La mise à mort de Superphénix : une exécution sans jugement
La raison d’être des réacteurs à neutrons rapides
La possibilité qu’a l’homme de dégager de l’énergie du noyau de l’atome tient uniquement à la présence, dans le sous-sol de notre planète, d’un élément rare, le plus lourd qui soit, à savoir l’uranium, et à l’existence dans cet uranium d’une variété qui ne s’y trouve qu’en très faible proportion (moins de 1 %), à savoir l’isotope 235U. Sous l’impact d’un neutron, ce dernier se scinde facilement en deux fragments en dégageant de l’énergie et en donnant naissance à de nouveaux neutrons. C’est la réaction nucléaire bien connue sous le nom de fission.
Dans la quasi-totalité des quelque 440 centrales nucléaires existant aujourd’hui dans le monde, les neutrons qui provoquent les réactions en chaîne de fissions ont été ralentis au préalable. À cette fin leur combustible nucléaire est plongé dans un milieu modérateur, dont le plus habituel est de l’eau. Il est alors nécessaire d’enrichir en 235U l’uranium qui leur sert de combustible. Tel est le cas notamment des 56 centrales nucléaires à eau sous pression dont notre pays a tiré l’an dernier plus des trois quarts de l’électricité qu’il a consommée.
Néanmoins, dès l’aube de l’utilisation de l’énergie nucléaire à des fins civiles, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, ont été reconnues les propriétés remarquables des réacteurs où l’on s’efforce de ralentir aussi peu que possible les neutrons entre l’instant où ils sont issus d’une fission et celui où ils produisent la suivante. Si ce type de réacteurs, dits à neutrons rapides, n’a connu à ce jour qu’un développement limité, la raison en est double. Tout d’abord, leur combustible de choix est le plutonium. Ce dernier n’existe pas dans la nature mais il est produit par exemple lors du fonctionnement des réacteurs à eau, qui constituent ainsi une première étape indispensable. De plus les réacteurs à neutrons rapides mettent en œuvre des techniques nouvelles dont la maîtrise à l’échelle industrielle réclame un effort prolongé.
Dans tous les réacteurs à neutrons rapides réalisés à ce jour, le fluide utilisé pour évacuer la chaleur dégagée dans le cœur du réacteur est du sodium, et là se trouve la principale nouveauté technologique qu’ils comportent. Bien entendu la manipulation et l’utilisation de grandes quantités de sodium liquide à haute température dans des conditions de sûreté satisfaisantes nécessitent un long apprentissage.
Sans entrer ici dans trop de détails, je me contenterai de rappeler que l’intérêt majeur de ces réacteurs se trouve dans le meilleur usage qu’ils font du combustible nucléaire. Le leur est fait, typiquement, d’un mélange de plutonium et d’uranium (naturel ou appauvri). C’est le plutonium qui, par sa fission, assure le dégagement d’énergie recherché. Mais en même temps, sous l’effet des neutrons présents, l’uranium se transforme peu à peu en nouveau plutonium. Par une fantaisie de la nature il se trouve que, dans le cas où les fissions sont provoquées par des neutrons rapides et dans ce cas seulement, on peut faire en sorte que la quantité de plutonium produite dépasse celle qui a été consommée pendant le même temps.
Cette surgénération du combustible, comme on l’appelle, n’a bien entendu rien à voir avec un quelconque « mouvement perpétuel ». Elle signifie simplement qu’il est possible de transformer peu à peu en plutonium l’uranium naturel, et de tirer ainsi de ce dernier, par plutonium interposé, la totalité de l’énergie de fission qu’il renferme. Les réacteurs de première génération, tels ceux qui composent le parc d’EDF actuel, ne permettent d’exploiter qu’environ la centième partie de cette énergie.
L’utilisation de réacteurs à neutrons rapides permet d’augmenter par un facteur considérable le potentiel énergétique des gisements d’uranium de la planète. Pas seulement une centaine de fois, mais bien davantage. En effet la valorisation énergétique de l’uranium qui résulte de la surgénération permet de rentabiliser des gisements très pauvres, qui demeureraient inexploités si seulement la centième partie du minerai pouvait être utilisée. Quand on le souhaitera plus tard, ces réacteurs pourront aussi bien consommer du thorium, dont les gisements sont encore plus abondants que ceux d’uranium.
