D’une guerre à l’autre
Richelieu disait que « le plus grand défaut de ce peuple (le peuple français) était de passer d’une extrémité dans l’autre ». Ainsi d’un chauvinisme parfois abusif et agressif, on veut nous imposer la glorification des mutins.
Une décente réserve serait plus opportune ! Est-il possible de demander aux historiens, aux sociologues et aux hommes politiques d’essayer de juger des comportements de Français d’il y a plus de quatre-vingts ans en faisant abstraction des idées dominantes d’aujourd’hui. Il y a dans l’œuvre de Marcel Proust un admirable passage sur ce qui dans une querelle de grandes nations tient à une logique analogue à celle des querelles d’individus et qui est l’essence même du patriotisme. Ceux qui portent des jugements péremptoires sur nos anciens liraient avantageusement ce texte !
Cet article n’a pas pour objet de relancer le débat sur les origines de la guerre 14–18. C’est aux spécialistes de poursuivre leur œuvre. Mais, sur le plan militaire, on voudrait montrer comment, de conceptions dynamiques de la stratégie, on en est arrivé à un affrontement des plus meurtriers et presque toujours sans succès décisif.
Mathurin Méheut, Guetteur dans l’entonnoir, 1915. © ADAGP, PARIS 1999
En 1914, la France eut la chance d’avoir un commandant en chef d’une envergure exceptionnelle. Contrairement à certains racontars, Joffre n’a pas été surpris. En 1913, comme on lui demandait si la guerre qui risquait d’éclater serait longue, il répondit : « Je livrerai la bataille des frontières ; si je la gagne, j’irai au Rhin et la résistance nationale allemande sera longue ; si je la perds, je me replie en direction du Morvan ; la résistance française commencera et sera longue. »
La bataille de la Marne, dans ce repli, fut l’occasion que saisit Joffre, offerte par le trou qui s’ouvrait dans le dispositif adverse. Un capitaine de l’état-major à la réunion habituelle attira l’attention de Joffre sur ce qui se dessinait. Le Général décida la fameuse volte-face qui ébahit les Allemands et les rendit admiratifs de soldats capables de cette prouesse. Mais la course à la mer eut fatalement une fin, tant du fait de la géographie qu’en raison de l’épuisement des combattants.
Alors commença une période, sombre dans l’histoire militaire. La « ruse de la dextérité », clefs de la stratégie d’après le maréchal de Saxe, n’avait plus de place. Pourquoi cet enlisement ? Simplement, parce que deux adversaires se faisaient face, doués de la même détermination, du même courage, possédant des armes, sur certains points inégales, mais dans l’ensemble de valeur comparable, et dont les principes stratégiques étaient à peu près les mêmes. Les deux boxeurs aux prises mettaient le même acharnement à donner des coups et une même endurance à les encaisser.
Fin 1916, l’impatience des hommes politiques, les querelles des généraux attisées par ceux-ci et l’attente du public conduisirent au « limogeage » de Joffre. Cette erreur coûta cher : l’offensive mal préparée du « Chemin des Dames » jeta le trouble dans l’esprit des combattants et sema le doute ou l’indignation dans la nation. La bataille de Verdun avait en 1916 montré la persévérance de nos « poilus ». Leur chef, Pétain, fantassin très conscient des souffrances de ses hommes et expert en son arme, avait eu sa part, essentielle, dans ce succès. Mais Joffre également, car c’était lui qui avait fait opposition à un repli de l’autre côté de la Meuse qui eût pu être néfaste.
Pétain, méthodique, reprit l’Armée en mains et imposa que toute offensive fût préparée de façon méticuleuse et en mettant en œuvre tous les appuis de feux.
En 1918, les dernières offensives allemandes firent grandir l’inquiétude des Français et des Anglais. Mais Foch, vrai stratège, confiant dans l’aide, qui se matérialisait, de nos amis américains, ne cédait pas au pessimisme. Il fallait un chef aux armées alliées. Les Britanniques en avaient conscience et estimaient que seul Foch pourrait s’imposer. Clemenceau, hésitant, ne partageait pas les sentiments religieux de Foch, mais admirait son caractère.
Mathurin Méheut, Poilus dans les abris, la partie de cartes, 1915. © ADAGP, PARIS 1999
Une grave question se posa quant au choix de l’emplacement des réserves derrière le front, dans la préparation à la riposte de l’offensive allemande. Pétain, peu enclin aux vues stratégiques, les voulait situées derrière son armée, sans trop de souci des Anglais. Foch tint bon et les disposa principalement à la charnière, estimant que l’ennemi chercherait surtout à creuser une brèche entre les deux armées alliées. Clemenceau se rangea à l’opinion qu’un coordinateur ne suffisait pas et qu’il fallait un chef. Foch fut désigné. Les faits lui donnèrent raison : son hypothèse se révéla juste.
Ainsi deux fois dans l’histoire de cette guerre, la France avait eu l’homme de guerre qu’il fallait : Joffre en 14, Foch en 18.
De cette guerre, dont « l’art » avait ainsi dégénéré, la Seconde Guerre mondiale fut la suite et la conséquence.
M. Chevènement a dit un jour : c’est en 1925 que nous avons perdu la première partie (1939−1940) du conflit. Jugement très exact, sauf qu’il faudrait mieux dire 1922. En effet cette année-là, un conseil supérieur de la guerre eut à examiner le projet de position fortifiée présenté devant le ministre Maginot, Pétain appuyait Buat, chef d’état-major, qui soutenait le plan. Foch, approuvé par Joffre, fit des réserves, disant que le risque existait que l’Armée française devint ainsi inapte à toute manœuvre. Mais finalement Maginot se rangea à l’avis de Pétain et de Buat. Dès lors, bien que ce fût Estienne qui était l’inventeur des chars et le protagoniste de l’aviation d’appui, nous allions à contre-courant. Mangin avait prévu au début des années 20 cette guerre des chars comme Fuller chez les Anglais. De Gaulle en fut chez nous le brillant théoricien dans les années qui suivirent. Il ne fut pas plus entendu que ses prédécesseurs.
Chez les Allemands, le meilleur stratège de leur armée, le futur maréchal von Manstein, mit en application des conceptions fondées sur la vitesse et la puissance de l’arme blindée, et nous vîmes en 1940 le résultat.
Certes les généraux comme les économistes ou les politiciens commettent des erreurs, ni plus ni moins que les autres hommes ; mais les leurs se paient par le sang des combattants et non par de l’argent.
Chez les Anglais et les Américains, la bataille de Cassino fut un exemple d’une obstination, dénoncée par l’historien anglais Ellis dans son livre Cassino amère victoire. Si Clark et Alexander ne s’étaient finalement ralliés au plan de Juin, abandonnant leur stratégie frontale, qui sait combien de temps encore eût duré cette lutte en mai 1944.