En marge de la Protection Sociale : le SMIC est-il le salaire minimum institutionnalisant le chômage ?
Pourquoi « En marge de la protection sociale » ?
Le terme de « Protection sociale », couvrant une liste précise de risques, n’inclut pas la notion de salaire minimal censé protéger du risque de rémunération insuffisante. À cet oubli on peut voir deux raisons liées par l’opportunité politique :
- Jusqu’à un passé récent, l’État, bien que légiférant en matière de Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance et en en décrétant le niveau périodiquement, confiait aux employeurs le soin d’assurer cette forme de redistribution des revenus. Il ne faisait donc apparaître aucun poste budgétaire à ce titre. Il a dû pourtant se résoudre à subventionner progressivement les coûts des « Smicards » mais, par adresse de présentation, il ne l’a pas fait de façon ouverte. Il a préféré pratiquer des allégements de charges ou d’impôt ciblés, d’abord sur certaines embauches puis, de façon plus récente, sur l’ensemble des salaires inférieurs à 1,2 Smic. Ainsi le problème clef posé par le principe et le niveau du Smic est-il resté hors du débat sur le financement de la protection sociale.
- Le chômage, lui, fait bien partie des risques couverts par la protection sociale. Dans la mesure où le niveau du SMIC l’influence, on s’attendrait à voir effectuer de sérieuses évaluations du coût indirect de ce dernier. Il n’en est rien et un consensus général paraît aujourd’hui établi pour ne pas évoquer cet « acquis » de base. Lorsque des auteurs français se risquent à en parler1 et 2 ils le font avec précaution, presque à voix basse, redoutant de voir leur réputation définitivement ternie par une étiquette d’antisociaux indifférents aux notions de solidarité voire simplement de charité.
Il faut donc aller à l’étranger, en Grande-Bretagne et plus particulièrement aux États-Unis pour voir le sujet abordé franchement, sans peur et sans reproche, par différents auteurs lesquels, à l’occasion, paraissent très surpris de la position des Français en la matière. Une recherche documentaire sur Internet est instructive à ce propos : l’augmentation décidée courant 1996 par le gouvernement Clinton du « Federal Minimum Wage » de 4,25 à 4,70 $/h (il n’avait pas été modifié depuis 1991 et une deuxième étape le portant à 5,15 $/h est programmée) a fait l’objet d’innombrables prises de positions critiques dans les journaux américains. Il s’agissait pourtant de fixer un minimum bien modeste (24 à 27 F/h suivant le cours du $, soit environ les deux tiers du SMIC à même date).
Dans le présent article, profitant de la possibilité qui nous est donnée d’émettre une libre opinion, nous aborderons le sujet du SMIC sous ses différents aspects. Nous le ferons avec la franchise américaine seule susceptible de dépasser les préjugés.
D’abord des faits
1. L’origine du SMIC et son évolution dans le temps
Le premier minimum salarial national paraît avoir été créé aux États-Unis où on en trouve trace dès 1933 et qui, par une loi du 24 octobre 1938, le fixaient à 25 cents/h (Hoover, président en 1932, avait déjà, paraît-il, une véritable fascination pour ce principe).
Concernant notre pays, le Salaire Minimum Garanti (SMIG) fut institué par la loi du 11 février 1950 comme résultant d’un budget type « minimum vital ». Il était différent suivant les régions, ceci jusqu’à 1968 date à laquelle les zones d’abattements furent supprimées.
La loi du 2 janvier 1970 réformait le SMIG en créant le « Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance » applicable en métropole et dans les départements d’outre-mer. Ce taux horaire, au-dessous duquel aucun salarié de plus de dix-huit ans ne peut être payé et auquel s’appliquent les majorations d’heures supplémentaires, était fixé au niveau du SMIG à sa date de mise en application, le 5 janvier 1970. Il est revu chaque année : indexé à l’indice des prix à la consommation, son augmentation doit par ailleurs représenter au moins la moitié de l’accroissement de pouvoir d’achat du salaire horaire moyen. D’expérience, de nombreux « coups de pouce » lui ont été donnés à l’occasion de ces révisions.
