Entreprise et formation
La réunion de ces deux mots constitue, dans la culture française, un couple infernal qui se déchire depuis plus d’un siècle. Obligées de coexister, inséparables l’une de l’autre pour la bonne raison que toutes les deux concernent chacun d’entre nous qui subissons les avatars de leur confrontation, l’entreprise et la formation campent sur un irrédentisme obstiné conduisant au pire des gâchis.
Il serait naïf de croire qu’on va construire, ici, un discours de réconciliation. Mais on peut, au moins, avoir l’ambition d’identifier les fausses questions et les fausses querelles, les procès d’intention et les malentendus, de bonne ou de mauvaise foi, et d’esquisser quelques voies susceptibles de construire une synergie indispensable à notre avenir.
La modestie du propos est d’autant plus justifiée que de grands hommes se sont illustrés dans les deux champs de la controverse ; les grands ministres et les grands industriels n’ont pas manqué à la République. Mais paradoxalement, ils ne se sont jamais rencontrés pour établir un compromis fécond. En définitive l’école française n’est pas plus mauvaise que celles qu’on trouve à l’étranger et, dans certains secteurs, nos industries sont parmi les premières du monde. Alors où est le problème ?
En réalité, l’histoire quotidienne est un puissant anesthésique. L’amélioration ou la dégradation des choses ne se produit que lentement, quasi insensiblement. Combien d’entreprises se « sont réveillées » au bord de faillites pourtant prévisibles, obligées, dans l’urgence, de conduire des plans de redressement massifs. L’école, comme beaucoup de systèmes publics, n’en finit pas de se détériorer. En phase de rendement décroissant par rapport aux moyens qui lui sont dévolus, elle vit un « no future » et explose de temps en temps pour des motifs difficilement discernables. L’existence « sournoise » de ces évolutions se révèle lors de crises qui prennent des formes multiples et concernent des champs fort divers. A. Grove, l’ancien président d’Intel écrivait que les grands managers sont ceux qui sont inquiets lorsque tout semble aller bien et qui impulsent le changement quand la nécessité de celui-ci n’apparaît pas. C’est en quelque sorte la réhabilitation de Cassandre.
Le dialogue impossible
Les incompréhensions récurrentes ne sont pas solubles dans la pratique habituelle des marchandages médiocres. Elles requièrent un diagnostic sans complaisance au risque de simplifier.
L’origine de l’incompréhension
Jusqu’au XIXe siècle, le système de formation avait pour objet de « cultiver » une partie restreinte de la population. Ceux qui en bénéficiaient étaient soit les héritiers du pouvoir nobiliaire soit les élèves des ordres religieux. Les « grands découvreurs » scientifiques étaient souvent marginaux, parfois condamnés par l’Église. Ce n’est qu’avec les encyclopédistes et les Lumières, chantres de l’homme-indidividu, qu’a émergé la notion d’instruction publique pour tous. Encore ne s’agissait-il que d’éduquer pour faire des citoyens. Les quelques grandes écoles qui furent créées dans la seconde partie du XVIIIe siècle avaient des finalités techniques très précises ; elles n’étaient pas les éléments d’un système.
Cette tradition individualiste de la formation perdure encore. La fonction émancipatrice de l’École est toujours présente en filigrane dans les textes et les discours. Le rapporteur de la consultation qui eut lieu dans les lycées en 1998 écrivait : « Le lycée forme ses élèves à être des citoyens actifs et solidaires. » Nulle mention n’était faite de la préparation à une vie de travail ni de la dimension technologique de l’apprentissage scolaire. L’entreprise reste toujours, dans l’inconscient des maîtres, un lieu d’asservissement et l’École demeure le premier champ de bataille de la lutte des classes.
Le mythe fondateur de l’École est de fabriquer des individus libres par l’acquisition de savoirs théoriques, certains, scientifiques, dont la destination pratique était suffisamment incertaine pour permettre à chacun de choisir sa voie. Paradoxalement, l’École est bâtie sur l’ancien modèle clérical dont la « clôture » est constituée par le caractère non directement opérationnel des connaissances ainsi, bien sûr, que par le statut particulier des maîtres.
