Une constitution pour l’Europe ?
Tel était le titre du colloque organisé à Paris le 18 février 1999 par six associations dont le groupe X–EUROPE.
Plus de deux cents personnes y ont participé et l’intérêt en a été très soutenu. Même si le présent article reprend comme titre celui du colloque, il ne prétend aucunement résumer les exposés du 18 février1 ou dégager leurs conclusions. Il est un complément exposant quelques idées auxquelles les deux présents auteurs attachent la plus grande importance.
Le succès presque inespéré de l’euro (onze membres sur quinze) risque d’être une victoire à la Pyrrhus si le décalage inquiétant n’est pas comblé entre une assez bonne intégration économique et l’union politique. Celle-ci demeure embryonnaire, alors que nos États se révèlent incapables de relever seuls les défis à la civilisation que sont la dépolitisation, le chômage de masse, le repli sur l’individu et l’incapacité de transmettre les valeurs les plus essentielles. Quant au traité d’Amsterdam, l’attente qu’il avait soulevée a été déçue : progrès très modestes, lacunes énormes.
La société civile s’en émeut, comme diverses initiatives récentes en témoignent. L’opinion publique et la classe politique prennent une conscience plus nette des avantages substantiels que présenterait pour l’ensemble des États membres de l’Union européenne l’élaboration, selon un mode convenable, d’un ordre constitutionnel européen.
Cette prise de conscience apparaît longtemps après celle de la plupart des décideurs économiques. Pourquoi ? Parce que, dans un monde économique où ne subsistent que d’infimes barrières, où la concurrence très âpre fait naître des géants, où des réseaux planétaires de toute sorte structurent la vie économique – mais aussi celle des citoyens -, les centres de décision changent de nature ; leur puissance sera de moins en moins affectée par des États dont la souveraineté risque fort d’être de plus en plus illusoire, à moins d’émaner d’une entité politique à la solidité incontestable et d’un poids comparable à celui des États-Unis d’Amérique.
Aussi bien, si une meilleure intégration politique de l’Union européenne ne se fait pas rapidement, la puissance échappera de façon irréversible aux États membres. N’est-il pas convaincant à cet égard de regarder ce que sera la démographie dans une génération, disons en 2025 ? Il y aura 16 pays au monde de plus de 100 millions d’habitants et… aucun dans l’Union européenne, si toutefois celle-ci n’acquiert pas les attributs d’un véritable acteur autonome sur la scène mondiale. Et, qui plus est, la population européenne ne représentera alors que 6 % de la population mondiale.
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Un faisceau convergent de raisons historiques et culturelles, économiques et éthiques plaide pour une organisation des États membres qui soit forte, solidaire et rapide dans ses réactions vis-à-vis des problèmes internes à l’Union européenne et plus encore des problèmes externes à celle-ci. Les conjectures plausibles sur l’avenir du monde y incitent plus encore.
Cette organisation ne peut être efficace et durable que si elle est d’ordre constitutionnel. Pour autant les constitutions nationales ne disparaîtront pas, même si elles doivent s’adapter.
La finalité principale d’une constitution européenne est double :
- mettre en place les moyens de parvenir à un accord lorsque, dans le champ bien défini de cette constitution2, un différend survient ;
– prévoir les moyens de la faire évoluer, et aussi de l’étendre à de nouveaux États membres, tant il est vrai que le monde change, vite et de façon imprévisible.
Une efficacité véritable et durable ne saurait être assurée autrement ; on en resterait sinon aux aléas des décisions intergouvernementales dans des domaines où l’intérêt commun de l’Europe doit prévaloir. Les faiblesses actuelles persisteraient dans des domaines tels que les suivants :
- politique étrangère et de sécurité commune,
– mobilisation du potentiel économique européen, condition sine qua non d’une diminution du chômage et d’une meilleure cohésion sociale,
– jeu démocratique et clair des institutions européennes.
Ces faiblesses biaisent profondément la concurrence, en principe saine, entre l’Union européenne et les États-Unis d’Amérique. Comment s’étonner de ce que ces derniers trouvent dans les insuffisances mêmes de l’Europe bien des occasions favorables à leurs intérêts ou soient, du fait même de ces insuffisances, conduits à des attitudes qui, parce qu’ils les prennent seuls, peuvent être ressenties comme hégémoniques ? Les Européens seraient aveugles ou injustes si, dans la situation actuelle de l’Union européenne, ils reprochaient pareilles attitudes aux Américains et, de surcroît, ils seraient bien naïfs. Mais, qu’on le veuille ou non, si l’évolution préconisée vers une Europe politique ne se fait pas, l’Europe se trouvera de facto sous protectorat américain.
Le souhaite-t-on ? Ou bien voulons-nous que l’Europe, qui possède de véritables valeurs communes, soit sur la scène mondiale un grand acteur partageant avec les États-Unis d’Amérique un rôle majeur dans les affaires du monde, collaborant avec eux pour la paix, luttant pacifiquement et amicalement avec eux sur le plan économique ?
Mais attention ! L’urgence est grande : le délai est de quelques années. Pourquoi ? Dans la situation actuelle d’une économie irréversiblement mondialisée, des réseaux de toute nature se constituent, notamment entre entités économiques et sociales géantes et entre puissantes conurbations de pays différents. Ces réseaux n’ont aucune raison de se constituer spontanément en conformité avec les intérêts d’un pays donné. L’encadrement éthique de leurs actions, afin que celles-ci soit profitables au bien commun, ne sera pas possible au niveau d’États trop petits. Il est clair en revanche que les États-Unis d’Amérique, seuls aujourd’hui – contrairement à une Europe inefficace – possèdent l’énorme force permettant d’imposer leurs valeurs à ces réseaux.
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Notre propos n’a pas été de proposer ici un contenu précis pour une constitution européenne ; ni de dire comment – et c’est essentiel – associer l’opinion publique à cette évolution historique, redonnant par là même l’enthousiasme et l’élan qui manquent tant.
Nous avons voulu mettre en évidence, au-delà des modifications infiniment souhaitables auxquelles se limitent si souvent les discussions sur l’Europe, les caractéristiques profondes de notre temps. Prendre tardivement conscience de celles-ci ou en tirer des conséquences sans hardiesse, ce serait tout simplement mortel pour l’Union européenne, certes, mais aussi pour la France.
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1. La synthèse des travaux de ce colloque sera publiée en mai et pourra être obtenue de l’ARRI, 11, rue Nicolo, 75116 Paris, tél. : 01.45.27.46.16, contre un chèque de 60 F (ou de 40 F pour les membres des associations organisatrices à jour de leur cotisation, ceux de X‑Europe notamment).
2. Ce champ, assez large, devrait concerner les intérêts communs.