Date | SMIG à 100% puis SMIC |
Indice des prix | SMIG ou SMIC en indice |
Indice salaire | |
09⁄50 09⁄55 10⁄60 09⁄65 01⁄68 01/70 09⁄70 09⁄75 09⁄80 09⁄85 09⁄90 09⁄95 09⁄96 |
78 AF 126 1,6385 NF 2,0075 2,22 3,27 3,5 7,71 14,29 26,04 31,28 36,98 37,91 |
100 128 172 205 221,5 245 258 395 653 1 022 1 192 1 333 1 360 |
100 161 210 257 284 419 448 988 1 832 3 338 4 010 4 741 4 860 |
100 168 264 378 434 543 |
Le tableau ci-dessus résume l’évolution du SMIG (zone d’abattement nul) puis du SMIC au cours de l’ensemble de la période couverte.
On voit donc qu’il a été largement revalorisé, surtout depuis 1968 : pour représenter le même pouvoir d’achat qu’en 1950 – correspondant à ce que l’on jugeait alors être le « minimum vital » – il serait aujourd’hui de 10,6 F à Paris et sensiblement moins en province (les régions supportaient des abattements importants allant jusqu’à 18 %). On verra plus loin qu’il a même crû plus vite que le salaire moyen ouvrier pour en représenter, depuis 1986, 67 % au lieu de 63 % en 1983.
2. Situation dans les autres pays européens
Il serait trop long de rapporter en détail l’ensemble des dispositifs nationaux. On peut toutefois classer grossièrement les pays en deux groupes : ceux à salaire minimal national applicable à toutes les professions, ceux dont les minimums salariaux sont fixés au niveau des secteurs d’activités faisant l’objet d’une négociation. On observera que, dans ce dernier cas, les Conventions collectives s’intéressant d’abord à l’industrie, de nombreuses professions échappent vraisemblablement à la contrainte d’un minimum de coût. Ceci doit être souligné.
Pays possédant un salaire minimum légal
Outre la France, ce sont les Pays-Bas, le Luxembourg, l’Espagne et le Portugal. Belgique et Grèce peuvent être rattachées à ce groupe, les pouvoirs publics y approuvant la Convention collective nationale qui, dès lors, a force obligatoire. (On notera la particularité de la Grèce où le minimum est fonction de l’ancienneté et du statut marital.)
L’évolution de ces minimums, en règle générale indexés au coût de la vie, est contrastée comme le montrent les deux graphiques suivants représentant leurs valeurs en écus constants et leurs rapports aux salaires moyens ouvriers des pays concernés3. Dans les deux figures la France se distingue par une croissance, ceci face à une tendance générale à la réduction chez ses partenaires. Elle est ainsi aujourd’hui la seule à respecter la recommandation de la Charte sociale du Conseil de l’Europe concernant un rapport salaire minimal/salaire moyen égal à 68 %.
Pays ne possédant pas de minimum légal salarial
Ce sont l’Allemagne, l’Italie, l’Angleterre, le Danemark et l’Irlande :
- Les salaires minimums conventionnels par secteurs sont fixés par le mécanisme normal de la négociation collective annuelle. Ils couvrent directement et indirectement 90 % des salariés en Allemagne et au Danemark.
- En Irlande, en outre, une ordonnance réglementant l’emploi (ERO), dans les secteurs où la densité syndicale est faible, fixe annuellement un taux de l’ERO après consultation dans les Conseils paritaires du Travail. Cet ERO couvre 12 % de la main-d’oeuvre. Nous ne disposons pas de données sur son niveau.
- En Angleterre, jusqu’en 1992 au moins, des organismes paritaires comprenant des experts (Conseils de salaires) fixaient des minimums visant les secteurs non couverts par des conventions. Ils touchaient environ 2,5 millions de salariés. Nous n’avons pas de données sur leurs niveaux. Nous mentionnerons simplement à leur propos le dernier congrès des Trade- Unions, en septembre 1996, au cours duquel le gouvernement fantôme travailliste, en conclusion d’un débat frisant la rupture, a refusé le chiffre de 4,26 £/heure (34 F à cette date, 39 aujourd’hui) fixé par les syndicats pour le salaire minimum et annoncé un chiffre de 3,5 £ (32 F)4.
3. Effet sur la hiérarchie des salaires
Un effet du SMIC, méconnu en général même s’il est très connu des spécialistes en Ressources humaines, est l’écrasement de la hiérarchie salariale. Celui-ci s’explique notamment par la croissance du SMIC plus rapide que celle du salaire moyen (voir plus haut). Il est ainsi amené à « noyer » de plus en plus les minimums que, sans lui, les conventions auraient fixés. Pour le respecter, ces dernières sont alors contraintes d’écraser la hiérarchie en remontant la partie basse de la courbe des rémunérations minimales.