Mais la vie ne se résume pas à l’exercice de la citoyenneté. Les anthropologues disent que l’homme a commencé avec ses pieds et ses mains. De tout temps il a été industrieux mais l’antiquité avait réservé le travail aux esclaves et aux serfs. N’étant plus nourris par le seigneur, les hommes libres ont dû gagner leur pain. On connaît la suite.
L’apparition et le développement des systèmes industriels ont créé un autre paradigme : celui du manufacturier. Sa tâche sera de combiner la science d’une part, possédée par les clercs, l’habileté manuelle d’autre part, possédée par les artisans dans une organisation de production. La quête du bénéfice est, certes, aussi ancienne que l’homme, mais le XIXe siècle a vu apparaître la notion d’investissement technique. Il fallait dépenser du capital dans des équipements coûteux qui, fonctionnant dans une certaine organisation, fabriquaient des produits dont la vente, incertaine, allait, au cours du temps, rembourser les investissements. La définition est « ampoulée » mais utile pour faire comprendre la spécificité du risque industriel par rapport à celui des marchands.
C’est l’enchaînement de ces incertitudes : celle de la science à pouvoir s’appliquer, celle du processus à fonctionner dans de bonnes conditions, enfin l’intuition de l’émergence de nouveaux marchés dont la réalité était aléatoire, qui caractérise le phénomène industriel. Bien sûr, au départ il y a le capital et à la fin le bénéfice mais entre les deux, il y a le risque, ou la folie. On voit bien que la réussite passe, entre autres choses, par le travail des hommes et leur capacité à faire fonctionner les équipements et l’organisation. La finalité de celle-ci est de se développer en trouvant des clients acceptant de payer le prix permettant aux investisseurs de se rembourser. L’entreprise est finalement ambivalente : d’une part elle apporte du niveau de vie et de la richesse aux hommes, d’autre part elle rémunère le capital en recherchant la compétitivité. Des conflits se manifestent toujours dans cette double fonction mais ces conflits font partie de la nature humaine ; chacun d’entre nous peut déplorer le chômage mais cherchera sans doute, à qualité égale, le produit le moins cher quelle que soit sa provenance.
C’est pour cela que, dans les rapports entre l’École et l’entreprise, il existe une irréductibilité.
Le maître transmet, accessoirement découvre et forme depuis la petite enfance les hommes et les femmes qui demain se trouveront citoyens. Le chef d’entreprise crée de la richesse et a besoin de travailleurs. Mais il n’a pas vocation à renouveler et à développer l’espèce humaine. Dès que l’un méprise la tâche de l’autre ou l’ignore, le système devient instable et connaît toutes les dérives. Nos habitudes ancestrales qui nous font affectionner les guerres de religion transforment ce qui pourrait n’être qu’une distinction pacifique, voire coopérative, en débats idéologiques dont la vanité n’a d’égale que la véhémence. La querelle est si ancienne que vouloir la faire disparaître serait illusoire et il faut se contenter de rechercher, patiemment, des compromis sans doute peu glorieux mais susceptibles d’éviter une évolution suicidaire.
Les éléments d’un compromis
Aristote écrivait, il y a 2 300 ans : « L’éducation d’à présent ne laisse pas de causer ici de l’embarras. On ne sait s’il faut apprendre aux jeunes les choses utiles à la vie ou celles qui tendent à la vertu ou les hautes sciences dont on peut se passer. Chacune des opinions a ses partisans… Aussi diverge-t-on sur le genre d’exercice à pratiquer. » L’ancienneté de la controverse devrait nous inciter, outre à une modestie certaine, au doute cartésien bien plus récent mais porteur de la même sagesse et de la même méthode ; c’est quand les choses sont complexes que la méthode s’impose.
On rappellera que la science est fondée sur le doute méthodique qui a fait de sa recherche une rébellion contre tout ce qui a prétendu, au Moyen Âge, être l’éducation ; presque tous les « découvreurs » furent des hérétiques. Mais la pensée unique n’est pas l’apanage de nos temps contemporains, philosophiquement médiocres. L’instruction obligatoire, généreuse à ses débuts, est devenue une pensée unique dès qu’elle a normalisé non pas un contenu minimum de connaissances à acquérir mais une méthode d’apprentissage. Comme toute église, elle a sacrifié son message à ses dogmes, ses clercs, et ses rites.
