Vigilance et organisation, les leçons du Titanic
Il peut paraître surprenant de tirer du naufrage du Titanic des leçons pour le pilotage de nos entreprises. Pourtant le déroulement ci-après des événements met en évidence des éléments qui font souvent obstacle à la vigilance : accaparement des esprits par l’urgence, confiance aveugle dans les systèmes, communication dégradée par les cloisonnements, frilosité face aux enjeux1.
15 avril 1912
- 13 h 42 : message du Baltic au Titanic : » Champ de glace à 41° 51 nord et longitude 49° 52, vous allez droit dessus. » Il est remis au commandant Smith qui le met dans sa poche et l’oublie. Il le transmet plus tard à Bruce Ismay, président de la White Star Line (propriétaire du bateau), qui l’accroche au poste de conduite et l’oublie lui aussi.
C’est que le commandant est affairé auprès de personnalités qui le harcèlent : » J’espère que nous arriverons à l’heure ! » Les uns ont des trains à prendre, les autres des interviews : la presse a été convoquée et il n’est pas question d’être en retard.
Bruce Ismay, lui, a peur des vagues, si l’on peut dire. À deux passagères qui s’inquiètent du message qu’elles ont vu au poste de pilotage, il répond qu’il n’y a aucun risque, et il fait augmenter la puissance des machines.
- 19 h 30 : message du Californian : » Nous sommes bloqués par des icebergs vers lesquels vous vous dirigez. » Le radio du Titanic, Phillips, oublie de le transmettre : il essaie désespérément d’établir un contact à terre pour transmettre des messages urgents des passagers, des ordres de Bourse notamment.
- 22 h 30 : nouvelle tentative du radio du Californian, mais Phillips le coupe : » Shut up ! je communique avec Cape Race. » Le premier part se coucher, se disant qu’il ne peut rien arriver à un insubmersible. La presse le disait : avec son système de navigation d’avant-garde, sa coque divisée en 16 compartiments, le Titanic est insubmersible.
Il est de même difficile de trouver l’écoute de personnes accaparées par l’urgence et pour lesquelles ce qu’on dit est de l’ordre de l’impensable2.
- 23 h 45 : le Titanic heurte l’iceberg. Ou plutôt, c’est là le drame, il le racle : le commandant a ordonné barre à gauche toute et machine arrière, de sorte que le bateau a effleuré l’iceberg. La coque est déchirée sur plus de 100 mètres, ce qui rend le système des caissons inutile.
Est-ce un branle-bas de combat ? Non, pas sur un insubmersible. L’ingénieur Andrews, qui a conçu le bateau, estime pourtant qu’il faut évacuer dans la demi-heure, mais personne ne le croit.
- 0 h 15 : envoi du premier SOS. On attend même quarante-cinq minutes pour informer l’officier en troisième qui a pourtant un rôle clé. La communication est catastrophique : des Anglais font de l’humour au bar : » Garçon, pas la peine de nous apporter des glaçons, il y en a dehors. » Ils ont certes trop bu, mais, de son côté, l’orchestre ne joue pas au dernier moment Plus près de toi mon Dieu, comme le dit la légende, mais un ragtime intitulé Automne.
- De 0 h 15 à 2 heures : c’est la panique. Le second hurle : » Tout le monde à bâbord « , pour redresser le bateau (un 46 238 tonnes !). Il n’y a pas assez de chaloupes : 16 pour une contenance totale de 1 178 places, alors qu’il y a 3 547 personnes. On s’est contenté d’appliquer la réglementation spécifiant qu’un bateau de plus 15 000 tonnes doit avoir au moins 16 canots : à quoi bon des chaloupes sur un insubmersible ? Les marins les descendent à vide pour éviter une rupture des câbles : ils ne savent pas qu’il est possible sur le Titanic de les descendre à pleine charge. On ne sauve finalement que 711 personnes.
Pour se préparer aux situations de crise, on recommande souvent de faire des exercices à froid. Mais faire s’entraîner à affronter des situations » impensables » n’est pas une mince affaire, pas plus dans les entreprises ordinaires que pour le Titanic.