Cet effet n’est pas mineur. Le graphique ci-dessous en donne une représentation par la courbe des minimums de l’UIMM que l’on peut comparer à la hiérarchie fixée au moment de la mensualisation.
On y voit que la hiérarchie salariale entre un professionnel 1er échelon (170 points) qui entre dans l’entreprise avec un CAP et le plus bas des Ouvriers spécialisés (140 points) est ramenée, par l’effet « dénoyage » mentionné, de 1,21 qui était le rapport existant en 1971 (conforme aux coefficients retenus) à seulement 1,06 aujourd’hui.
4. Constatation générale concernant la France
Il ressort de l’exposé précédent que, en matière de minimums salariaux, la France se distingue parmi tous les autres :
- elle est un des rares pays à salaire minimum fixé par la loi et applicable à tout emploi ;
- parmi ceux-ci :
- elle a le ratio salaire minimum/ salaire moyen le plus élevé (67 %) ;
– en conséquence, elle est vraisemblablement le seul pays où le minimum national soit supérieur aux minimums qui seraient normalement négociés dans le cadre de Conventions collectives de branches, entraînant de ce fait un écrasement de la hiérarchie salariale ;
– si l’on néglige le Luxembourg, elle est seule à valoriser ce minimum par rapport à l’écu.
Analyse de sa justification
Les principes justifiant le SMIC peuvent s’énoncer :
- suivant Jean-Marcel Jeanneney, le travail humain ne peut être traité comme une marchandise. Ceci est en fait une revendication constante des organisations syndicales,
- on doit assurer un revenu minimal à celui qui travaille,
- la solidarité veut qu’il n’existe pas un trop grand écart entre revenus d’un même groupe, nation ou entreprise.
Que penser de ces principes quant à leur validité ?
1. D’abord, jusqu’où peut-on dissocier le travail humain de l’économique ?
Certes, et heureusement, au niveau que l’on peut appeler « microsocial », par analogie aux termes employés en économie :
- au plan individuel, le travail n’a pas le revenu pour seule motivation ; observons toutefois que ceci est d’autant plus vrai que l’on s’écarte des revenus modestes,
- au sein de l’entreprise, d’autres rapports qu’économiques s’établissent et, à capacité égale, la motivation peut faire la différence. Ce constat entraîne d’ailleurs d’intenses recherches en matière de gestion des ressources humaines, y compris de modes de rémunérations intégrant l’intéressement. On ajoutera que le paiement du travail humain en fonction du temps d’occupation paraît aujourd’hui dépassé s’il a eu un jour une justification en dehors des chaînes taylorisées.
Mais que reste-t-il de psychologie et rapports sociaux au niveau « macrosocial » où chacun regarde l’entreprise de l’extérieur ? Pratiquement rien ; elle n’y apparaît plus que comme fournisseur sur un marché, connu par ses produits au sein de la concurrence (combien de consommateurs s’intéressent-ils seulement au label « made in France » ?). L’aspect humain du travail est alors totalement effacé et seul compte pour l’acheteur le rapport qualité/prix de la marchandise ou du service offert. Vu par lui, le travail est matérialisé dans cette marchandise ou ce service. Le prix entier d’un produit n’est-il d’ailleurs pas fait de rémunération du travail, l’amortissement comme l’intérêt du capital n’en étant que des éléments différés ?
Il faut accepter cette réalité : la valeur économique du travail est telle que le consommateur la reconnaît au travers du prix qu’il accepte de payer compte tenu du service attendu et de l’offre concurrente. Son prix se fixe donc, comme pour un simple bien, par la loi d’équilibre entre offre et demande, loi que le législateur n’a pas le pouvoir d’abroger pas plus que celle de Joule. Chassez le naturel il revient au galop ! L’entreprise, base de la vie économique, rémunère le travail en cherchant à satisfaire ses offres d’emplois, avec toutes les caractéristiques attendues des employés recherchés, au plus bas coût des personnes disponibles sur le marché (y compris les automates susceptibles de les remplacer). Toute autre politique la conduirait à la ruine.