Les conventionnels, comme avant eux les corporations, n’ont pas compris « qu’apprendre à quelqu’un » pouvait passer par plusieurs chemins complémentaires. Cette complémentarité n’est d’ailleurs que l’image de la diversité de l’espèce humaine qui est « faber » autant que « sapiens ». L’École a fait du second terme l’unique vertu de l’homme ; elle l’a tronqué. Le troisième millénaire sera de plus en plus technicisé et la population sera de plus en plus ignorante des mécanismes physiques élémentaires.
La pensée unique de l’École, c’est la pédagogie déductive. Mais il y a des garçons ou des filles pour qui le chemin de l’abstraction passe, souvent en primaire, par la manipulation et la transformation d’objets et de mécanismes ; la démarche est : à quoi ça sert ? puis comment ça marche ? Pourquoi considérer cette approche comme signe d’un manque d’intelligence ? Sans doute par effet de reproduction car les maîtres pour la plupart ignorent ce qu’est une prise électrique. Il y a quelques années C. Lederman, prix Nobel de physique, mettait en œuvre, avec succès, dans les ghettos noirs de Chicago, une méthode d’apprentissage fondée sur l’itération permanente entre induction et déduction pour les jeunes scolarisés. C’est dans les jeunes âges que cette itération peut s’enclencher et se révéler plus tard efficace à l’acquisition de connaissances de plus en plus abstraites, certes, mais qui renvoient toujours à des systèmes techniques consistants. Nos aïeux parlaient d’École libératrice en ignorant ce qu’il fallait libérer.
A contrario, pendant longtemps aussi, les entrepreneurs ont contesté l’intérêt que la main-d’œuvre maîtrise les rudiments de culture qui permettaient de lire, d’écrire et de compter. Là aussi régnait une pensée unique inverse de la précédente. Dès le début de l’ère industrielle, les entreprises ont investi dans des écoles spécialisées destinées à former une main-d’œuvre compétente, sans trop se soucier de ce qui n’était pas leur compétence directement professionnelle. L’objectivité contraint aussi de rappeler que l’exploitation de la main-d’œuvre n’était pas un vain mot et que l’accumulation des richesses dont nous bénéficions tous, aujourd’hui, s’est construite sur la misère et l’ignorance.
Les thuriféraires de Ford et Taylor leur ont fait dire qu’un ouvrier qui réfléchissait était contre-productif, affublant ainsi la puissance de l’organisation scientifique du travail d’une dimension quasi idéologique qui n’était pas la sienne. Désormais la recherche de la qualité des produits et des processus renverse la problématique et chacun prêche la mise en valeur de tous les potentiels de la main-d’œuvre sans qu’on soit sûr, d’ailleurs, d’être capables d’imaginer des modèles de management conciliant le discours et la pratique. Les résultats de la formation continue montrent que les notions de compétence et de carrière articulée sur des cursus de formation ne sont pas des notions très claires ni très opératoires.
Si on veut être un peu serein et si on accepte de prendre quelque distance avec nos pratiques quotidiennes on devrait pouvoir admettre que chercher à savoir » qui a commencé » est plutôt futile. La vraie question est de chercher, presque en catimini, les champs d’action qui pourraient déboucher sur une évolution positive.
Le principe directeur qui sera développé plus loin résulte du bon sens. Les écoles comme les entreprises sont localisées en des endroits topographiquement définis même si le développement du » Web » et du commerce électronique risque, à long terme, de rendre cette affirmation fragile. À chacune des institutions on peut faire correspondre un territoire qui pour l’une décrira celui du recrutement des élèves et pour l’autre celui de ses salariés ; dans la plupart des cas, ces ensembles sont sécants. Le maillage français crée, de fait, une certaine solidarité que les chefs d’entreprise connaissent lorsque, par malheur, ils doivent faire un plan social. Plutôt que solidarité, le mot » connivence » semble plus neutre mais tout aussi réel. Elle vaut pour toutes les activités de ces zones : qu’elles soient scolaires, d’emplois, de services collectifs… Cette connivence, si elle est perçue positivement, constitue le principe de ce compromis.
