Maîtriser deux cultures
Cet article relate l’expérience vietnamienne, vécue en commun, de deux camarades qui ont chacun acquis les deux cultures, asiatique et occidentale. Pierre Ventadour explique comment la pratique de la langue chinoise a constitué le ressort principal du développement de son activité en Asie. Tran Quoc Anh décrit comment son passage à l’X et sa formation d’ingénieur lui ont permis de revenir au Viêt-nam en apportant son savoir et son expérience industrielle.
ÉTAPE VIETNAMIENNE DANS UNE TRAJECTOIRE ASIATIQUE
Pierre Ventadour (57)
Premier contact avec l’Asie
Fraîchement nommé directeur général de la banque que le Crédit Lyonnais avait décidé d’ouvrir à Singapour pour couvrir l’Asie du Sud-Est, l’Inde et l’Australie, à la fin de novembre 1978 j’atterrissais à Singapour, et pour la première fois je posais le pied en Asie.
Il m’apparut bien vite que la vision du monde asiatique que nous avions depuis l’Europe n’était pas conforme à la réalité des choses car biaisée à la fois par l’ethnocentrisme et l’exotisme. Par l’ethnocentrisme quand nous jugeons les Asiatiques à travers notre propre système de références et de valeurs, en considérant qu’ils sont dans la bonne voie quand ils cherchent à nous ressembler. Par l’exotisme lorsque séduit ou impressionné par la différence, nous regardons l’autre culture avec une admiration non fondée.
L’observateur ingénu que j’étais prit vite conscience que les pays d’Asie orientale vivaient une révolution industrielle et économique de même nature que celle de l’Europe et des États-Unis un siècle auparavant. Singapour ouvrait la voie de la modernité économique. Aux différences d’échelle et de culture près, la Malaisie, l’Indonésie, Taiwan et la Corée du Sud suivaient la même trajectoire.
Je décidai donc de positionner l’activité de la banque sur les opérations de haut de bilan et de financement des investissements, activités en plein développement pour lesquelles les banques établies de longue date avaient encore peu d’expérience. Je compris également que si la modernité de son développement industriel faisait qu’en apparence l’Asie ressemblait à l’Occident puisqu’elle lui empruntait les outils technologiques qu’il avait créés, elle en différait par l’essence de sa pensée et de sa culture. Je décidai donc d’apprendre la langue chinoise pour comprendre les mentalités et m’insérer dans le monde chinois, facteur d’intégration économique de la région.
L’amitié d’un banquier chinois
C’est à la Banque de Chine que je rendis ma première visite car son directeur général occupait de fait la position d’un ambassadeur officieux de la Chine que Singapour, à l’époque, n’avait pas encore reconnue. M. Xue Wen Lin avait un peu plus de 60 ans, il était aussi directeur général adjoint et membre du Conseil d’administration de la Banque de Chine à Pékin. Il ne parlait pas anglais, un interprète traduisait. Après les premiers mots de bienvenue, il demanda mon âge, et s’étonna qu’une banque puisse nommer un directeur général qui n’avait que 42 ans. Il me demanda ensuite de lui raconter mon histoire.
Lorsque je lui annonçai que j’avais commencé à apprendre le chinois, il me prévint que ce ne serait pas facile mais qu’il m’aiderait. À partir de ce jour, il manifesta vis-à-vis de moi des marques d’intérêt en permanence. Ainsi, dans les cérémonies officielles, il m’installait à un rang supérieur à celui que justifiait mon poste, et passait de longs moments de conversation avec moi, en m’obligeant à balbutier en public mon chinois naissant. La Banque de Chine de Pékin, qui gérait les réserves de change du pays, développa à travers le monde un courant d’affaires très important avec la banque nouvellement créée, la Banque de Chine de Singapour acceptait de codiriger les opérations financières internationales que nous dirigions.
M. Xue Wen Lin quitta Singapour au milieu de 1983 pour prendre la direction de la Banque de Chine à Hong-Kong et préparer le rattachement de l’île. Avant son départ, il me conseilla de continuer à m’intéresser à l’Asie, en déclarant que les véritables freins aux échanges étaient la barrière linguistique et les obstacles culturels, et m’assura de son appui.
