Le succès de la bancassurance en France
Le concept de bancassurance est désormais bien établi en France et renvoie à une réalité incontournable : l’appropriation par les banques du métier d’assureur, c’est-à-dire non seulement la distribution de contrats d’assurance vie et non-vie, mais aussi la maîtrise, généralement via des filiales captives, de la totalité de la filière.
Ainsi en assurance vie, les deux tiers du chiffre d’affaires sont dorénavant réalisés aux guichets des établissements financiers (banques, caisses d’épargne, Poste), alors qu’en non-vie (pour l’instant essentiellement l’automobile et la multirisque habitation) la plupart de ces établissements ont démarré (ou sont sur le point de le faire) une activité.
La France se distingue en cela des autres pays européens, où un tel développement est beaucoup plus limité. Parallèlement, on assiste à un mouvement rapide de concentration des sociétés d’assurance : ainsi en France, la fusion Axa-UAP a été suivie par le rachat des AGF par Allianz et l’éclatement du groupe Athéna (au profit des AGF et de Générali), puis la vente par l’État du Gan à Groupama ; d’autres mouvements de moindre ampleur, mais significatifs, se sont produits tels la prise de contrôle de la GMF par le groupe Azur, ou tout récemment le rapprochement MAAF-Mutuelles du Mans.
Le ressort commun de ces évolutions, à l’œuvre depuis le milieu des années 1980 mais en accélération rapide ces dernières années, est la recherche de toujours plus d’efficacité et de compétitivité se traduisant au final par une baisse des coûts, donc des prix, et un meilleur service à la clientèle.
Néanmoins, le développement de la bancassurance se caractérise plutôt par une baisse forte des coûts de distribution, puis par une rationalisation des coûts de production, alors que les concentrations des sociétés d’assurance visent d’abord à une réduction des coûts de production, parallèlement à une rationalisation de la distribution.
Nous analyserons ici les mécanismes à l’œuvre dans la bancassurance, dans la mesure où nous en avons maintenant une expérience assez longue, et nous nous bornerons à quelques remarques finales concernant les concentrations, qui sont encore trop récentes pour en avoir une vision claire. Dans cette approche nous ne nous intéresserons qu’aux activités tournées vers les particuliers, celles concernant les risques d’entreprises ou la réassurance relevant d’une toute autre logique.
Plusieurs ouvrages et articles(1) ont décrit le phénomène de la bancassurance en France. Celui-ci remonte au milieu des années 1970, avec principalement le Crédit Mutuel ainsi que la CNP (avec la Poste). Au cours des années 1980, tous les grands réseaux bancaires se lancent à leur tour dans l’assurance vie avec la création de filiales captives ou en partenariat, le dernier en date étant les caisses d’épargne (avec la création d’Écureuil Vie en partenariat avec la CNP en 1988).
Si, en assurance vie le succès de ces politiques est incontestable, au point d’apparaître comme un véritable blitzkrieg, en assurance non-vie, le mouvement est plus récent, beaucoup moins rapide et plus contrasté, et le bilan reste encore à faire.
Le développement de l’assurance-vie a connu en France au cours des dix dernières années une véritable explosion, en étant le premier marché européen et le troisième mondial par le volume des primes encaissées : le chiffre d’affaires est passé de 1987 à 1997 de 118 MdF à 538 MdF et les provisions mathématiques gérées de 450 MdF à 3 148 MdF. À noter que l’assurance vie représentait en 1997 près de 70 % des placements financiers des ménages contre 20 % en 1987.
Cette croissance spectaculaire est essentiellement due à la bancassurance, même si elle a également profité aux sociétés d’assurance « traditionnelles » : la part de marché des bancassureurs est ainsi passée de 1987 à 1997 de 37 % à 61 %.