On a dit plus haut que la recherche de ce dernier devait se faire implicitement. Il faut prendre garde à cette tendance fâcheuse de transformer des coopérations modestes, prudentes, peu bavardes, en confrontations de positions idéologiques que nous adorons nationaliser. L’expérimentation trouve sa consécration dans sa seule réussite. Lorsqu’elle fait beaucoup d’adeptes alors il est temps de penser à prendre des mesures d’ensemble. L’enjeu n’est pas, en effet, de réconcilier l’entreprise et l’école, ce serait une version simplement instrumentale. Il est de savoir comment nous pouvons éduquer nos enfants pour qu’ils construisent un pays plus fort, plus dynamique et plus inventif que celui que nous connaissons.
Mais avant de développer ce principe il faut terminer « l’autopsie ». Malgré l’opposition entre les partenaires, tout le monde se retrouve, au fond « de la taverne des secrets inavouables », pour faire perdurer un système qui fournit les dirigeants de l’État et de l’entreprise ; il satisfait finalement les structures de désignation de ce que Michel Crozier appelle les « élites ». Ce qui provoque le débat est, en définitive, la massification de l’enseignement. Le péché est finalement d’avoir fait croire à tous que détruire les filtres de la sélection allait leur ouvrir les allées des pouvoirs. Ce faisant, on renforce la pugnacité, douteuse, de ceux qui ne veulent pas de concurrence afin de ne pas perdre le pouvoir et on décervelle des cohortes de jeunes en leur offrant des « miroirs aux alouettes ». Dans ce débat, chacun est de mauvaise foi ; il nous faudra donc ruser pour avancer.
Que veulent les entreprises en matière de formation ?
Cette question choquera tous les pédagogues patentés. Mais il faut bien sortir de la perplexité aristotélicienne et on ne peut le faire que si on interroge « ce » qui met en œuvre la compétence des hommes. Toute société ne peut se décrire que par des sous-systèmes résultant, dans des sphères différentes, du jeu des acteurs qui s’y agitent. L’appareil de formation, parce qu’il est placé au début de la vie de chacun, fonctionne au profit de tous les sous-systèmes ; celui de la participation à la vie publique, celui du rapport des hommes entre eux, celui de la production et de la sphère économique, celui de la culture…
Il s’ensuit deux conséquences. La première est qu’il doit être neutre par rapport à tous ces champs ; par exemple il n’a pas à enseigner la désobéissance civile, il n’a pas à apprendre à haïr telle ou telle partie de la population, il n’a pas à s’opposer aux principes qui régissent l’activité économique. La seconde conséquence est qu’il ne peut « fournir » que des « produits intermédiaires » que chaque sous-système devra adapter à ses règles de fonctionnement. Il n’est donc pas pertinent de déplorer la faiblesse de la formation professionnelle des jeunes qui arrivent sur le marché du travail.
Les processus techniques
Toute entreprise, mais on devrait dire toute activité, peut être grossièrement identifiée par quelques caractéristiques simples : le produit qu’elle vend, le processus technique qu’elle met en œuvre pour le produire, son statut et sa position dans la concurrence. Tout le reste dépend des politiques de management mises en œuvre pour répondre aux critères de rentabilité ou de performance.
À l’instar des réflexions menées autour du concept de qualité totale, l’appréciation des caractéristiques des salariés, notamment en matière de formation acquise, dépend du processus technique mis en œuvre. On doit concevoir ce dernier au sens large ; c’est l’organisation qui permet, à partir d’un concept, de produire et de vendre aux clients des produits ou des services. Une association d’aide aux délinquants aura un processus d’intervention au même titre qu’une usine sidérurgique. En accordant au processus le rôle de déterminer les compétences de ceux qui vont s’y inscrire on voit se dessiner une définition assez différente de celle qui a prévalu pendant des décennies.
On a toujours parlé de métiers dont le contenu pouvait être défini par la capacité de « savoir-faire » quelque chose. La meilleure illustration de cette définition est donnée par « Les compagnons du devoir » qui depuis des siècles forment des artisans d’excellence et dont l’obtention du diplôme dépend de la remise de « l’œuvre » que l’impétrant aura mis des années à réaliser pour démontrer sa parfaite connaissance du métier. Si on fouille dans les bureaux du ministère de l’Éducation nationale qui s’occupent des quelques centaines de CAP existants, on trouvera des descriptions très savantes de ce qu’il faut connaître pour réussir le concours. C’est sur cette conception que sont bâties la plupart des conventions collectives.