2. La rémunération minimale ne doit-elle s’appliquer qu’aux seuls travailleurs ?
Nous l’avons vu, le SMIC avait été conçu à l’origine comme le « minimum vital » et ceci à une époque où chacun trouvait aisément un emploi. Le chômeur a, depuis lors, changé de statut. Il n’est plus quelqu’un refusant de travailler mais une victime du manque d’emploi. C’est un travailleur potentiel en droit de prétendre que la communauté française, par la loi, lui impose de ne pas accepter un salaire inférieur au SMIC. On peut donc s’attendre à voir naître, au sein du groupe des demandeurs d’emplois, la revendication d’un revenu minimal proche du SMIC.
3. À quel niveau situer le minimum salarial ?
L’étendue de l’échelle des revenus est incontestablement une caractéristique importante concernant la cohésion d’une société. À la laisser trop s’étirer on risque la déchirure du groupe humain concerné. Ceci est vrai pour un groupe réduit, une société industrielle par exemple, comme pour la nation. Si le peloton a besoin de leaders il a besoin que chacun s’emploie au maximum et, dans ce sens, des écarts salariaux trop importants ne constituent pas un facteur de solidarité et d’efficacité. On peut, par contre, prétendre que les différences de rémunération sont parfaitement justifiées si elles ont un effet tel sur la croissance qu’elles contribuent à l’élévation du niveau de vie de tous, y compris des bas revenus.
Il y a là un vrai problème de direction au sein des sociétés comme au niveau de l’État. Comment, sous cet angle, approcher l’optimum d’efficacité de chacun des groupes ? Cela tient du sens politique plus que du raisonnement. On peut toutefois émettre deux remarques à ce propos (sans compter celles que l’on pourrait faire, à l’autre bout de l’échelle, sur le découragement ou au moins l’absence d’encouragement des leaders indispensables, les entrepreneurs preneurs de risques et particulièrement les créateurs d’entreprises innovatrices5 ceci dans un contexte français où la terre et l’immobilier représentent les valeurs de base ; on élargirait par trop le présent sujet) :
- l’accroissement, constaté en France, du ratio SMIC/salaire moyen va à contresens à la fois de la tendance européenne et de celle que la concurrence avec les pays industriels émergents (à bas salaires et à capacité technologique) nous impose5. Comme nous l’avons vu, il conduit à un écrasement de la hiérarchie alors que les autres pays européens dotés d’un équivalent du SMIC ont laissé glisser ce ratio ; ce faisant ceux-ci tenaient compte de la mondialisation qui tend à dévaloriser les postes « exposés », à commencer par les moins qualifiés ;
- les entreprises, par leurs conventions collectives de secteurs, fixaient des hiérarchies acceptées par leurs personnels. On ne voit aucune raison pour que, au niveau de la nation, on ressente le besoin de les resserrer. L’élasticité du tissu national serait-elle inférieure à celle de chacun de ses groupes plus étroits ? Seul un minimum qui n’aurait noyé aucun de ceux fixés par les conventions pouvait avoir un sens. C’est l’attitude adoptée par certains pays fixant un minimum légal applicable aux emplois non couverts par ailleurs.
Inventaire et analyse de ses effets pervers
Nous avons vu que, du point de vue économique, le travail est traité comme une marchandise. Augmenter le prix d’un produit, à qualité et service inchangés, en réduit inévitablement le volume vendu.
Relever le prix du travail au-delà de ce que le marché est prêt à payer (sous l’effet conjugué de la concurrence et de l’élasticité de la demande par rapport au prix) revient donc à en limiter volontairement la vente. Fixer un SMIC c’est, au plan national, refuser les postes qui ne peuvent se rentabiliser au moins à son niveau.
Précisons les conséquences de ce renchérissement dans la pratique, ceci sans perdre de vue l’analyse statistique du chômage français à savoir6 a et c :
- depuis 1968, le taux de chômage des personnes très qualifiées s’est maintenu au-dessous de 7 % alors que celui des non qualifiées atteint aujourd’hui près de 20 % ;
- pour un taux de chômage moyen de 12,1 % les jeunes de 15 à 24 ans ont un taux propre de 26,3 % (dont 31,9% pour les éléments féminins).
1. Perte d’emplois industriels non compétitifs au niveau du SMIC
Un premier effet tient évidemment au manque de développement des entreprises, voire à leur fermeture, lorsqu’elles se trouvent handicapées face à la concurrence internationale ou simplement au prix acceptable par la clientèle pour leurs produits.
