur vocation, un vrai soldat et un vrai prêtre (deux facettes du « tout ou rien » d’une personnalité polymorphe),
D’un côté « Monsieur Olivier », officier de la Légion, neveu de Madame la Comtesse, un vrai Sommerange comme elle, jamais Satisfait, avec on ne sait quoi d’intraitable qui doit être chez nous la part du diable au point que nos vertus ressemblent à nos vices et que le bon Dieu lui-même aura du mal à distinguer des mauvais garçons les saints de la famille si par hasard il en existe.
De l’autre , l’humble curé d’Ambricourt, victime d’incompréhensions et d’humiliations, angoissé mais porté dans son minislère voué aux âmes blessées, par une lucidité et une force surnaturelles.
Or ce pauvre prêtre dont la vie n’importe à personne, qui vient d’être grisé par ce sentiment de délivrance, d’allégresse, est à la veille de recevoir le verdict médical sans appel du « Docteur Laville » (lequel se sait lui-même atteint d’un mal incurable qu’il tente d’oublier dans la morphine). Écoutons les réflexions que lui prête l’écrivain en ces instants fatidiques :
À suivre dans un prochain numéro.
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1. Nom de la petite colline au flanc de laquelle s’accrochait notre maison solitaire devant un immense horizon de crêtes nues et sauvages qui se chevauchent les unes les autres, au sud tombent à pic sur la mer et se perdent peu à peu ou nord dans le sertao sans bornes. Il y a un peu plus de cent ans, les sauvages y ont massacré quelques-uns de leurs frères baptisés, avant de les dépecer et de les manger selon l’usage de leur notion. Une croix de bois perpétue le sacrifice de ces obscurs martyrs qui n’auront jamais leurs noms dans le bréviaire…
(Le chemin de la Croix des àmes, préface)
Aujourd’hui restaurée et transformée en musée, la » maison Bernanos » garde vivant depuis 1970 le souvenir de l’écrivain que les Brésiliens considèrent un peu comme l’un des leurs.