On a trop souvent tendance à attribuer ce succès au seul fait que l’assurance vie présente des caractéristiques fiscales particulièrement attrayantes pour les ménages : cela est exact, mais ne saurait en soi être une explication dans la mesure où la fiscalité de l’assurance vie a vu sur cette période ses avantages diminués, dans l’absolu comme relativement aux autres produits financiers. C’est bien plutôt la capacité des réseaux bancaires et de leurs filiales captives ou partenaires à faire de l’assurance vie un produit financier accessible au grand public qui a été le facteur déterminant.
L’avantage compétitif des réseaux bancaires a reposé essentiellement sur leur capacité à faire baisser de façon significative les coûts de distribution : en vendant les contrats à leurs agences, avec leurs guichetiers ou chargés de clientèle, les banques ont pu travailler quasiment au coût marginal.
Disposant d’une base de clientèle très large, la pénétration du marché a été aisée. Elle a reposé à l’origine sur des produits d’une extrême simplicité grâce à une innovation majeure : la simplification à l’extrême des contrats d’assurance vie en séparant les garanties décès des garanties en cas de vie. Cette distinction a permis de faire des contrats s’apparentant à de purs produits d’épargne à long terme, avec des polices claires et une réduction des frais aux seuls coûts d’intermédiation et de gestion, dans la mesure où la prime décès avait disparu (techniquement il s’agit de contrats à capital différé avec une contre-assurance en cas de décès avant le terme choisi, généralement entre six et dix ans) ; commercialement ces contrats étaient présentés d’abord comme de véritables produits d’épargne à long terme, bénéficiant de la fiscalité favorable à l’assurance vie et de la garantie de taux minimum.
Par ailleurs, les frais perçus à l’entrée (les chargements) étaient sensiblement inférieurs à ceux proposés par les assureurs traditionnels, d’autant plus que ces derniers pratiquaient généralement le précompte des commissions sur la durée prévue ; au demeurant le haut niveau des taux d’intérêt réels sur le marché financier durant cette période permettait de gommer facilement cet obstacle psychologique et de limiter l’impact sur la performance (le « taux de revalorisation » annuel) des frais annuels de gestion.
Parallèlement, la rationalisation de la production a autorisé une baisse significative de ces frais à un niveau comparable à ceux prélevés sur les OPCVM. En effet, à la différence des sociétés d’assurance traditionnelles, les banquiers devenant assureurs ont visé dès le départ une intégration aussi grande que possible de leur activité d’assurance. Le circuit d’encaissement utilise celui de la banque et le système d’information client peut largement être commun.
De plus, la gamme assurance ne comportait bien souvent au départ qu’un seul produit, simple et robuste. Enfin, la gestion financière de la filiale profite de celle de la banque. Au total, l’investissement initial a été relativement modeste, d’autant plus que certaines banques ont démarré cette activité en partenariat avec des sociétés d’assurance ne disposant pas en propre de réseau : ce fut le cas des Banques populaires avec Cardif, des caisses d’épargne avec la CNP ou du CIC avec le Gan, la création d’une filiale commune permettant la montée en charge rapide de cette activité et, au surplus, de faire jouer les économies d’échelle et d’accélérer le retour sur investissement.
Au début des années 1990, les bancassureurs pouvaient ainsi se targuer d’un succès indiscutable, et envisager en conséquence de pousser leur avantage en diversifiant leur gamme de contrats d’assurance vie. Cela était facilité par l’accoutumance des vendeurs et des clients à l’assurance vie. Ils ont su s’adapter à toutes les évolutions en matière d’innovation financière sur les marchés et aux inflexions politiques des pouvoirs publics, notamment en matière fiscale : des « PEP-assurances » aux « contrats DSK », en passant par les multisupports avec ou sans fenêtre et les « contrats Madelin », les bancassureurs ont su développer le marché à leur profit.
Un telle évolution ne s’est néanmoins pas faite sans quelques tensions internes. En effet, les produits d’assurance sont entrés en concurrence avec, d’une part les OPCVM commercialisés par les mêmes réseaux et, d’autre part et surtout, les produits de bilan de la banque : celle-ci a dû donc piloter finement les priorités commerciales de son réseau et procéder aux arbitrages entre bilan et hors bilan. Ce dernier débat semble aujourd’hui dépassé, avec la désintermédiation et la « marchéïsation » croissantes de notre économie.