De plus, cherchant de toute façon à réduire les coûts, les entrepreneurs trouveront un intérêt croissant avec le prix de la main-d’oeuvre à automatiser leur production et même à la délocaliser en pays étranger lorsque ceci est possible.
La création du SMIC conduit ainsi naturellement à réduire l’offre d’emplois peu qualifiés par rapport à ce qu’elle serait sans le renchérissement qu’il impose par rapport au marché. A‑t-on des éléments permettant d’évaluer cette perte ?
- Sur l’augmentation des coûts
Une évaluation faite dans une entreprise faisant largement appel à de la main-d’oeuvre sans qualification de départ indique une majoration des salaires bruts ouvriers de 9 % par rapport à ce qu’ils auraient été sans » dénoyage » de la convention applicable. Ceci se traduit par une majoration d’environ 3 % du total de valeur ajoutée par l’unité de production. Ce surcoût est ainsi une fraction importante du bénéfice de l’entreprise. C’est important même si ce n’est pas déterminant.
En outre, bien entendu, les conventions négociées peuvent elles-mêmes et en dehors du SMIC avoir figé par trop la situation vis-à-vis de la concurrence internationale (6b).
- Sur l’automatisation de la production
Rien n’indique une avance de l’industrie française, dans ce domaine, sur ses concurrents étrangers. Ceci laisse penser que le taux de retour sur investissement d’un robot intègre de nombreux autres paramètres, le coût de main-d’oeuvre n’en constituant finalement qu’un élément plutôt mineur : la flexibilité de son emploi dans les lignes à flux tendu, son service inégalable (par exemple, précision et vitesse dans le cas des machines d’insertion de composants électroniques, disponibilité à toute heure et dans la rue pour les distributeurs de billets aux portes des banques), etc. L’existence du SMIC n’aurait donc ici qu’une influence seconde.
- Sur la concurrence étrangère et les délocalisations
Des analyses rétrospectives ont cherché à mesurer les pertes d’emplois liées à l’ouverture croissante aux échanges internationaux. Elles concluent toutes, à des degrés divers, au caractère limité de ces destructions d’emplois. Nous résumons en annexe l’étude menée par Monsieur Vimont7 sur le « Commerce extérieur français créateur ou destructeur d’emplois, cas des produits industriels et des services ». Il en ressort que :
– la balance se révèle bénéficiaire pour la France : si le solde de l’emploi industriel était, en 1991, déficitaire de 207 000 (soulignons que la balance commerciale correspondante, celle des produits, était elle-même déficitaire de 42,6 milliards de francs) il était plus que compensé par les soldes des services et surtout du tourisme. Au total le chiffre devenait positif de 106 000 emplois et ceci sans compter les produits agricoles et agro-alimentaires correspondant à une balance commerciale spécifique excédentaire de 54 milliards de francs. On trouverait certainement aujourd’hui des chiffres encore plus rassurants compte tenu d’une balance des échanges qui n’a fait, depuis lors, que croître pour atteindre 122 milliards de francs en 1996 à comparer à – 30 en 1991 ;
– l’étude montrait en outre une faiblesse française : son déficit industriel en emplois, comme en montants, provenait essentiellement de ses concurrents les plus développés tels que Europe (- 159 000 emplois), US (- 101 000 emplois), Japon et « dragons » (- 173 000 emplois). Les journaux n’en focalisaient pas moins l’attention sur la « délocalisation » de productions vers les pays à bas salaires nous poussant ainsi à nous tromper de compétition. Chez ceux-ci, seule la Chine présentait un chiffre significatif ; la plupart des autres nations peu développées nous apportaient au contraire plus de travail qu’elles ne nous en prenaient.
Est-ce à dire que les « délocalisations » vers les pays à bas salaires peuvent être rangées au rayon des fausses craintes. Certainement pas ! Maurice Lauré8 comme Pierre-Noël Giraud présentent des arguments suffisamment forts pour nous inciter à une grande vigilance. Les pays émergents auxquels ils se réfèrent – la Chine, l’Inde, l’URSS – sont caractérisés non seulement par de bas salaires mais, ce qui est d’autant plus menaçant, par des populations gigantesques et croissantes, de civilisations anciennes ayant démontré leurs aptitudes et menées par des élites à fort potentiel technique. Ils ont, de surcroît, des régimes politiques particuliers dont on ne peut dire s’ils ne visent pas une croissance de leur PNB par expansion externe (ne serait-ce pas aussi notre cas, inconsciemment ?). Il ne s’agit donc plus de petits dragons ou de pays très sous-développés. Le risque est bien, comme le dit Maurice Lauré, que le barrage retenant plus de 2 milliards de personnes à bas salaires soit en train de céder9.