Toute cette tradition devient de plus en plus obsolète car elle revient à dire que le titulaire d’un diplôme d’électromécanicien mobilisera les mêmes compétences s’il travaille sur une chaîne de montage d’automobiles ou s’il exerce son métier dans une petite entreprise travaillant en séries courtes. Sa façon d’intervenir va différer profondément dans les deux cas. Dans le premier sa performance va dépendre de sa capacité à prévenir les défaillances, à faire des diagnostics rapides, à distinguer ce qui est grave de ce qui ne l’est pas, à organiser le recours à des éléments de substitution pour éviter l’arrêt de la production et à intervenir en temps masqué. Son efficacité va se mesurer non seulement à ses capacités techniques au sens strict mais à sa capacité à optimiser son intervention pour perturber le moins possible le processus. Dans le second cas, il sera sans doute l’un des techniciens principaux de l’atelier et il devra jouer un peu le rôle du « Maître Jacques » gérant la vie des machines, multipliant les réglages et adaptant les dispositifs à de nouvelles spécifications.
On voit ainsi qu’un même métier peut s’exercer dans des contextes très différents qui exigeront des qualités difficilement quantifiables et surtout définissables sans équivoque. À côté de ce qu’on peut mettre dans des normes existe quelque chose de plus vague mais qui va être déterminant dans le choix de l’employeur, dans la rémunération qu’il va consentir et dans la carrière qu’il proposera.
Cette relative évanescence va perturber tout le monde. Le salarié, en premier lieu, qui va être jugé sur son comportement et plus seulement sur ses titres, va mal accepter ce qui lui paraîtra comme un choix discrétionnaire. Le cas est relativement fréquent chez certains jeunes cadres qui, bardés de diplômes, et donc d’espérances, sont incapables de s’intégrer dans des équipes. L’employeur ensuite qui, faisant mal le partage entre ses lubies comportementales et la recherche rationnelle de la performance, érigera en culture d’entreprise ce qui n’est qu’une somme d’habitudes conservatrices. Les syndicats, ouvriers comme professionnels, qui savent mal négocier la diversité et les concepts flous. Les prévisionnistes enfin, qu’ils soient internes ou externes à l’entreprise, dont les modèles ont besoin de définitions non ambiguës.
En définitive, le plus sage serait d’abandonner toute ambition prévisionniste quantitative en matière d’emplois et de faire porter l’analyse sur la nature des compétences que les jeunes doivent posséder à leur sortie du système scolaire et universitaire.
Il n’est ainsi pas certain que les entreprises puissent, nonobstant les incertitudes des marchés, prévoir leurs besoins en main-d’œuvre à un horizon suffisant pour permettre l’accomplissement d’une formation qui ne peut être instantanée. Il n’est pas sûr non plus que les organisations productives performantes soient très stables. La connotation diabolique que prend le terme de flexibilité dans ce pays conduit à gérer l’urgence des variations de la production par de la main-d’œuvre précaire ce qui rend obscur tout discours sur la valorisation des ressources humaines.
L’heuristique nous apprend que pour résoudre un problème il faut identifier le plus vite possible les différentes voies d’approche et éliminer celles qui ne sont que des impasses.
Des savoirs et des agilités
Nous sommes dans un pays à obligation scolaire et il faut s’en féliciter. Mais quel est le sens de cette obligation ? Juridiquement, sauf cas de force majeure, il s’agit d’envoyer son enfant à l’école de 6 à 16 ans, l’enseignement préscolaire n’étant pas obligatoire. Si on en reste là, ce n’est qu’une obligation d’emploi du temps. Mais observons que cette obligation conçue comme une avancée démocratique ne comporte aucune obligation de résultat pour la puissance contraignante. Nul ne peut définir ce qu’à 16 ans un jeune doit obligatoirement savoir. Le taux d’illettrisme est considérable et montre que, sur ce critère, l’institution n’apporte pas la contrepartie de la contrainte scolaire. Il y a, d’ailleurs, quelque extravagance à entendre ratiociner les pédagogues sur les contenus des enseignements primaires et de premier cycle, ignorant avec superbe les difficultés de l’institution à enseigner « le lire, l’écrire et le compter ». Ces trois capacités, qu’on a presque honte à rappeler, sont les premiers instruments d’agilité qui permettront aux jeunes, plus tard, de naviguer dans les différents supports de formation qu’ils pourront trouver, s’ils en ont envie.