Pour rapide qu’elle soit, cette analyse ne saurait se limiter aux effets d’offre entre banquiers et assureurs, et doit intégrer la façon dont la demande des particuliers a évolué. En effet, la décennie 80 a vu l’inflation être progressivement maîtrisée et les taux d’intérêt réels à long terme demeurer élevés après une période d’inversion forte de la courbe des taux d’intérêt. Parallèlement, la propension des ménages à acquérir un logement a baissé et de façon symétrique ceux-ci ont augmenté leur accumulation d’épargne financière à moyen et long terme.
Cette dernière tendance s’est renforcée progressivement en liaison avec l’évolution démographique. D’une part, l’arrivée à l’âge de la retraite des générations ayant bénéficié de l’enrichissement des « trente glorieuses » a favorisé la recherche de supports adéquats du patrimoine en vue d’une transmission à plus ou moins long terme. D’autre part, la perception de plus en plus aiguë par les générations du baby boom des limites des régimes de retraite par répartition les a poussés à constituer une épargne financière longue.
L’assurance vie n’a pas eu de difficulté à se positionner face à ces deux types de besoin, transmission et retraite, en offrant des produits de long terme présentant un risque généralement nul, une rentabilité élevée et une fiscalité favorable : les bancassureurs ont su faire jouer à plein la connaissance de leurs clients et développer un marketing propre à capter à leur profit cette configuration favorable.
Enfin, un mouvement plus récent, mais non moins important, mérite d’être souligné : la vente par les réseaux bancaires de contrats d’assurance décès purs. Après avoir acclimaté leur réseau et leur clientèle aux contrats d’assurance de type épargne, de nombreux bancassureurs se sont lancés avec succès dans les années 1990 dans la mise en marché de contrats de prévoyance décès. Ici aussi, le succès de ce type de stratégie commerciale réside dans une innovation significative concernant non la technique du produit lui-même, mais sa tarification et sa présentation : en créant une différenciation forte par rapport à l’offre traditionnelle, cela permet littéralement de créer un marché et de le pénétrer de façon très rentable pour le réseau bancaire comme pour sa filiale d’assurance.
Cette différenciation concerne la tarification, avec une mensualisation du prélèvement des primes sur la base de tarifs très compétitifs et adaptés aux clientèles de la banque en visant un nombre suffisamment important pour minimiser les risques. Elle concerne parallèlement les procédures d’acceptation, simplifiées pour permettre généralement une réponse de type oui/non par le vendeur sans augmentation de risque. Enfin, le discours marketing a été complètement renouvelé pour rendre positif l’acte d’achat et éviter sa dramatisation : en mettant l’accent sur la protection du revenu ou du patrimoine à l’occasion de contacts commerciaux spécifiques (une ouverture de compte ou d’un crédit), le banquier situe de tels contrats dans une logique de service dépassant l’approche brutale du décès.
On observe ainsi un développement spectaculaire de ces offres dans les réseaux qui ont adopté une politique marketing intense sur ce segment, tels ceux du Crédit Agricole et des caisses d’épargne.
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Sur le terrain de l’assurance non-vie, les évolutions des vingt dernières années montrent également une entrée progressive des bancassureurs, mais de façon plus contrastée et moins décisive.
En effet, à la différence de l’assurance vie, dont la logique financière est prédominante et est facilement intégrable à la philosophie de vente d’un réseau bancaire, l’assurance-dommage se situe sur le terrain du risque pur, donc du sinistre à régler, avec les conflits d’intérêt potentiels entre vendeurs et clients. De plus, ce marché est pour l’essentiel un marché de renouvellement, ce type d’assurance (automobile et multirisque habitation) étant obligatoire, et connaît une concurrence intense par les coûts : ce qu’il est convenu d’appeler les mutuelles sans intermédiaire (Macif, Maaf, Maif, GMF…,) ont en effet réussi à se tailler des parts de marché significatives en rationalisant et simplifiant le circuit de distribution pour obtenir des structures de coûts très compétitives et difficiles à améliorer de façon significative.