Face à cet immense danger potentiel le SMIC ne représente évidemment pas le handicap principal. En l’abaissant de quelques points on ne rendrait pas les ouvriers français compétitifs face à des populations dont la rémunération est de l’ordre de 5 à 10 % de la leur (5). Seul le rétablissement de barrières aux portes de l’Europe – dans la mesure où leur efficacité est encore crédible après tant d’effondrements catastrophiques des isolationnismes divers, ligne, mur ou rideau – serait une mesure à la hauteur du problème posé. Il s’agit là d’un débat de politique économique et surtout étrangère débordant largement le présent sujet.
Pour conclure sur le chapitre de l’industrie et de la concurrence internationale, nous ne pouvons dire que le SMIC représente aujourd’hui pour la France, par son coût direct, un handicap majeur conduisant à des pertes massives d’emplois. S’il entraîne de telles pertes elles sont dues au seul freinage du marché interne et externe des productions françaises par rapport à ce qu’il serait sans renchérissement correspondant au SMIC. Cette réduction de consommation participe très probablement à la faiblesse du marché. Elle ne paraît pas pouvoir être la cause majeure du sous-emploi dans son ensemble même si elle en déforme le contenu en défaveur des industries employant de la main-d’oeuvre peu qualifiée.
2. Effet indirect sur la sous-qualification
L’affirmation précédente s’avère d’autant plus que l’on constate, dans tous les pays développés, un emploi industriel en réduction quantitative et abandonnant de plus en plus la place aux emplois de services10. En somme, la « qualité totale » industrielle améliore le rapport qualité/prix des produits par l’innovation, la conception, la fiabilité et le service général rendu. Elle l’emporte progressivement, dans la compétitivité, sur la réduction des coûts élémentaires de production antérieurement constitués à majorité de main-d’oeuvre peu qualifiée.
Le personnel attaché à l’industrie est donc appelé à être de plus en plus performant afin que celle-ci reste compétitive. Comme le rappelle Pierre-Noël Giraud (5), c’est d’elle que dépend la prospérité nationale générale y compris l’augmentation des bas revenus.
Sous cet angle, la présence d’un SMIC élevé, écrasant la hiérarchie alors que tout pousserait à l’accroître, représente un frein sérieux. Rappelons les éléments vus plus haut : un jeune issu du CAP ne gagne que 6 % de plus qu’un ouvrier sans formation ; il finira en principe sa carrière au niveau « professionnel 3e échelon » avec 30 % de plus que lui. Considérant un tel facteur de démotivation ouvrière on ne peut s’étonner de constater la désaffection pour l’apprentissage alors même que l’industrie, tout comme les services à bases techniques, manque toujours de personnel qualifié !
Nous ajouterons que la hiérarchie salariale ouvrière ne se trouve évidemment pas rétablie lorsque l’État, visant à réduire le coût des « smicards », réduit les charges relatives à leurs salaires.
3. Perte d’emplois dans les services par manque de demande au niveau du SMIC
Si, pour l’industrie, la performance d’équipe du personnel, tenant à sa compétence d’ensemble, peut parvenir à compenser les surcoûts de ce qu’il reste de main-d’oeuvre à faible qualification favorisée par le SMIC, tel n’est pas le cas pour la majorité des services. Or on sait (10) qu’aujourd’hui, ce sont eux qui font ou défont le chômage, particulièrement en donnant du travail aux personnes peu qualifiées. Aux US, sur 28 millions d’emplois créés entre 70 et 86, les services en représentent 27. En Europe ceci est encore plus flagrant comme le montre le tableau produit en annexe : on y voit que seuls les services ont apporté des emplois et que les « marchands » (ceux qui se vendent, par opposition aux « non marchands » essentiellement constitués de fonctionnaires) occupent actuellement le double des effectifs industriels.