Retour en France… vers de nouvelles opportunités asiatiques
Je rentrai à Paris en décembre 1983 et restai en relations épistolaires avec M. Xue Wen Lin à qui j’allais rendre visite à Hong-Kong. J’allais le soir à l’Université, passai une licence en 1985, et partis passer mes vacances d’été au département de philosophie de l’université de Taipei pour préparer mon mémoire de maîtrise.
Je travaillais à la création de la société CODASIE, projet pour lequel l’appui de M. Xue Wen Lin, de la Banque de Chine, de beaucoup d’amis et d’institutions chinoises ne me fut jamais ménagé. La société fut créée en janvier 1989 mais après les événements de T’ien an Men en juin de la même année, la Chine entrait dans une période de latence, et il fallait momentanément se tourner vers d’autres pays.
François Missoffe, qui m’avait donné appui et conseil, orienta vers CODASIE une délégation vietnamienne de l’industrie cimentière qui venait en France pour la première fois dans le cadre d’une visite privée. Le chef de la délégation, qui avait servi dans l’armée de Libération, ne parlait ni français ni anglais, mais parlait bien chinois, ce qui nous permit de communiquer. Cette situation créa très vite des liens de connivence et d’amitié personnelle. Il évoqua le désir du directeur général de l’Union des Cimenteries du Viêt-nam de venir en Europe pour associer des partenaires étrangers à la modernisation de l’industrie cimentière du Viêt-nam.
Celui-ci vint l’année suivante, il ne parlait pas français, mais anglais et chinois et la pratique de la langue chinoise s’avéra à nouveau utile. Elle m’avait ainsi permis, par le plus grand des hasards, de nouer, et par la suite de développer, des relations d’affaires avec le monde vietnamien que je ne connaissais pas jusque-là. Le Viêt-nam avait des techniciens et des ingénieurs compétents mais ne disposait pas de la capacité financière suffisante et devait faire appel à du capital étranger et emprunter en devises. Il lui fallait exporter du ciment pour amortir ses emprunts.
Il fut décidé d’associer, à côté du partenaire européen, un partenaire singapourien. Singapour en effet ne dispose pas de cimenteries, ses ressources en calcaire sont insuffisantes, et la protection de l’environnement n’autorise pas leur exploitation. Pour garantir son approvisionnement à long terme à un coût économiquement acceptable en se protégeant contre les fluctuations du marché, il était intéressant pour Singapour de s’associer à un projet cimentier étranger. Les capitaux disponibles à Singapour sont abondants, s’associer à un partenaire européen disposant d’une bonne technologie est dans le droit fil de la politique du gouvernement. Les partenaires européen et singapourien s’associeraient pour participer ensemble au projet vietnamien. Une partie du ciment devait être exportée vers Singapour pour y être utilisée ou le cas échéant revendue sur le marché régional.
La crise économique qui frappa l’industrie européenne des matériaux de construction ne permit pas de mener le projet à son terme.
Mais la confiance était établie avec les interlocuteurs vietnamiens et les relations ne furent pas interrompues. Puisque le partenaire européen ne souhaitait plus investir, il fut proposé de poursuivre les relations dans le domaine de la coopération technique. L’Union des Cimenteries du Viêt-nam demanda au partenaire européen d’être son conseiller. Tran Quoc Anh et moi-même allions participer dans ce cadre à plusieurs missions qui vont être relatées dans la partie de l’article qu’il a lui-même rédigée.
Conclusion
De cette expérience, je pense que l’on peut retenir un enseignement important. L’Asie orientale possède à l’évidence un grand potentiel de développement. Les pays de la région, de vieille culture, disposent de ressources naturelles importantes, de main- d’œuvre efficace, et il y existe de nombreux besoins à satisfaire. Souvent, pour un Occidental, s’insérer dans le processus en cours n’est pas aisé, et aujourd’hui beaucoup d’entreprises expérimentent ces difficultés. La première condition à satisfaire pour avoir des chances de succès est la maîtrise de l’interface culturelle, qui seule permet de franchir la barrière de la langue et de surmonter les obstacles qui trouvent leur origine dans la différence des pensées et des comportements.