Émissions de CO2 en France (en millions de tonnes de dioxyde de carbone) |
||
Année 1973 1980 1989 2005 |
Réelles 530 500 390 430 |
Sans nucléaire 530 590 620 815 |
Les réacteurs à neutrons rapides présentent un deuxième avantage, qui permet de tirer pleinement parti du précédent. Ils sont en première approximation indifférents à la qualité de leur combustible, ils y sont en tout cas beaucoup moins sensibles que les réacteurs à neutrons lents. Ce sont, en quelque sorte, des mange-tout, capables de digérer un peu n’importe quoi, quel que soit le plutonium avec lequel on les alimente, qu’on y ajoute de l’uranium, du thorium, ou d’autres éléments transuraniens, qualifiés d’actinides.
Cette propriété les rend précieux si l’on désire, non plus produire du plutonium excédentaire, mais au contraire consommer le plus efficacement possible ce plutonium et les autres actinides qui se forment lors du fonctionnement des réacteurs à eau. Ce sont des corps radioactifs à très longue durée de vie, qui pourraient s’accumuler de façon gênante. Si l’on désire s’en débarrasser, la meilleure méthode consiste à les détruire dans un réacteur à neutrons rapides, en en tirant par surcroît de l’énergie.
En jouant de la souplesse que procure la possibilité de concevoir les réacteurs à neutrons rapides soit comme des producteurs, soit comme des consommateurs, on peut grâce à eux s’adapter à l’évolution de la demande énergétique, quelle qu’elle soit, tout en garantissant une saine gestion des matières fissiles. En particulier on peut s’assurer à tout moment que la production globale de ces dernières demeure strictement conforme aux besoins, en évitant de laisser s’accumuler hors réacteurs des stocks de plutonium et d’autres actinides sans destination précise.
En un mot, l’utilisation de ces réacteurs augmente énormément les réserves énergétiques dont nous pouvons tirer parti grâce à la fission nucléaire et elle permet de les exploiter dans des conditions parfaitement maîtrisées. Ils constituent en réalité la forme ultime de l’énergie nucléaire, le gage et le symbole de sa pérennité.
Dans toute stratégie énergétique à long terme qui n’écarte pas le recours au nucléaire pour des raisons idéologiques a priori, les réacteurs à neutrons rapides jouent un rôle essentiel. Rien d’étonnant à ce qu’un pays comme le nôtre, dépourvu de ressources suffisantes en combustibles fossiles, s’y soit intéressé particulièrement. Loin d’avoir été la première à s’engager dans cette voie, la France l’a suivie avec autant de prudence que de détermination et de continuité.
Les fruits d’un effort de quarante ans
Entrepris à la fin des années 50, le programme français sur les réacteurs à neutrons rapides a été marqué par trois étapes principales, que j’ai vécues personnellement.
Ce fut d’abord, à Cadarache, le réacteur expérimental Rapsodie, d’une puissance de 40 MW thermiques, mais sans production d’électricité. Ses caractéristiques (par exemple la plage de températures du sodium utilisé pour évacuer la chaleur) étaient très représentatives des futures centrales à neutrons rapides. Son combustible, un mélange d’oxydes d’uranium et de plutonium, constituait à l’époque une première mondiale. Rapsodie, qui fonctionna de 1967 à 1982, se révéla un excellent banc d’essai.
Puis fut réalisée à Marcoule la centrale de démonstration Phénix, conçue pour produire 250 MW d’électricité. Elle représentait un saut très ambitieux par rapport à Rapsodie, à la fois par sa puissance beaucoup plus élevée et du fait que la conception du réacteur était très différente. Le chantier fut ouvert en 1968 et la mise en service industrielle eut lieu en 1974.