Il est nécessaire d’insister sur ce fait essentiel tant il paraît méconnu de l’ensemble de la population française. Elle paraît en effet convaincue que l’emploi est, en majorité écrasante, de type industriel et que la réduction de ce dernier, par délocalisation et robotisation, explique le chômage. Nous soulignerons donc que :
- pour la France, de 1970 à 1993, l’emploi total n’a crû que de 1,2 million, chiffre bien insuffisant pour absorber l’augmentation de population active (passée de 21 à 25 millions sur la période) particulièrement féminine (10 millions contre 7 il y a vingt-cinq ans). Les emplois « marchands » ont, quant à eux, augmenté de 2,7 millions (soit + 43 %) et ceci malgré l’amélioration de productivité dans leur domaine particulièrement concerné par l’informatique. Qu’aurait été le chômage sans ces créations d’emplois ? On n’ose y penser !
- pour les autres pays de l’Union européenne et dans la même période, cette croissance des effectifs de services marchands a été de 3,7 millions en Allemagne (soit + 46 %), 4,1 en Italie (+ 70 %), et, insistons sur le chiffre, 7,5 en Grande-Bretagne (+ 82 %), trois pays où le SMIC national n’existe pas. Qu’aurait été le chômage avec une telle création d’emplois ? On rêve à y penser ! Une opération arithmétique simpliste le donnerait nul. C’est, bien entendu, trop beau pour être totalement vrai mais ça l’est certainement en partie !
Quels freins ont empêché la population française de créer autant d’emplois de services que l’anglaise ou au moins l’italienne ? Philippe d’Iribarne (2) répondrait, pour le demandeur d’emploi : « l’exigence de dignité matérialisée par le SMIC ». Il a raison ! Mais on pourrait affirmer, côté offre : « l’impossibilité, pour l’employeur potentiel, d’offrir le SMIC pour l’emploi à remplir ». Le SMIC sert ainsi de barrage entre employeur et employés potentiels, d’élément de déconnexion entre offre et demande.
En tout cas et même sans preuve, nous pouvons être convaincus qu’une étude menée à partir des éléments en possession du ministère du Travail montrerait :
– par le prolongement de la courbe des fréquences de salaires réels pratiqués, et ceci à différentes époques y compris celles où un SMIC bas régnait, une offre d’emplois importante à des niveaux inférieurs au SMIC actuel ;
– une demande de travail encore notable à des niveaux inférieurs au SMIC pour, évidemment, chuter brutalement aujourd’hui en se rapprochant du RMI.
Par ailleurs, concernant l’innovation en matière de services, des idées sont certainement abandonnées par leurs promoteurs potentiels redoutant que leur expérimentation ne puisse garantir les salaires minimaux imposés. Ici les pays sans autres obligations que conventionnelles, applicables aux seuls métiers existants, laissent davantage de champ à la création.
Et pour en terminer sur ce point, nous poserons quelques questions insolites :
- que compte-t-on faire des 10 % de semi-illettrés qui sortent actuellement, paraît-il, de nos écoles ? Des compétiteurs industriels ? Autant demander au Paris-Saint-Germain d’incorporer des boiteux dans son équipe !
- combien de ménages aux revenus modestes aimeraient se faire aider et, faute de pouvoir payer le prix de personnes recommandées que peuvent s’offrir les revenus élevés (du reste subventionnés en cela par un dégrèvement fiscal contestable) se contenteraient d’une assistance limitée mais bon marché ? Combien de personnes peu évoluées préféreraient, au chômage, apporter cette aide qui exploiterait leurs qualités humaines à défaut de compétences accomplies ?
- quelle estimation fait-on de l’emploi correspondant aux « petits boulots » exécutés « au noir » pour échapper tant à la contrainte du SMIC qu’aux charges sociales ?
Pour toutes ces raisons, on peut considérer le SMIC, à son niveau, comme un des freins majeurs à l’indispensable création d’emplois dans les services marchands et en particulier dans les « services de proximité ». Il est donc un créateur incontestable de chômage, les personnes peu qualifiées en étant les premières victimes ; loin de leur assurer un salaire décent, il les rejette massivement vers le statut de sans-emploi à vie, à revenu nul parfois amélioré par le RMI depuis qu’il existe11. En dernier ressort et pour caricaturer, imaginons ce que deviendrait la situation française en matière d’équilibre économique et social si, par exemple, poussant sa « générosité », le gouvernement doublait la valeur du SMIC.