L’INGÉNIEUR PÈLERIN
TRAN Quoc Anh
Entré dans un groupe cimentier français pour la mise en œuvre de micro-ordinateurs en contrôle-commande d’usines, je ne connaissais la cimenterie que par les aspects d’un système vu par un informaticien.
Il se trouvait qu’à l’époque ce groupe avait créé un centre technique convivial, d’architecture moderne et ouverte, pour faciliter les contacts et offrir un accueil de qualité aux cimentiers venant en visite du monde entier. Pierre Ventadour y accompagnait justement une délégation vietnamienne en tournée en France, et ce fut ainsi que je fis sa connaissance.
J’ai pu d’abord me rendre utile comme interprète technique et traducteur de rapports, propositions, contrats et autres documents, puis la complicité polytechnicienne aidant, j’ai fini par m’engager avec lui dans les missions de coopération technique que CODASIE envisageait de mener auprès de l’Union des Cimenteries du Viêt-nam (UOC, actuellement la VN Cement Company ou VNCC).
Tran et Ventadour sur le site de la carrière de Hoàng Thach. On voit l’usine à l’arrière-plan.
Ce fut l’occasion d’un véritable changement de métier, de l’informatique vers l’ingénierie cimentière, qui m’amena à actualiser sur le tas mes connaissances en électrotechnique, en chimie, en géologie et même en vietnamien, du moins dans la langue technique que j’avais commencé à oublier depuis que je vis en France.
J’ai été étonné au début de l’intérêt porté par le Viêt-nam à l’industrie du ciment. Comment un secteur bien moins connu que le pétrole, le charbon, le riz, le café et le caoutchouc peut-il être promu industrie “fer de lance” dans le combat national contre la pauvreté et le sous-développement ? C’est que la consommation locale est très forte. Les responsables vietnamiens se rendent compte que le développement économique passe par le développement des infrastructures matérielles.
La télévision de Hanoi donne ainsi quotidiennement les productions des grandes cimenteries du Nord, Hoàng-Thach et Bim-Son. À la frénésie de la construction d’hôtels, de logements mais aussi de routes, ports et usines, répond la fièvre de bâtir de très grosses lignes de production de ciment, de capacité supérieure à 1 million de tonnes par an.
L’importance du ciment pour le Viêt-nam fut pour moi une raison supplémentaire de motivation dans mon nouveau métier, et ce fut avec ferveur que je pris mon bâton de pèlerin pour faire le voyage en Orient. Nous menâmes avec Pierre Ventadour, de 1989 à 1993, une série de missions au Viêt-nam dans les grandes cimenteries, en compagnie d’autres spécialistes (directeur industriel, géologue, économiste…).
À l’origine il nous était uniquement demandé de coopérer sur la cimenterie de Ha-Tiên, dans le Sud. Mais s’étant vite aperçus de l’intérêt que présentaient nos prestations pour eux, les responsables vietnamiens nous ont ensuite ouvert le domaine d’intervention en l’étendant à d’autres cimenteries sur l’ensemble du territoire.
Ces missions furent essentiellement des prestations intellectuelles, dont voici quelques exemples.
Assistance à la cimenterie de Ha-Tiên pour son équipement en centrale électrique
Les responsables vietnamiens se sont aperçus qu’une énergie électrique insuffisante pouvait occasionner une perte de plus de 50 % de productivité. Ils ont donc décidé d’équiper l’usine d’une centrale fiable et de puissance suffisante, capable de fournir plus de 10 MW en plus de l’installation existante de 2 MW.
À ce niveau de puissance l’installation devient nettement plus complexe.
Nous avons donc reçu comme mission de réaliser une étude de définition et de dimensionnement de la centrale à pourvoir, avec les dispositifs de raccordement avec le réseau interne de l’usine.
Après une étude comparative approfondie des diverses possibilités, la solution préconisée, à base de moteur Diesel, fut retenue par nos interlocuteurs.
Par la suite, l’UOC inclut systématiquement la fourniture de centrale électrique de 10 MW minimum dans tout cahier des charges pour cimenteries dans le sud du Viêt-nam.