Pendant ses quinze premières années de marche, le fonctionnement de Phénix fut extrêmement satisfaisant. Il est vrai qu’en 1990 ce réacteur a été arrêté à la suite de quelques incidents dont l’origine n’a pas été complètement élucidée, mais qui ne constituent pas, aux yeux mêmes de la Direction de sûreté des installations nucléaires, un obstacle à sa remise en service. Si Phénix a peu tourné au cours des dernières années, ce temps a été mis à profit par le CEA pour effectuer un important programme de travaux destinés à remettre à niveau certaines caractéristiques de cette centrale, dont la conception remonte à trente ans. Au printemps de 1998, sur avis favorable de l’Autorité de Sûreté, le gouvernement a autorisé sa remise en marche. Il est très satisfaisant qu’il en soit ainsi. En particulier seul un fonctionnement à puissance élevée permettra de comprendre la nature des incidents mentionnés plus haut.
Superphénix constitue la troisième étape. Sa construction, à Creys-Malville, fut lancée en 1976, au lendemain de la crise du pétrole, à un moment où le programme d’équipement électronucléaire national connaissait une forte accélération. Sa puissance, de 1 200 MW électriques, fut choisie au niveau de celle des centrales nucléaires à eau construites à la même époque. Ses caractéristiques furent pour l’essentiel inspirées directement de celles de Phénix. Pour cette réalisation EDF s’associa à plusieurs partenaires européens, ce qui nécessita d’apporter quelques amendements à la loi de nationalisation de 1946, et donc un débat au Parlement, qui eut lieu à l’automne 1972.
Le fonctionnement de Phénix et de Superphénix a mis en évidence certaines caractéristiques remarquables des centrales nucléaires à neutrons rapides : rendement thermodynamique élevé, exposition minime du personnel aux rayonnements, très peu d’effluents, moindre production de déchets radioactifs, etc. La démonstration de la surgénération fut apportée à Phénix, ainsi que la possibilité de retraiter et de recycler de manière répétée son combustible.
Contrairement à des idées fausses, mais répandues, les réacteurs à neutrons rapides sont aussi sûrs que les autres. L’expérience acquise avec Phénix et Superphénix a confirmé qu’ils présentent à ce point de vue des caractéristiques très intéressantes.
Quelques commentaires sur le fonctionnement et le coût de Superphénix
Des lois précises fixent les conditions à remplir pour réaliser et pour exploiter une installation nucléaire : enquête publique, examen de la sûreté par une autorité indépendante, décrets successifs de mise en construction et en service. Bien entendu toutes ces dispositions réglementaires ont été scrupuleusement respectées pour Superphénix, et plutôt deux fois qu’une.
Au cours de ses dix premières années de vie, le fonctionnement à puissance élevée de Superphénix a été très limité, mais pourquoi ? Que s’est-il passé de 1986, où la centrale fut mise en service et atteignit pour la première fois sa pleine puissance, à la fin de 1996, où elle fut arrêtée pour l’inspection décennale de ses générateurs de vapeur, en application des règlements sur les appareils à pression ?
1• Pendant cinquante-trois mois la centrale a connu une exploitation normale, comportant divers modes de fonctionnement : production d’électricité à des niveaux de puissance variable, périodes d’essais ou d’entretien programmé.
2• Pendant vingt-cinq mois elle a été hors d’état de fonctionner par suite d’interventions diverses pour corriger des incidents constatés.
3• Pendant cinquante-quatre mois, quoique techniquement en état de marche, elle a été paralysée par des procédures qui ont conduit à l’annulation, pour des raisons de pure forme, des textes lui permettant de fonctionner et même d’exister.
C’est ainsi qu’elle s’est trouvée immobilisée pendant trois ans consécutifs, de 1991 à 1994, par de pures et simples péripéties politico-administratives. Aucune installation industrielle, de quelque nature qu’elle soit, n’aurait pu tourner si elle avait été soumise à un harcèlement comparable.