Il n’est pas question ici de bâtir des programmes et des pédagogies. Mais il est temps de proposer le contenu de ce principe de compromis dont on a parlé plus haut. Pour cela il faut préciser quelques concepts. On a l’habitude de distinguer dans les filières de formation le général, le technique (ou technologique) et le professionnel, les deux premiers correspondant d’ailleurs à des enseignements longs le dernier à un enseignement court. Tout individu sensé, placé devant une nomenclature, se posera immédiatement la question des procédures d’affectation des objets dans les différents postes de celle-ci. En l’occurrence, il ne s’agit pas d’orientation mais d’un « tamisage » à plusieurs étages : ceux qui ne peuvent aller en général vont en technique et ceux qui ne peuvent aller dans ce dernier échouent dans le professionnel.
La filière noble est articulée en fait autour des disciplines qu’on considère, de façon tout à fait contingente, comme discriminantes pour accéder convenablement dans le « postbac ». Cela va et cela vient ; il y a quarante ans la filière noble s’articulait autour des lettres classiques, depuis ce sont les mathématiques qui ont pris le relais. Si on réduit le système d’enseignement à l’apprentissage de la citoyenneté, demain ce seront les langues vivantes et l’histoire qui deviendront « reines ». Tout cela pour dire que l’École est sans boussole, faute d’une réflexion sur ce que sera notre société et ce que devra être un honnête homme.
Essayons donc de raisonner en théorie. Le technique est ce qu’on appellera la théorisation du concret. Les sciences « dures » sont les instruments qui, en interaction permanente, avec les objets ou les phénomènes permettent d’en comprendre le fonctionnement et d’améliorer leurs performances.
L’interaction s’explique pour un double motif. D’une part la démarche scientifique est toujours expérimentale, même les mathématiques. D’autre part elle est le principe pédagogique de base pour accéder à la connaissance en allant, selon les circonstances, du concret vers l’abstrait ou l’inverse. Même si le processus est constitutif de connaissances nouvelles, il est avant tout une démarche. Cette démarche s’enrichit si elle est collective c’est-à-dire si elle se fait en équipe. On voit bien qu’elle est un instrument privilégié de l’agilité dont on parlait. Elle fait partie de ces compétences mal définies mais indispensables pour toute entreprise car elle fonde le progrès et l’innovation.
Le professionnel revient à apprendre à des jeunes moins agiles l’utilisation d’équipements existants sans remonter aux principes théoriques qui expliquent leur fonctionnement. L’ensemble de l’enchaînement est actuellement dirigé par le pouvoir scolaire qui, par nature, est « régulier », hors du siècle. Si cela n’a pas grande importance aux plus jeunes âges, il n’en va pas de même ensuite. La banalisation de l’information, soit collective soit privée, par l’Internet, accentue le divorce entre ce qu’on voit et ce qu’on apprend. Là intervient le principe de connivence dont on parlait, qui est une modification dans la répartition du pouvoir au profit de ceux qui, par fonction, œuvrent dans le « siècle ». Dès le collège, peut-être même avant, les « gens du territoire » doivent intervenir. Les uns, parce que ce sont des élus, feront vivre aux jeunes une instruction civique en vraie grandeur, les autres, parce que ce sont des animateurs ou des psychologues, leur apprendront à vivre en société. D’autres enfin, fort nombreux, participeront à cette itération entre faire et apprendre parce que ce sont des artisans, des petites ou des grandes entreprises. Au fur et à mesure que l’âge et les connaissances augmenteront, les entreprises interviendront de plus en plus, dans un système généralisé de formation par alternance qui a bien du mal à vivre.
Vision angélique diront certains. Elle ne l’est pas plus que celle consistant à l’embauche temporaire par les entreprises d’enseignants avant de les renvoyer dans leurs établissements. L’expérience montre que les professeurs sont comme les moines. Quand ils ont connu les plaisirs de la vie, ils ne rejoignent jamais l’abbaye. C’est pour cela que la thèse présentée ici est radicale.
