Introduction à une prospective de protection sociale
La communauté européenne, devenue Union européenne depuis le traité de Maastricht, poursuit sa construction au travers du marché intérieur, de l’union économique et monétaire et d’un espace social.
Le contexte de la construction communautaire est donc triple, politique, économique et social, mais avec des poids et des impacts différents pour chaque volet, quoique aucun ne soit négligeable et que l’Europe ait besoin de ce trépied pour avancer et garder sa stabilité.
L’espace social
C’est un élément complémentaire et parallèle à l’espace économique, c’est un élément indispensable à la crédibilité de l’Union pour les citoyens et à la réussite de la cohésion européenne, car sans un minimum de consensus social, la réussite des objectifs économiques pourrait être compromise.
Or ce volet de la construction européenne est en retrait par rapport aux autres volets, politique et économique, malgré l’Acte Unique de 1986 qui a voulu mettre l’accent sur les aspects sociaux de la construction européenne, un peu négligés depuis le traité de Rome de 1957 et malgré la Charte Sociale de 1989, non signée par la Grande-Bretagne. Une raison bien simple en est que, dès l’origine, le social est resté de la compétence presque exclusive des États membres (principe de subsidiarité) ; l’Acte Unique est resté d’une portée limitée et insuffisante, car l’unanimité des États membres est restée de rigueur pour tout ce qui concerne les droits et intérêts des travailleurs.
La constuction européenne étant triple, peut-elle aboutir si un des volets reste en arrière, au risque d’arriver alors à une impasse ou à un rejet ?
Perspective de la protection sociale
La protection sociale peut être définie comme l’ensemble des mécanismes de transfert qui visent à protéger les habitants d’un pays contre les risques sociaux, quels que soient les secteurs d’action de ces mécanismes, privés ou publics. Dans cette protection sont inclus des mécanismes relevant de la solidarité (RMI, prestations familiales…,) et des prestations qui sont plus proches de dispositifs d’assurance (accidents du travail, chômage de courte durée…,) ; cette protection se manifeste tant par sa vocation à couvrir l’ensemble de la population que par l’absence de proportionnalité entre les cotisations prélevées pour son financement et la vulnérabilité individuelle des personnes couvertes.
Cette protection sociale est ainsi un vecteur essentiel de la cohésion sociale. C’est une composante fondamentale et en même temps un trait distinctif du modèle européen de société ; c’est veiller à ce que personne ne soit abandonné à son sort en cas de pauvreté, de maladie ou d’invalidité.
Ce terme de protection sociale revêt un sens plus large que d’autres expressions, telles que celui de sécurité sociale ; l’effort social de la nation recouvre totalement ou partiellement les charges pesant sur les ménages (cf. annexe au projet de loi de finances pour 1997) pour cause :
– de maladie,
– de maternité,
– d’accidents du travail et de maladies professionnelles,
– d’invalidité,
– de vieillesse et de décès,
– de situations de famille,
– de logement,
– de chômage et de formation professionnelle,
– de divers risques sociaux (pauvreté, précarité).
Or la mondialisation de l’économie, les déficits publics accumulés et l’intégration européenne laissent de moins en moins de marges de manoeuvre aux États pour chercher à améliorer les conditions de vie de leurs citoyens ; un domaine, où les possibilités d’agir subsistent et demeurent entre leurs mains, est celui de la protection sociale.
Mais le renforcement prochain de l’UEM avec l’arrivée de l’euro et l’adoption de critères de convergence pour l’économie vont contribuer à renforcer les contraintes financières auxquelles est soumise l’adaptation de la protection sociale, d’où une question fondamentale : les choix en matière de cohésion et de solidarité peuvent-ils être implicitement prédéterminés par les choix qui prévalent dans d’autres domaines d’actions ? ou bien n’y a‑t-il pas contradiction d’origine ou dialectique entre nos objectifs (la croissance, l’emploi et la protection sociale) et les instruments choisis pour les atteindre (union économique et monétaire approfondie, doublée seulement d’une union sociale molle).
C’est un problème de fond qui mérite la contribution au débat de tous. Il n’est donc pas étonnant que la question ait été posée au groupe X‑Europe et rien n’interdit de sortir à cette occasion des sentiers consensuels.