Ambiance
On dit que les équipes qui gagnent sont celles qui sont soudées, mais il aurait fallu être un sacré entraîneur pour mettre une joyeuse ambiance dans le staff du Titanic.
Wilde espérait être le premier du Titanic et n’est pas content d’être là comme second. Murdoch, commandant en troisième, avait espéré être second et passe son temps à court-circuiter Wilde. Les vigies sont en colère : elles avaient fait grève pour obtenir des jumelles, innovations réservées à la hiérarchie, avec une puissance proportionnée aux galons. L’ambiance est telle que, quand le commandant s’inquiète des icebergs, il ne réunit pas son staff pour se concerter face au danger.
On dit que la troupe est à l’image du chef. Mais qui est le chef ? Est-ce le commandant Smith ? Il a été admirable et est mort comme il se doit. Est-ce Bruce Ismay, président de la compagnie ? Son comportement a fait scandale. Non seulement il a fait pression pour ne pas tenir compte des messages d’alerte, mais il s’est ensuite précipité sur une chaloupe, se frayant un chemin à coups de revolver.
Des enjeux qui tétanisent
On pourrait se contenter de dire que Bruce Ismay était un pleutre et qu’il faut choisir de bons chefs pour les périodes troublées. Ce n’est pas toujours si simple.
L’enjeu de cette traversée est de faire pièce aux prétentions hégémonique de l’Allemagne : l’amiral Tipitz relançait la marine allemande en s’appuyant sur une collusion occulte des banques et des chemins de fer. En 1900, le Deutschland avait pris le ruban bleu. L’enjeu n’est pas seulement symbolique, il est de savoir qui va capter le lucratif marché des émigrants d’Europe vers l’Amérique.
Les Anglais ont réagi en finançant la construction de trois géants, l’Olympic, le Gigantic et le Titanic, par un montage sophistiqué de sociétés emboîtées : la White Star ou plutôt l’Oceanic Steam Navigation Co, possédées par l’International Navigation Co, propriétaire de l’International Mercantile Marine Co, qui englobe la British and North Atlantic Navigation Co, on s’y perd. Les vrais maîtres de ce dispositif, le banquier JP Morgan et Lord Pirrie, directeur des chantiers Harland & Wolff, se sont mis d’accord pour nommer un président potiche, Bruce Ismay, fils du fondateur de la Steam Navigation Company.
C’est un coup médiatique qui est visé dans cette traversée. Il faut donc que tout se passe comme prévu. Pour éviter tout risque, il faudrait passer un peu plus au sud, et faire arriver le bateau avec une demi-journée de retard. Bruce Ismay est sur un siège éjectable, et c’est impensable pour lui.
De la vigilance
On voit quels obstacles il faut surmonter pour exercer une vigilance quand les gens n’ont pas le temps de prêter attention aux signaux faibles, qu’ils sont trop sûrs d’eux, qu’il faut remettre en cause les cloisonnements et la hiérarchie et prendre des mesures qui risquent de dégrader l’image de l’entreprise. On comprend alors qu’on observe régulièrement des Titanic dans la vie des affaires. Parer à ce risque demande d’imaginer des méthodes qui prennent du temps à ceux qui n’en ont guère et qui soient raisonnablement subversives. Méfions-nous des méthodes qui font miroiter des prévisions sans peine.
1. Nous tirons parti de » Le Titanic, une leçon pour nos entreprises ? « , Hubert Landier, Gérer et Comprendre, n° 4, septembre 1986, et d’investigations complémentaires sur des faits que la légende a occultés. Voir Philippe Masson, Titanic, le dossier du naufrage, Tallandier, 1987.
2. L’article » Pour une autre théorie de la décision : retour sur la faillite de la Barings et de sa hiérarchie » (Y.-M. Abraham et C. Sardais, Gérer et comprendre, n° 92, juin 2008) montre que des messages d’alerte répétés n’ont pas été entendus par la hiérarchie de la Barings parce qu’ils étaient de l’ordre de l’impensable.