4. Frein à l’entrée sur le marché du travail et effet sur le chômage des jeunes
Les articles américains auxquels il est fait allusion ci-dessus et qui s’opposaient à un relèvement du « Minimum Wage » mettaient en exergue la réduction des opportunités d’entrées dans le marché du travail touchant les personnes peu qualifiées mais aussi les jeunes en général.
Il est certain que :
- quelqu’un sans formation et n’ayant jamais travaillé a peu de chances de rentabiliser son coût au niveau du SMIC. Il aura donc bien peu de chances d’être embauché et d’obtenir ainsi la possibilité de se valoriser par l’expérience. Combien d’autodidactes en puissance sont-ils ainsi tués dans l’oeuf ? Dieu sait pourtant que l’école n’a pas le monopole de la formation, l’action ayant en elle-même bien d’autres mérites !
- de toute façon on ne doit pas confondre diplôme et compétence, cette dernière ajoutant à la formation initiale le facteur expérience professionnelle irremplaçable tant d’un point de vue technique qu’humain. L’écrasement de la hiérarchie entraîné par le SMIC conduit à ce que les employeurs préfèrent des anciens en pleine possession de leurs moyens à des novices aux potentialités importantes mais empruntés ou au contraire susceptibles de graves bévues.
Raymond Barre résumait la situation : « Parlez à des chefs d’entreprises, ils vous diront qu’ils n’ont aucun intérêt à embaucher des jeunes au niveau du SMIC et ce n’est pas le fait de réduire les charges sociales pendant un certain temps qui les incitera à embaucher de façon durable. »
Ainsi, le SMIC et ses conséquences sont considérés, par les décideurs, comme de très sérieux freins à l’embauche des inexpérimentés, particulièrement des jeunes. Ils peuvent même représenter pour eux une interdiction de travailler, les moins formés à l’école se trouvant dans l’incapacité d’aborder le marché de l’emploi et d’y acquérir le métier qui les ferait ultérieurement grimper la hiérarchie des salaires peut-être très au-delà du minimum imposé.
On ne doit donc pas s’étonner de voir la France battre tous les records en matière de sous-emploi des jeunes comme des non-qualifiés. Ne détient-elle pas le record du SMIC ?
En guise de conclusion
Je ne m’en cacherai pas : je suis convaincu de très longue date que le « Salaire Minimum Interprofessionnel de Croissance » fait partie des mesures qui marchent à 180 degrés du but généreux qu’elles poursuivent ; qu’il existe un seul salaire minimum économiquement défendable, le salaire zéro ; que la solidarité nationale devrait être organisée sur une base nationale, laissant aux sociétés particulières l’initiative du traitement de leur solidarité interne.
Je n’en suis pas moins convaincu que la société française, bloquée dans sa louable recherche d’innovation sociale par les raisons historiques énoncées par Jacques Lesourne (1), n’est pas prête à adopter une telle position. Le gouvernement serait donc bien téméraire de vouloir, aujourd’hui, supprimer le SMIC. Il s’exposerait à déclencher une révolution.
La France doit néanmoins se convaincre qu’en adoptant un SMIC de haut niveau elle a fait le choix du chômage – particulièrement des personnes peu qualifiées, des jeunes, y compris diplômés, et des femmes – contre les bas salaires. Pour être cohérente elle doit assumer les conséquences de ce choix :
- ne pas craindre, encore moins s’étonner et se plaindre, d’atteindre des records en matière de chômage,
- s’apprêter à consacrer une part rapidement croissante du revenu national :
- d’abord à la formation rémunérée des personnes dont la qualification peut être améliorée, afin de les rendre compétitives au niveau du minimum salarial décrété ;
– à l’entretien, avec un revenu de plus en plus proche de ce minimum et sans espoir de leur retour à l’activité, de celles que la formation complémentaire est peu susceptible de faire progresser.
Elle serait bien avisée, parallèlement et pour ne pas trop accroître la charge de l’État et les conséquences sociales du chômage, d’abandonner son modèle de croissance continue du SMIC.
Elle pourrait se contenter, faisant une pause comme l’y invite le consensus général des auteurs cités, de l’adapter au seul coût de la vie au lieu de le revaloriser en fonction du salaire moyen. Ce faisant elle resterait encore dans le peloton des pays européens les plus avancés en matière de minimums salariaux.