Importance relative de l’effort social, cas de la France
Nous allons examiner sur le cas de la France ce que représente globalement la protection sociale, les efforts globaux des autres États européens étant sensiblement similaires (État-providence), quoique avec des différences dans le mode de couverture des dépenses (plus ou moins de cotisations sociales et plus ou moins d’impôts ou de ressources publiques affectées), dans la répartition des responsabilités (plus ou moins d’État), dans le choix des risques couverts (plus ou moins d’aides à la famille, aux chômeurs, etc.).
En France, les dépenses sociales s’élèvent en 1995 à 2 299,9 milliards de francs, en regard d’un PIB (production intérieure brute) de 7 674,8 milliards de francs et d’un budget de l’État de 1 596,8 milliards, soit en pourcentages :
– dépenses sociales/PIB ~ 30 %
– dépenses sociales/budget ~ 144 %.
– dépenses sociales/consommation nationale ~ 62 % (hors investissements).
Les prélèvements obligatoires effectifs des administrations et des institutions communautaires (impôts et cotisations sociales réelles, en évitant les doublons) représentent 44,2 % du PIB, soit beaucoup plus que le Japon et les USA, aux alentours chacun de 32 % (pour ces pays, il est vrai, une part importante des dépenses de protection sociale est laissée à l’initiative de chacun, en raison d’un choix de société plus libéral et moins social-démocrate, sans vouloir porter de jugement de valeur sur les efficacités réciproques de ces choix).
Pour la France, la tendance à prestations et législation constantes, sans introduire de prestations nouvelles, serait un alourdissement d’environ 30 % pour les vingt prochaines années. Les prestations sociales ont un coût d’opportunité, le revenu national n’étant pas illimité, ni non plus obligatoirement croissant ; leur accroissement restreindrait les ressources publiques ou privées disponibles pour d’autres usages, d’où l’infléchissement récent vers le strict minimum de la prestation de grande dépendance par rapport à ce qui avait été promis, les efforts actuellement déployés pour mettre un frein aux prélèvements obligatoires et les discussions, conférences, tractations…, en de multiples enceintes.
Sujets et perspectives retenus pour cette prospective
Certains pensent que le volet social de la construction européenne peut se construire ex abrupto, par lui-même et proposent à cet effet des programmes nouveaux d’action (service civil, temps de travail partagé, etc.), en les mettant en cohérence avec l’existant.
Nous ne le pensons pas, compte tenu des impacts mutuels du social avec les volets politique et économique.
En s’en tenant au seul volet social et sans vouloir sombrer dans l’épicerie comptable, compte tenu de l’interaction mutuelle entre les divers aspects de l’amélioration de la protection sociale, des ressources limitées à lui consacrer, des intérêts non-concordants des divers intervenants sur chaque thème, invités ou s’invitant d’eux-mêmes, nous avons estimé ne pas devoir souligner, sauf en cas d’évidence manifeste, ces interactions mutuelles entre les différents domaines concernés par la protection sociale ou entre les différents intervenants, de même que les conséquences vraisemblables sur la construction européenne, tout cela reste du domaine du subjectif et du politique.
Les études présentées sont de simples coups de projecteurs sur des points bien ciblés tenant à cœur à chaque signataire, en mettant en évidence certaines incohérences ou insuffisances dans les dispositifs de protection sociale, ce qui n’enlève rien à la volonté de présenter des propositions ou suggestions bien précises et justifiées pour chaque sujet traité. Nous avons cherché à garder un équilibre dans ces propositions, car une course en avant vers le toujours plus ou le systématiquement moins ne serait pas la plus adaptée dans une perspective européenne.
Par contre il était envisagé un plus grand nombre de contributions pour élargir la palette des sujets. Donnons-en un sommaire :
– variables de commande des régimes de retraite,
– quel financement pour une protection sociale européenne ?
– niveau optimum de protection sociale,
– effets d’externalité du principe de protection sociale,
– économie de la santé.
Espérons néanmoins que ces articles, même s’ils ne couvrent pas tout le spectre, permettront d’apporter des éclairages originaux sur des points bien précis, nous étant contentés de juger pour chaque sujet de l’intérêt des propositions faites, à la lumière des quatre principes qui étayèrent les débats sur la Sécurité sociale dès l’origine et qui avaient déjà étayé du XVIIe au XIXe siècle les débats sur les « Poor Laws » anglaises : fatalité, solidarité, responsabilité et réciprocité.