Certes le fonctionnement de Superphénix a été perturbé par une série d’incidents. C’est le lot de tout prototype dans quelque technique que ce soit. Aucune filière de réacteurs nucléaires, pour ne parler que d’eux, n’en a été exempte à ses débuts. On peut certes estimer qu’ils ont été trop nombreux dans le cas présent, mais au moins convient-il de souligner qu’ils n’ont à aucun moment mis en cause la sûreté de la centrale.
En 1996, dernière année où elle a été autorisée à fonctionner, sa marche a été excellente, avec une disponibilité de 95 % hors arrêts programmés.
Au vu de ces résultats, on avait de bonnes raisons de penser que le temps de ses maladies de jeunesse était révolu et que s’ouvrait maintenant une phase particulièrement importante de sa vie. Son objectif principal demeure ce qu’il était à l’origine. Il s’agit d’accumuler des connaissances sur le fonctionnement prolongé d’une centrale à neutrons rapides et à sodium, sur le comportement de ses composants et en premier lieu la tenue de son combustible sous de longues irradiations, en maîtrisant au fur et à mesure les problèmes rencontrés. En mettant un terme prématuré au fonctionnement de Superphénix, on se prive de propos délibéré d’une expérience industrielle irremplaçable dont on regrettera amèrement un jour de ne pas disposer.
Dès le départ on savait que Superphénix, prototype mondial dans une technologie de pointe difficile, coûterait cher. Les dépenses directes de construction se sont élevées à 18 milliards de francs, auxquels il convient d’ajouter jusqu’à la fin de 1996 8 milliards de francs de frais financiers correspondant au remboursement des emprunts contractés. Ce coût d’investissement a été comparable au total de celui des deux tranches nucléaires à eau de 1 300 MW électriques de Saint-Alban, construites en série à la même époque.
Ce coût élevé fut bien l’une des raisons qui conduisit, à l’instigation d’EDF, plusieurs producteurs d’électricité européens à se grouper au sein de la société NERSA afin de se répartir les charges financières de sa construction et de son exploitation (à raison de 51 % pour EDF et 49 % pour ses partenaires). Du côté français la totalité des dépenses de construction a été supportée par EDF, sans recours au budget de l’État.
Au cours des dix dernières années ont été élaborés dans un cadre européen des projets de centrales à neutrons rapides inspirées de Superphénix, en tenant compte de l’expérience acquise entre-temps. Ces études ont montré que le coût d’investissement de la chaudière nucléaire pouvait être considérablement réduit, grâce à l’optimisation de la conception et au choix de composants aux performances très améliorées et beaucoup moins volumineux. À l’avenir, les avantages spécifiques des réacteurs à neutrons rapides en ce qui concerne l’utilisation du combustible devraient se traduire par des gains économiques sensibles et leur permettre un coût de production du kilowattheure comparable à celui des centrales à eau.
Les effets à court terme d’un arrêt de Superphénix
Voilà une centrale qui est disponible, dont la sûreté n’est absolument pas mise en question, ni par les autorités responsables, ni par le gouvernement. La charge financière de l’investissement est pour l’essentiel derrière nous. Les assemblages combustibles présents dans le réacteur n’y ont été consommés qu’à moitié à ce jour. En magasin se trouve un deuxième cœur tout neuf. On dispose ainsi, déjà payé, du combustible nucléaire permettant de produire 24 milliards de kWh, ce qui correspond à plusieurs années de fonctionnement. À 25 centimes le kWh, cela représente 6 milliards de francs. La valeur de l’électricité produite, même avec un facteur de charge qui ne dépasserait pas 40 %, couvre les frais d’exploitation. Arrêter aujourd’hui cette centrale ne peut pas davantage se justifier au point de vue financier que sur le plan technique.
Un coup délibéré est porté à l’emploi, que le gouvernement déclare mettre au premier rang de ses préoccupations. La région entourant la centrale de Creys-Malville est la plus directement touchée, mais là ne s’arrêteront pas les emplois qui disparaîtront, et que l’on peut chiffrer à plusieurs milliers. J’ai pu constater, en discutant sur place avec les travailleurs de la centrale, à quel point la décision prise, et les conditions dans lesquelles elle a été prise, sont ressenties comme une manifestation de mépris à l’égard du travail et de la dignité d’autrui.
