Le nouveau sang des entreprises
L’intelligence économique consiste pour l’État à créer un environnement favorable à ses entreprises et à les mobiliser ; pour les entreprises à connaître leur situation sur le marché mondial, celle de leurs principales concurrentes, l’état de l’art dans leur domaine d’activité, les caractéristiques économiques, sociales, politiques et culturelles de leur champ d’expansion.
L’État doit aider les entreprises à mieux appréhender les multiples facteurs mondiaux qui conditionnent le développement scientifique, technologique, industriel et économique. Les agences du secteur de l’intelligence économique doivent contribuer à ce recensement.
Repères
Les entreprises forment un corps social que l’État peut chercher à mobiliser, comme il sut le faire dans les années soixante et au début des années soixante-dix, époque à laquelle la production industrielle et le PNB de la France augmentèrent plus rapidement que ceux de nos voisins, d’un demi-point à un point et demi par an.
L’État doit en outre créer un environnement favorable aux entreprises sans descendre dans l’arène au niveau microéconomique. Il lui appartient de mettre en œuvre des politiques en matière de fiscalité, de soutien à la recherche-développement, d’aménagement du territoire, d’infrastructures, d’éducation et de formation professionnelle, et d’encourager les entreprises à porter haut les couleurs de la France dans la compétition économique.
Les entreprises, petites, moyennes ou grandes, quant à elles, doivent apprendre à connaître pour chaque créneau d’activité leur part du marché mondial et apprécier leur présence commerciale industrielle, technologique et scientifique dans les grands espaces économiques d’aujourd’hui : Europe, Amérique du Nord, Amérique latine, Asie du Sud-Est… qu’elles doivent fréquenter assidûment.
L’information économique, une donnée marchande
Un marché planétaire
Elle est loin, l’époque où de nombreux chefs d’entreprise ignoraient leur part du marché mondial dans leurs différents créneaux d’activité. Grâce à quelques petites centaines de sociétés commerciales d’intelligence économique, qui se sont dotées récemment d’un code éthique, ce marché planétaire est décliné géographiquement avec ses sous-jacents politiques, juridiques, culturels. Certains de ces prestataires d’information économique au sens large ont désormais pignon sur rue. Tout ira bien le jour où les entreprises accepteront de payer à leur juste prix les informations qu’ils apportent.
Il leur est également indispensable de connaître les données de la concurrence au niveau mondial, qu’il s’agisse de la place des concurrents, de leur stratégie, de l’état de leur technologie, de leur recherche et de la santé des nombreux pays où elles doivent ambitionner de s’implanter industriellement et même désormais scientifiquement.
Et cela, en créant peut-être une fonction intelligence économique dans leur sein, en utilisant tous les systèmes d’information disponibles, en suscitant une communauté de l’intelligence économique avec le secteur public pour mise en œuvre d’un dispositif national simple et évolutif. Bref, les entreprises doivent considérer l’information économique comme une donnée marchande qu’il est essentiel de se procurer, afin de se doter d’une capacité d’anticipation.
Des informations publiques
La connaissance de la stratégie des concurrents est, pour les sociétés cotées, facilitée par le niveau d’informations qu’elles doivent rendre publiques : à leurs actionnaires lors des assemblées générales qui se multiplient et auxquelles il est très facile d’assister ; lors de différentes réunions en présence d’analystes financiers notamment ; sous la pression des régulateurs financiers qui exigent d’elles information et transparence.
Dix mille spécialistes au Japon
Les cas du Japon et des États-Unis sont particulièrement éloquents. Plus de 10 000 spécialistes de la collecte organisée d’informations industrielles travaillent dans le premier pays, répartis entre des agences privées de recherche et des agences publiques. Cette nation a porté à un niveau exceptionnel la veille économique et technologique dont les dépenses représentent 1,5 % du chiffre d’affaires des grandes entreprises industrielles nippones.
Point n’est donc besoin de truffer des chambres d’hôtel de micros ultrasensibles et l’information ouverte est suffisamment massive pour limiter l’information » fermée » à un statut quasiment marginal. En veut-on un exemple : Airbus et Boeing détaillent en permanence, urbi et orbi, leur stratégie s’agissant par exemple du A380, du » dreamliner « , ou du A350.
Enfin, sur l’état des sciences et des technologies utilisées par les concurrents, le désir de publication des scientifiques, seule façon pour eux de se faire connaître et apprécier de leurs pairs, met à mal toute forme de secret trop absolu. C’est toutefois moins vrai en matière de technologie, et cela ne l’est plus du tout pour les tours de main et autres secrets de fabrication. D’où plus généralement l’intérêt de la veille technologique qui mobilise des organismes semi-publics ou privés, des conseillers d’ambassades militaires, scientifiques ou assimilés.