Un collège ou un lycée devraient être cogérés par des représentants de la société civile qui constitueraient une sorte de conseil de surveillance dont le directoire serait dirigé par le chef d’établissement. C’est au premier de décider comment, autour d’un contenu déterminé par les autorités académiques, construire un ensemble pédagogique faisant intervenir d’autres personnels de l’extérieur qui animeraient le processus itératif dont on a parlé plus haut. Le partage entre ce qui serait prédéterminé et ce qui serait laissé à l’autonomie territoriale varierait tout au long du processus de scolarité ainsi que les compétences des intervenants extérieurs.
Au début du collège il s’agit d’activer le processus autour de mécanismes simples mis en œuvre par des équipes mixtes et dont la substance théorique serait développée par les enseignants. Au début du lycée rien n’empêcherait des cadres préretraités ou retraités d’intervenir selon les mêmes principes. La notion de professionnel doit être rendue indépendante de celle du niveau ou de la filière scolaire ; le titulaire d’une maîtrise ou d’un diplôme d’ingénieur a, aussi, besoin de formation professionnelle c’est-à-dire de l’application, in situ, des connaissances acquises, à des opérations de production.
Depuis les années 70 les différents gouvernements ont essayé de multiples formules qui consistaient à organiser un « sas » entre la sortie du système de formation et l’emploi reposant sur des séjours en entreprises. Le système dual allemand fait envie mais il repose en réalité sur une organisation socio-économique étrangère à la nôtre qu’il serait vain de vouloir copier. Il serait plus opératoire qu’un véritable contrat se négocie entre les acteurs pour construire une action collective.
Cette vision est instrumentale et se fonde sur la croyance, peut-être naïve, que le partage d’un certain pouvoir entre des acteurs différents modifie le comportement de chacun d’entre eux. Elle ne peut être qu’expérimentale car nous ne sommes pas capables de débattre calmement de choses importantes. Mieux vaut jouer des connivences de proximité. Actuellement, sauf dans de rares cas d’espèce les Conseils d’administration des établissements scolaires et universitaires sont désertés parce qu’ils n’ont aucun pouvoir et, avouons-le, parce que leurs membres répugnent à en avoir.
Conclusion pour une méthode
Supprimer les mythes
Quand tout bouge, le moment vient où il faut accepter de remettre en cause nos habitudes pour découvrir de nouveaux « fondamentaux ». La chose n’est jamais simple car nos cultures sont pétries de valeurs dont il est bien difficile d’accepter la déshérence. La France, d’essence centralisatrice, prise peu les entrepreneurs qui ne peuvent vivre sans liberté. Nous sommes le pays des « copies conformes ». Pourtant la mondialisation et surtout la construction engagée de l’Europe vont rendre la position conservatrice française intenable.
L’École n’est pas un monde à part, une sorte d’excroissance des dépenses publiques consentie pour s’occuper de nos jeunes. En réalité c’est le système qui produit la société selon des normes que cette dernière s’est fixées. La reproduction de nos dirigeants est une de ses missions. Cependant il arrive que cette conformité ait des ratés. Le modèle n’est plus aussi bien accepté partout et par tous, il n’est plus attractif. On ne peut pratiquer une politique d’autruche consistant à protéger des établissements d’excellence capables d’opérer une sélection pour former les meilleurs. Un système d’éducation dégradé empoisonne la vie civile et met le pacte social en danger. C’est donc l’affaire de tous.
Quand on sait les progrès considérables réalisés dans les sciences de gestion et dans les systèmes d’information, on est étonné du peu d’intérêt qu’on porte aux institutions qui sont censées préparer notre avenir et à leurs mécanismes de fonctionnement. Le désintérêt observé a laissé l’éducation aux mains d’appareils qui ont perdu le sens de la mission initiale et rebelles à toute notion de performance. Il faut supprimer ce premier renoncement ; c’est le mythe du spécialiste.
Le second mythe est celui des compétences réduites aux savoirs possédés. Les politiques de ressources humaines sont souvent à court terme. Mais ignorer que les individus fonctionnent davantage en fonction des espérances sur leur propre carrière que de leurs gains immédiats, c’est s’engager dans un processus de déstructuration de la société. Le terme « d’entreprise citoyenne » est exécrable mais il n’exonère pas d’inventer sans cesse des stratégies sociales, sans doute complexes, qui tentent de concilier les différentes contraintes. Les nouvelles compétences consistent à ce que chacun « apprivoise » son poste de travail et l’équipement qui va avec, en mobilisant ses connaissances et son intelligence.