Comment osons-nous traiter avec une pareille désinvolture nos partenaires européens, qui nous ont, pendant vingt-cinq ans, donné tous les gages possibles de leur esprit de coopération ? Quelles que soient leurs réactions dans le cas présent, ne nous étonnons pas si demain d’autres pays hésitent à s’engager avec nous dans une entreprise commune de grande envergure. C’est la crédibilité de la parole de la France qui est mise en question.
Les dépenses à faire à partir du moment où l’arrêt de Superphénix est décidé sont évaluées à une douzaine de milliards de francs. Leur montant est tout à fait indépendant de la date de cet arrêt. Le plus élémentaire bon sens réclamerait de dépenser le plus tard possible les sommes inéluctables que nécessiteront la mise à l’arrêt définitif et le démantèlement de cette centrale.
Le démantèlement d’une installation nucléaire est une opération lourde, qu’il faut planifier longtemps à l’avance pour satisfaire aux exigences de la sûreté comme de l’économie. On entreprend normalement son étude cinq ans avant la fin programmée de l’exploitation. Dans le cas de Superphénix, où la décision d’arrêt a été prise de façon inopinée, l’étude détaillée du démantèlement reste à faire, bien que le savoir-faire existe.
Avant de toucher à un seul assemblage combustible, il faut commencer par étudier les conditions de déchargement de l’ensemble du cœur puis de la vidange du sodium, et soumettre le détail de ces opérations à l’approbation de l’Autorité de Sûreté. Tous ces préparatifs demanderont des mois et des mois, que la centrale fonctionne ou non. La laisser immobilisée tout ce temps revient à jeter de l’argent par les fenêtres et à mettre des gens au chômage pour le plaisir.
Répercussions à moyen terme
Par là j’entends l’année 2006, échéance fixée par la loi sur les déchets radioactifs que le Parlement français a votée à l’unanimité à la fin de 1991. Cette loi réclame que soient menés sur quinze ans un certain nombre de programmes de recherche. L’un des principaux consiste à étudier dans quelles conditions il serait possible de détruire par transmutation nucléaire les actinides, sous-produits inévitables du fonctionnement de tout réacteur nucléaire.
Les experts sont unanimes à reconnaître qu’un réacteur à neutrons rapides de grande puissance constitue le meilleur sinon le seul moyen de parvenir à un tel objectif. C’est ce qu’ont fait ressortir tous les rapports établis à ce sujet ces dernières années. Citons, dans l’ordre chronologique, celui du comité des applications de l’Académie des sciences de mai 1992, celui du comité présidé par le professeur Claude Détraz, dont les conclusions furent intégralement reprises par le ministre de la Recherche en décembre 1992, celui du Conseil économique et social de novembre 1993, dont le rapporteur fut le professeur Jean Teillac, celui établi en juin 1996 par la commission présidée par le professeur Raimond Castaing.
Encore convient-il de s’en assurer par des essais systématiques. Nous avons la chance de disposer avec Superphénix de l’outil idéal pour les mener. C’est à cette fin que le décret de juillet 1994 assigna à ce réacteur une mission supplémentaire de recherche. Cette dernière n’est nullement en opposition avec la mission première de Superphénix, prototype d’un nouveau modèle de centrale électronucléaire. En effet les essais et expériences à y poursuivre nécessitent des irradiations prolongées à une puissance aussi élevée que possible, ce qui implique ipso facto la production régulière d’électricité.
Nous sommes déjà à mi-chemin du délai fixé par la loi de 1991, et il n’y a pas de temps à perdre. Toutes les dispositions avaient été prises pour mener sur Superphénix, à un coût marginal, un programme de recherche cohérent destiné à l’étude de la consommation accélérée du plutonium et des autres actinides. Bien engagé en 1996, ce programme se trouve brusquement interrompu.
Certes des expériences portant sur la fission et la transmutation d’actinides sous l’action des neutrons rapides vont pouvoir maintenant être conduites dans Phénix. Cependant il ne sera pas possible d’y effectuer des essais à des conditions véritablement industrielles. Phénix peut être à cette fin un utile complément à Superphénix, mais ce n’est pas un substitut à ce dernier.