Enfin l’équilibre technique de ce type de produit est extrêmement tendu, rendant hasardeuse toute politique tarifaire agressive. Ce ne peut donc être qu’en déplaçant la compétition sur le terrain de la proximité du client avec son chargé de clientèle bancaire, du service rendu en cas de sinistre et de sa confiance dans le dispositif de règlement des sinistres que les bancassureurs peuvent envisager de se créer un avantage décisif : l’expérience, déjà ancienne et pionnière, du Crédit Mutuel, ainsi que celle, plus récente, du Crédit Agricole semblent de ce point de vue significatives.
Au-delà des dommages aux biens, le secteur de la prévoyance santé-invalidité fait également l’objet d’un intérêt de la part d’un nombre croissant de bancassureurs : le marché est néanmoins pour le moment étroit et c’est plutôt sur certains segments de clientèle (par exemple les indépendants pour les Banques populaires, ou les professions de santé pour le Crédit Lyonnais) que des avancées sont observables.
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Au total donc, la bancassurance a réussi à devenir le principal acteur en assurance vie, et s’intéresse progressivement et prudemment aux divers compartiments de l’assurance non-vie des particuliers.
Dans ce contexte, les sociétés d’assurance traditionnelles voient leur part de marché s’éroder de façon continue. Certaines d’entre elles se spécialisent sur des niches de produits rentables ou des segments de clientèle à revenus ou à besoins spécifiques avec des succès variables. Elles demeurent néanmoins encore très handicapées par des structures de coûts défavorables, notamment du fait de réseaux de distribution peu efficients, mais également en raison de la lourdeur de leurs coûts de gestion.
Les mouvements de concentration qui s’accélèrent visent ainsi à rationaliser la distribution, par une différenciation des canaux de vente, et à optimiser les structures de coûts en jouant les économies d’échelle et la mise en place de systèmes d’information et de gestion plus efficaces et plus flexibles pour mieux répondre aux besoins des circuits de distribution.
Cette compétition a bénéficié à tout le secteur, qui est globalement un des plus dynamiques d’Europe. La rentabilité des entreprises d’assurance est néanmoins un domaine délicat. En vie, les sociétés de bancassurance et traditionnelles dégagent un retour sur fonds propres (ROE) dans l’ensemble acceptable – mais pour des raisons différentes : les bancassureurs ont une structure de coûts favorable et, même si leurs réserves financières sont pour l’instant encore faibles, elles sont généralement adossées à leur banque actionnaire ; les assureurs traditionnels, au contraire, ont un équilibre technique fragile, mais des réserves financières considérables sous forme notamment de plus-values latentes. Il n’en est pas de même en non-vie où une intense concurrence par les coûts rend l’équilibre technique des compagnies très fragile, les résultats financiers ayant jusqu’ici permis globalement le maintien d’une rentabilité positive.
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Dans la compétition européenne qui s’accentuera inéluctablement avec la mise en place de l’euro, les assureurs français ne sont pas mal placés pour défendre leurs positions en France. La conquête des marchés européens semble aujourd’hui se faire surtout par le biais d’acquisitions ou de partenariats, les implantations directes n’ayant que peu souvent débouché sur de réels succès. Dans ce jeu à acteurs multiples, l’introduction des nouvelles possibilités de vente à distance constitue un nouveau défi : la maîtrise des technologies de l’information et des accès aux bases d’information clientèle constituera demain l’un des facteurs clés de la réussite des différents compétiteurs.
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1. En particulier, J.-P. Daniel, Les enjeux de la bancassurance (éditions de Verneuil, 1994), ouvrage de référence.