Étude de faisabilité pour la construction d’une nouvelle cimenterie
Il s’agit de rechercher le meilleur site pour construire une cimenterie de plus de 1 million de tonnes de capacité, près de Ha-Tiên, l’une des rares régions du Sud à disposer d’une réserve suffisante de calcaire.
C’est une pré-étude de faisabilité technique, économique et industrielle, dans laquelle l’évaluation de la qualité et du coût de production du futur ciment est importante.
D’où l’accent sur les considérations stratégiques et logistiques : examen des réserves en calcaire et en argile, problèmes de transport des approvisionnements et des produits par voies terrestres ou maritimes.
L’équipe de mission insista donc sur l’investigation géologique des sites de carrières et la position du port maritime, ainsi que sur l’approvisionnement en électricité et en eau douce. L’eau saumâtre dans l’argile, par exemple, peut augmenter le pourcentage de chlore, préjudiciable au procédé de fabrication.
L’étude exigea ainsi une implication importante sur le terrain, depuis les massifs calcaires jusqu’à la baie de Ha-Tiên, et donna l’occasion à l’équipe de mission de découvrir une région aussi belle que la baie d’Along et pourtant peu connue des touristes… sauf des pèlerins qui viennent de tout le pays honorer un temple bouddhiste construit dans une grotte.
Les conclusions de l’étude furent que le prix de revient du ciment produit sur ce site serait supérieur au prix de revient dans des conditions normales.
Les autorités décidèrent pourtant de construire la cimenterie : elles estimaient que les besoins locaux étaient largement suffisants pour garantir des débouchés.
Assistance à maître d’ouvrage : cimenterie de Hoàng-Thach II
Le Viêt-nam disposait déjà à Hoàng-Thach, dans le Nord, près de la baie d’Along, d’une usine construite par les Danois.
Fin 1992, la direction d’UOC Hanoi envisageait de construire une nouvelle ligne de 1,2 million de tonnes par an et avait déjà fait une étude de faisabilité. Elle nous demanda une mission de conseil et d’assistance technique pour qualifier cette étude, ainsi que le cahier des charges à envoyer aux fournisseurs. La mission effectua aussi sur le terrain une revue des problèmes de carrières de calcaire et d’argile, de mécanique des sols, et de technologies modernes de contrôle de procédés.
L’UOC a pu ainsi bénéficier d’une aide opérationnelle pour lancer son projet, qui est en cours de réalisation.
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Ces missions donnent une idée des besoins que pourrait avoir l’industrie vietnamienne en matière de conseil et d’assistance. D’autres missions font apparaître que les responsables vietnamiens, notamment au niveau du terrain, sont très demandeurs de références leur permettant de faire des comparaisons entre leurs installations et des équivalents en France, en particulier en ce qui concerne les manuels de procédures et les ratios de production et d’entretien. Un autre type de préoccupations concerne la modernisation au plan du contrôle de qualité, du contrôle de procédés et de l’instrumentation, afin d’obtenir des produits plus concurrentiels, y compris dans le cadre de la compétition entre entreprises vietnamiennes.
Mais tout au long de ces interventions, j’ai pu mesurer en permanence à quel point ma double compétence, dans le domaine technique, et dans la langue, s’est avérée utile. Chacune séparément ne suffit pas : imaginez, par exemple, ce que donnerait une traduction au mot à mot dans des projets aussi complexes !
En conclusion on peut penser que la demande de prestations de conseil et d’assistance existe au Viêt-nam, et elle y est motivée par les mêmes raisons qu’ailleurs :
- le transfert de compétences : les cadres vietnamiens, tout en disposant manifestement de capacités intrinsèques, sont prêts à bien accueillir l’expérience, surtout lorsqu’elle vient d’un pays ayant une bonne image industrielle comme la France ;
- l’apport d’une intervention extérieure : de leur aveu même, elle induit naturellement en interne davantage de motivation et de rigueur.
Mais ici comme ailleurs, et ceux qui font le métier de conseil le comprendront facilement, il est crucial d’être capable de parler le même langage que ses interlocuteurs, dans tous les sens du terme.