Conséquences à long terme
Que peut-on dire de l’avenir plus lointain, avec la prudence qu’impose toute prévision à long terme ? Une chose est sûre. La quantité cumulée de plutonium produit par les réacteurs à eau d’EDF et présent dans les diverses installations du cycle de combustibles va continuer à s’accroître régulièrement. Elle est de l’ordre de 150 tonnes aujourd’hui et elle augmente chaque année d’une dizaine de tonnes.
Il est vrai que depuis quelques années cette croissance est ralentie grâce au réemploi d’une partie du plutonium produit en lieu et place d’uranium enrichi dans des réacteurs à eau de 900 MW. Un certain nombre d’entre eux sont déjà autorisés à recevoir, dans un tiers de leur cœur, un combustible appelé mox, fait d’un mélange d’environ 6 % d’oxyde de plutonium et 94 % d’oxyde d’uranium appauvri. Cependant la situation ne sera pas fondamentalement modifiée par l’introduction progressive du mox car, en schématisant quelque peu, ce dernier est impropre à une utilisation répétée dans des réacteurs à eau. Il s’agit d’une formule intéressante, qui permet de développer la technologie des combustibles au plutonium, mais qui n’est pas de nature à résoudre complètement le problème de son utilisation à longue échéance.
En revanche l’emploi dans une partie du parc de centrales nucléaires de réacteurs à neutrons rapides conçus de façon adéquate permettrait de réduire peu à peu les stocks de plutonium qui vont s’accumuler. Il ne me semble pas raisonnable de s’interdire la possibilité d’exploiter intelligemment cette mine de plutonium, qui représente un potentiel énergétique considérable. Les mêmes réacteurs à neutrons rapides capables d’utiliser ce plutonium excédentaire sont également les mieux placés pour faire disparaître les actinides mineurs produits avec lui, en en tirant par surcroît de l’énergie, et sans qu’on ait à rechercher pour ce faire quelque autre expédient que ce soit.
Sur un plan plus vaste, c’est ma conviction profonde que l’énergie nucléaire sera à nouveau reconnue, au cours du prochain siècle et dans l’ensemble du monde, comme une composante normale d’une saine politique énergétique. Il suffit pour s’en assurer de prendre conscience de la croissance de la population du globe, de chiffrer l’augmentation inéluctable et nécessaire de ses besoins en énergie, et de faire le bilan des moyens de les satisfaire.
Le nombre total d’hommes vivant sur terre, qui n’atteignait pas 2 milliards en 1900, dépassera 6 milliards en 2000 et il devrait se stabiliser aux alentours d’une dizaine de milliards à partir du milieu du prochain siècle. La consommation mondiale d’énergie représente actuellement l’équivalent d’une quinzaine de milliards de tonnes de charbon par an. Mais il existe d’énormes disparités, qui dépassent un facteur 100 par habitant, entre la consommation des pays les plus gourmands et celle, proche de la disette, des moins bien pourvus. On ne voit pas comment notre planète pourrait connaître une paix et une stabilité durables tant que des inégalités aussi choquantes n’auront pas disparu.
La liste des sources d’énergie qui sont dès à présent utilisables ou qui le seront dans les cent ans à venir est vite faite. Elle comprend les combustibles fossiles (charbon, gaz et pétrole), l’énergie solaire (captée directement ou utilisée par voies détournées telles que l’hydraulique, la biomasse, etc.) et l’énergie nucléaire de fission. La possibilité de tirer parti de la fusion nucléaire à des fins énergétiques est beaucoup trop aléatoire pour être envisagée à cette échéance. Eu égard à l’immensité des besoins, les quelques ressources auxquelles on peut faire appel sont beaucoup plus complémentaires que concurrentes.