Un pour cent du chiffre d’affaires
Point n’est besoin de truffer les chambres d’hôtel de micros ultrasensibles
Pourquoi les sociétés françaises ne se fixeraient-elles pas l’objectif de consacrer tendanciellement 1 % de leur chiffre d’affaires à la collecte de toutes les informations nécessaires à l’élaboration de leur stratégie de développement dans un contexte à évolution mondiale rapide, et cela afin de perdre toute myopie à l’égard d’un marché devenu irréversiblement planétaire ? Car la seule chose qui coûte plus cher que l’information est l’absence d’information.
Et pourquoi ne se mettraient-elles pas à niveau en ce qui concerne les technologies de l’information en en dominant l’usage et en en fréquentant la production ? La » mise en réseau » des cerveaux humains peut donner une nouvelle chance à nos chercheurs, cadres, salariés s’ils savent faire preuve d’ambition pour notre pays et pour l’Europe, notre terrain de redéploiement.
De la guerre à la consommation
La globalisation, résultat de la généralisation de la compétition économique, se traduit pour les êtres humains par du travail et des revenus, donc par un standing social et cela est important dans la conjoncture que nous connaissons en termes de chômage et d’apparition de poches de misère. Plus concrètement et trivialement, la guerre économique débouche sur la consommation de confort matériel et d’images de toute nature.
Ne pas rester à l’écart
L’extrême richesse et l’extrême pauvreté se regardent par écrans de télévision interposés. Des milliards d’êtres humains ne pourront rester durablement à l’écart du grand mouvement qui entraîne la partie développée de la planète. Car, dans les bas-fonds de la misère, nombreux sont ceux qui sont prêts à suivre le premier » guru » venu.
L’on doit peut-être cependant à la guerre économique, qui a canalisé les pulsions guerrières des peuples vers une forme de combat plus pacifique, une limitation des autres conflits. Bien sûr, elle n’a pas permis leur extinction au Proche-Orient, en Asie du Sud-Est, en Afrique. Mais à tout le moins, peut-on constater qu’il n’y a là rien de comparable aux grands conflits du passé. Souhaitons donc longue vie à la guerre économique à condition qu’elle s’assagisse un peu et qu’elle apporte aux combattants d’autres satisfactions que celles purement matérielles sur lesquelles elle a débouché jusqu’à présent. Nous combattions égoïstement pour notre confort de nantis. Il nous faudra désormais effectuer un douloureux retour à la réalité, celle de la misère du Sud, de la démographie du tiers-monde et des migrations irrésistibles qu’elle provoquera, des cauchemardesques agglomérations géantes et des nouveaux sauvages urbains qu’elles engendreront, des menaces sur notre écosystème.
Le combat économique s’est installé pour quelques décennies. Il nous faut fonder sur ce constat une éthique du progrès et du bonheur. L’idéologie » molle » du libéralisme encourage les turbulences liées à la compétition industrielle internationale. L’histoire a pris le virage instable de la guerre économique.
L’unité ne naît pas du multiple
La liste est longue des problèmes soulevés par l’exacerbation de la compétition internationale. Conflits sociaux, terrorisme, bulles et krachs boursiers, toxicomanie, délinquance sont autant de signes du manque d’équilibre de la planète et de la vulnérabilité de nos sociétés technicisées.
La seule chose qui coûte plus cher que l’information est l’absence d’information
Une minorité de la population mondiale profite de la majorité des ressources de la planète tandis que les masses du tiers-monde subissent l’intrusion de technologies qu’elles ne dominent pas. Des milliards d’êtres humains ne pourront rester durablement à l’écart des grands mouvements qui entraînent la partie développée de la planète. Adam Smith s’étonnait des vertus de l’économie de marché qui transforme de mauvais sentiments en richesse. Mais ces richesses sont trop mal partagées pour ne pas troubler un jour le jeu du libéralisme. Beaucoup ont adopté la religion islamique pour reconquérir leur dignité, actualisant la célèbre formule de Marx sur la religion » opium du peuple « . La modernité serait-elle un don vénéneux ?
Quant au nationalisme, il renaît, tant la globalisation a fait naître le désir de recréer la spécificité. Pourtant, l’expérience de la tour de Babel nous apprend que l’unité ne naît pas forcément du multiple. La route de l’avenir n’est pas celle de 1900.
Un combat plus exigeant
Faire rattraper la science par le politique
La partie du monde qui a fait le tour du supermarché aux cent mille produits serait bien inspirée de mettre en place un capitalisme moins gaspilleur de ressources rares et de génie créateur, d’anticiper un peu ce mouvement en faisant rattraper la science par le politique.
Il faut relever le gant d’une croissance qui permette à toutes les populations de la planète de se sentir chacune égale aux autres, qui forme l’intelligence créatrice de la jeunesse, qui encourage le partage du travail et des revenus, la flexibilité du mode de vie, qui permette à chacun la maîtrise de son évolution, de son modèle culturel et social. Il faut aider un développement du tiers-monde basé sur le libéralisme économique, la démocratie et l’accès aux marchés des pays développés. Il s’agit, par une mutation copernicienne, d’ajouter à la dimension économique de l’homme, mesurée au travers du PNB, la dimension sociale et la dimension spirituelle et de doter le libéralisme d’un code moral et déontologique, faute de quoi il serait mis en accusation au profit de nouvelles idéologies associant cynisme, anarchisme, nihilisme pouvant déboucher sur de nouvelles formes de totalitarisme.