Le troisième mythe est celui de la formation permanente. Elle est trop souvent conçue comme un tribut versé au paritarisme qu’un instrument d’apprentissage. Le résultat en est que ce sont les mieux formés au départ qui sont les plus capables d’en profiter. Il n’y a pas de seconde chance s’il n’y en a pas eu une première et la réussite de quelques forts tempéraments ne justifie pas la débauche des moyens engagés. Mieux vaudrait supprimer toute obligation et laisser aux entreprises le soin de choisir ce qui leur est utile.
La survivance de ces mythes ne permet pas au débat de s’engager convenablement. Le monde de l’éducation ou de la formation est un monde où on ne mesure aucun résultat ; on dépense en espérant qu’il en restera quelque chose. Rien n’est moins certain.
Le refus d’admettre le principe de sélection pour affecter les jeunes dans les voies qui leur seront le plus favorable aboutit à l’explosion d’un enseignement supérieur dans des matières non opératoires qui ne pourra engendrer que des frustrations et des rancœurs.
Plaidoyer pour la science
Pour des raisons assez mystérieuses les sciences ont une place ambiguë dans l’éducation.
Pendant longtemps et maintenant encore, les mathématiques ont structuré la voie vers les grands corps via les classes préparatoires. Souvent les programmes se faisaient l’écho des rêveries échevelées de quelques chercheurs qui n’ont pas rendu service à la science en détachant totalement l’abstraction de toute retombée visible en matière technologique.
Mais quand on parle de sciences on ne doit pas réduire le discours aux seules mathématiques. Championnes de la méthode déductive elles ne résument pas l’ensemble de l’attitude scientifique. La nomenclature classique, qui distingue les sciences expérimentales, laisse croire qu’on peut avoir l’esprit scientifique en ignorant que l’expérimentation est seule capable de valider une théorie.
Plaider pour la science, c’est plaider en fait pour deux choses. La première est que les matières « dures » sont sous-représentées dans l’enseignement supérieur ; on paie le manque d’attractivité de ces disciplines dans l’enseignement du second degré. L’argument de leur difficulté ne tient pas car on ne voit pas au nom de quelle malédiction génétique certains seraient complètement dépourvus de toute curiosité ; on peut tout expliquer simplement de ce qui nous entoure, du fer à repasser à la centrale nucléaire. C’est la pédagogie qui provoque cette distorsion.
Ce déséquilibre n’épargne pas les entreprises. Elles tirent peu de profit des directions de la recherche qu’elles possèdent. L’absence de programmes clairs d’investigations, la faiblesse du nombre des brevets déposés montrent que les grandes organisations sont davantage des structures d’ordre et de pouvoir que d’innovation. Les Américains savent le faire ; nous, plus difficilement.
Mais la science c’est aussi la méthode. Ne revenons pas sur la définition qu’en a donné Descartes. Mais on peut observer que son application est générale et on conviendra aisément que si tout le monde l’appliquait on éviterait de nombreuses déclarations démagogiques et de nombreux programmes politiques sans consistance.
L’apprentissage de cette méthode n’est pas une tâche surhumaine, les vieux instituteurs savaient s’y prendre. Mais la difficulté consiste à enseigner des attitudes mentales que bien peu d’adultes pratiquent. Il existe une sorte de conspiration pour dire n’importe quoi et les médias ne se privent pas de répandre des informations non vérifiées ou incomplètes pour en modifier le sens. On ne sait trop comment commencer pour rompre le cercle vicieux. Mais les entreprises ont un rôle important à jouer si elles acceptent de se sentir concernées par le mode de reproduction sociale qui sera leur avenir.
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Remplaçons les anathèmes et les procès d’intention par la pratique de la vérité. Elle est une discipline rugueuse car elle contraint à respecter l’interlocuteur sans le mépriser ou sans chercher à acheter sa complicité. Mais on sous-estime toujours la capacité des gens à accepter et à pratiquer la vertu. Le pari de Pascal n’était pas plus stupide que cet espoir.