Chacune d’entre elles présente des avantages et des inconvénients. Songeons au problème de l’émission sans cesse accrue des gaz à effet de serre, qui a été le thème central de la récente conférence de Kyoto sur l’environnement. Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître que l’activité humaine et en particulier la combustion des hydrocarbures sont en partie responsables des augmentations de température enregistrées à la surface de notre planète. Ainsi se trouve enclenché un mécanisme dont on a toute raison de penser qu’il va aller en s’amplifiant et toute raison de craindre qu’il ait des conséquences extrêmement néfastes sur le climat, sur notre environnement et en définitive sur les conditions de vie de très nombreux humains.
L’un des rares moyens disponibles pour réduire de façon significative les émissions de gaz à effet de serre est de développer massivement l’usage de l’énergie nucléaire, comme l’exemple de la France le démontre de façon spectaculaire. Les faits sont têtus, et si le diagnostic actuel se confirme, la nécessité du traitement finira par s’imposer. Ne serait-ce que pour cette raison, il est fort probable que le développement de l’énergie nucléaire reprendra à grande échelle dans le monde, peut-être beaucoup plus tôt que la plupart ne l’imaginent aujourd’hui. Alors les réacteurs à neutrons rapides, qu’on les utilise en producteurs ou en consommateurs de plutonium, reviendront inéluctablement sur le devant de la scène. En tout cas il est inadmissible que nous nous privions délibérément des moyens de nous préparer à cette perspective.
Lorsque Superphénix a été mis en service en 1986, on envisageait qu’il fonctionne environ une trentaine d’années, soit jusqu’à l’époque où se posera la question du renouvellement des premiers réacteurs à eau du parc d’EDF actuel. Dieu sait ce qui peut se passer d’ici là ! Tuer Superphénix aujourd’hui, c’est porter un coup fatal à une filière de réacteurs qui joue un rôle essentiel dans une stratégie énergétique soucieuse de l’avenir, comme l’ont bien compris tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis quarante ans.
Alors que nous baissons les bras, d’autres pays poursuivent leurs efforts sur la voie des réacteurs à neutrons rapides, tels la Russie, le Japon et l’Inde, ou ils s’y engagent, telle la Chine. Le moment venu nous n’aurons d’autre recours que de nous tourner vers ceux qui auront su montrer plus de clairvoyance et de persévérance que nous, et qui détiendront alors des techniques que nous aurons délibérément abandonnées alors que la place qu’occupe encore aujourd’hui la France dans ce domaine est reconnue dans le monde entier.
La porte ouverte à d’autres abandons
Ne nous abusons pas. En faisant de Superphénix leur cible privilégiée, les mouvements antinucléaires internationaux savent bien qu’ils attaquent au cœur le dispositif nucléaire français. Trop d’entre nous ont tendance à emboîter le pas, par manque d’information objective. On peut craindre que les assauts contre Superphénix ne soient que le début d’une campagne de grande envergure qui vise en fait l’arrêt du programme nucléaire national. Nous en voyons déjà les signes avant-coureurs avec les attaques contre La Hague, contre l’installation de laboratoires souterrains. On voit bien se dessiner une vaste manœuvre pour remettre en cause l’utilisation du plutonium, puis toute la politique du cycle du combustible, afin de paralyser par l’aval le fonctionnement des centrales nucléaires elles-mêmes. Il faudrait être aveugle et sourd pour ne pas percevoir ces menaces. Tout abandon en facilite et en appelle un autre.
∗
Quoi qu’on puisse en penser sur le fond, les conditions dans lesquelles l’arrêt de Superphénix ont été décidées sont tout à fait choquantes. Il s’agit d’un acte arbitraire, sacrifiant pour des raisons de circonstance un grand programme qui n’a de sens que dans la durée. Les décisions ont été prises sans concertation ni préparation, en refusant tout débat parlementaire préalable. Au-delà du sort de Superphénix, du devenir de la filière des réacteurs à neutrons rapides, et même de la place du nucléaire dans l’ensemble de la politique énergétique nationale, il y a là un problème de fond pour le fonctionnement d’une démocratie moderne.