Ne pas se contenter de gérer l’histoire
En réalité, notre planète n’avait été, jusqu’à il y a peu, qu’effleurée par les hommes. Désormais, nous commençons à l’égratigner sérieusement et donc à provoquer des réactions de notre écosystème. De nombreuses études comme celle concernant l’effet de serre le démontrent maintenant. Mais il est également clair que l’on peut réagir et compenser à terme les dégâts que nous avons causés à notre environnement. Tel est déjà le cas, localement et régionalement en ce qui concerne la pollution de l’air et de l’eau. Tel sera peut-être le cas en ce qui concerne le Green House Effect dont on peut cependant craindre qu’il ne soit pas rapidement et aisément réversible. Bien sûr, comme toujours, dans l’activité humaine, le phénomène sera pendulaire. Nous corrigerons avec retard nos dégradations. Il y faudra un maximum de concentration et même de cœrcition au niveau planétaire.
Comme la démocratie, le libéralisme est le moins mauvais des systèmes mais il est loin d’être parfait. La frilosité des politiques qui se contentent de gérer l’histoire telle qu’elle existe est dérisoire.
Un code moral
L’économie de marché et la démocratie libérale vont de pair. Consolider l’économie de marché en la dotant d’un code éthique universellement reconnu, c’est aussi une façon de consolider des jeunes démocraties un peu partout dans le monde. Si nous devons passer d’un système de guerre économique dans lequel communient maintenant presque toutes les nations de la planète à une forme de développement, plus solidaire, plus respectueuse de l’homme et de la nature, un code moral doit tempérer la compétition internationale et corriger ses effets.
Il est temps d’agir par un gigantesque effort d’éducation, principale source de valeur ajoutée dans l’évolution du monde. Par la satisfaction d’une revendication de justice et d’éthique qui déborde des croyances religieuses sans les négliger. Dans la mesure où l’humanité a probablement tout expérimenté depuis les quelques milliers d’années que l’homme a commencé à penser, un code éthique ne pourrait-il pas être bâti à partir des convergences et des domaines communs que l’on peut observer entre les différentes religions monothéistes et les grands principes que l’humanité a adoptés sans toujours les appliquer, comme les droits de l’homme issus de la Révolution française ?
La culture de la guerre économique se généralise et se banalise après avoir propulsé l’Atlantique, puis le Pacifique sur le devant de la scène. La quête d’une telle éthique permettrait-elle à une civilisation de renaître quelque part sur la planète pour la féconder à nouveau, pourquoi pas en Europe où une pâte humaine malléable, curieuse, diverse, adossée à d’anciennes cultures crée un terreau particulièrement favorable ?
Le siècle de la coopération
Le XXe siècle a été celui des États souverains et égaux entre eux, le XXIe siècle sera celui des coopérations multinationales, de la cosouveraineté, de la toile tissée par les nations. L’importance de plus en plus grande que prennent l’Organisation des Nations unies et les réunions des principaux chefs d’État nous montre bien dans quelle direction nous nous orientons. Cela n’ira pas sans heurt et sans recul de la part de nations qui n’accepteront pas de gaîté de cœur des disciplines qui pourraient contrarier leur égoïste développement économique, mais la direction est évidente et les solidarités sont en voie de se nouer. Les États-nations vont devoir abandonner du lest, car tout pays est désormais responsable de la planète, démographiquement, écologiquement et financièrement comme la crise vient de le montrer à l’évidence. Et la mondialisation lancée au galop a devancé ses nécessaires régulations.
Un supplément d’âme
Ajouter à la dimension économique, la dimension sociale et la dimension spirituelle
Le spirituel, le politique et l’économique ont tous les trois leur mot à dire dans l’évolution humaine. La guerre économique est un puissant stimulant en faveur du développement mais elle n’est supportable qu’à la condition qu’un minimum de solidarité en humanise les effets. Il nous faut probablement, partout dans le monde, des officiers de la guerre économique, voire peut-être même dans certains pays, un général de la guerre économique mobilisant les entreprises en créant en leur faveur un environnement favorable. Mais il faut ajouter à cette mobilisation économique qui a ses mérites et qui doit se poursuivre ne serait-ce que pour éradiquer la lèpre de la misère là où elle est encore flagrante (étant entendu que les exponentielles ne montent pas jusqu’au ciel et que le commerce international devra un jour, comme on l’a vu, ralentir sa progression), un supplément d’âme dont il faut espérer découvrir un jour prochain les prémices quelque part dans le monde, pourquoi pas en Europe.
La planète a pris la route des choses plutôt que celle de l’esprit. Quelques humanistes de la grande compétition des temps modernes lui apporteront-ils cet impondérable qui donnerait au monde des marchands et des conquérants économiques un minimum de morale et de grâce ?