2 Commentaires
Ajouter un commentaire
Ouf, 6000tonnes de sodium, une catastrophe nucléaire évitée
Oubli des de sodium, qui brulent dans l’eau d’une fuite d’une centrale nucléaire, conçue par les supermans des grands corps d’états, qui se déclarent infaillibles !! Les hommes et même les super X, ne sont pas infaillibles à perpétuité et donc tôt ou tard, inévitablement, une centrale nucléaire pétera en France, faisant évacuer toute une région, inhabitable pour des siècles, comme à Tchernobyl et Fukushima, coulant économiquement la France, avec une perte de plusieurs mille milliards d”€ !!
Commentaire d’un X62 qui a honte de sortir de cette école de nucléocrates fous !! Et ces nucléocrates recommencent avec 16 miliards d”€ dans ITER, bien moins dangereux, voué à un échec total, et avec 9 milliards au lieu de 3 avec les EPR, eux aussi dangereux.
Enfin, personne, même écologiste, ne propose de supprimer progressivement 30 centrales nucléaires et autant en combustibles fossiles, qui servent au chauffage et à la climatisation, en conservant la chaleur solaire de l’été pour se chauffer en hiver de façon simple, comme fonctionnant depuis 2007 à http://www.dlsc.ca, solution sans CO2, sans radioactivité, sans pollution, gratuite à l’usage perpétuellement, et ne consommant rien !!
Vu la simplicité technologique, on peut se bricoler cette solution de chauffage dans son jardin avec un peu d’obstination, et d’imagination pour en réduire le prix, gratuit à l’usage, inusable, sans CO2, sans risques radioactifs, sans particules, ne consommant plus rien après installation. !!
@ dedeire : Voilà qui est
@ dedeire : Voilà qui est bien dit !… Je ne serai pas seul à me sentir atterré par les discours raides sur le pli du pantalon de ce X‑Man arrogant !… On peut ajouter que puisque lui et ses congénères tiennent tellement à l’indépendance énergétique de la France, pourquoi avoir systématiquement sacrifié la filière des réacteurs au thorium, pourtant plus facile, nettement moins coûteuse et ( surtout !) moins dangereuse !…
La réponse bien sûr est hélas évidente, loin des discours officiels : il s’agit surtout de maintenir un contrôle des financements, tandis que les « experts » ne sont des potiches et des marionnettes, et la filière au thorium aurait moins été rentable pour les oligarchies au pouvoir ( et notamment, les commissions et rétro-commissions ) !…
Rien que le fait que l’on ne peut pas contrôler les gisements de thorium plaidait contre lui, puisqu’on ne peut pas organiser la rareté à la source : il y en a partout, notre planète est une boule de thorium !…
La fermeture de Creys-Malville ( que certains avaient rebaptisé « l’Ankou » … en Isère, à 800 kms des Monts d’Arrée ) fut sans doute, la première décision politique intelligente dans notre pays depuis longtemps !…
Ce chaudron d’Enfer aura été éteint avant de futures catastrophes … rendant inhabitable en partie la vallée du Rhône : les exemples de Tchernobyl et maintenant Fukushima sont pourtant assez édifiants !… Leurs bilans ( toujours provisoires, ce qu’on oublie trop vite, surtout pour l’Ukraine !…) aussi !…
Superphénix n’était intéressant que comme laboratoire … et donc tout à fait inutile, puisque Phénix fonctionnait déjà : cette machine à faire les déchets les plus dangereux ( le plutonium est un déchet ! )était la preuve que les lois de l’Univers ne nous sont que partiellement connues … ce qu’ont confirmé depuis les dernières avancées en Astrophysique, avec la Matière et l’Energie Noire , et le fait que nous ne connaissions plus que 5% de l’Univers !…
Et donc, il fallait pousser les expériences bien plus loin ( en les faisant par exemple sur la face cachée de la Lune, ce ne serait pas du luxe ! ) avant d’envisager le passage à un outil industriel !… ( Etrangement, dans les années 60, contemporain donc de la mise en chantier des parcs des centrales nucléaires, c’est un autre outil industriel prometteur, l’antigravitation, qui « s’évaporait » sans explications ou presque, embarrassées … et avec « poudre d’escampette » )