L’Europe face à la crise : L’urgence de l’action collective et du renouvellement
Pour la première fois un Sommet de l’eurogroupe s’est réuni le 12 octobre dernier à l’initiative de la Présidence française, renforcé par la participation britannique. Il a précédé la première initiative de coordination des politiques économiques dans l’Union européenne. Comme chacun sait, ce n’est que le début d’un ensemble d’actions qui devront être conçues et réalisées pour sortir de la crise.
Le bon modèle de traitement de la crise bancaire a été trouvé, mais elle n’est pas finie
Le bon modèle de traitement de la crise bancaire a été trouvé, mais elle n’est pas finie. Au début de l’automne le FMI a réévalué ses estimations des pertes des banques de 50 %, à 1 400 milliards de dollars, alors qu’elles n’en avaient encore exposé que 600. Surtout la récession économique a commencé et les États doivent inciter les banques à fournir le crédit, d’autant plus vital pour le système productif que les signes de crise se multiplient dans les entreprises. Enfin la soutenabilité des engagements et des dettes publics sur le moyen terme ainsi que le risque de désordres monétaires font l’objet de nouvelles préoccupations.
Transformer le système financier
L’intervention publique ne devra pas seulement réussir à éteindre le feu financier et produire une gestion macroéconomique de la crise susceptible d’empêcher une récession profonde et durable ; elle devra aussi concevoir et entreprendre la transformation du système financier de telle sorte que les opérateurs fassent leur métier dans une perspective de développement plus durable et plus équitable. Agir est une responsabilité à tous les niveaux. Les États sont à la tâche, et – malgré des réflexes nationalistes – ils ont dans l’urgence commencé à se coordonner.
Une crise prévisible
Il est choquant d’entendre encore des dirigeants prétendre que la crise n’était pas prévisible.
Depuis de nombreuses années on sait que l’avidité financière a fait système et a engendré une prédation sur l’économie réelle.
L’usage du leverage pour doper la rentabilité financière semblait sans limites. Les banques se rémunéraient sur commissions et se débarrassaient des risques, les soi-disant banques d’investissement étaient court-termistes.
Des marchés des capitaux non régulés fleurissaient : Michel Camdessus rappelle avoir demandé aux gouvernements – en vain – que le FMI soit chargé de les encadrer après la crise du Mexique (1994−1995) et celle en Asie (1997−1999).
Augustin de Romanet rappelle que la bulle Internet était déjà liée à l’espoir de rentabilités indécentes.
Demain il faudra que des régulations ramènent les banques au métier de la transformation, à prêter en fonction des fonds propres, à revenir à l’appréciation du risque, et que soient créées de nouvelles institutions ou fonds se dédiant aux investissements de long terme.
Philippe Maystadt, président de la BEI, en est convaincu.
Un examen de conscience
Le Sommet du G20 le 15 novembre dernier, à l’initiative de la Présidence française de l’Union européenne, est un premier pas appréciable. Il amorce l’élargissement de la gouvernance mondiale aux puissances émergentes, dont le poids financier (en réserves et en fonds) est devenu majeur au point qu’elles sont devenues les créanciers de l’Occident.
Une ignorance de la réalité
Comment ne pas souligner que la notion du découplage entre l’Europe et les États-Unis n’était pas seulement une fable, elle traduisait une réelle ignorance de la réalité des impacts de la globalisation. La Commission a dissous il y a longtemps sa cellule de prospective, et la France conduit sa politique en négligeant de la situer d’abord dans le contexte européen et global (sauf pour la contrainte budgétaire, et encore !).
Demain il faudra réformer le FMI et d’autres institutions pour leur faire place, ce qui signifie abandonner des prérogatives de pouvoir. Un travail collectif est confié au Forum pour la stabilité financière afin d’améliorer la régulation. Mais il ne faut pas oublier que la résorption des déséquilibres monétaires et financiers entre les différentes régions du monde (par exemple l’épargne nulle aux États-Unis et à 50 % du PIB en Chine) ne sera pas obtenue par la seule » régulation « , elle appelle une très difficile coordination mondiale des politiques économiques.
Agir au niveau global ne doit pas exonérer l’Union européenne d’un examen de conscience intérieur. Depuis des années elle ne s’est pas souciée de se doter d’une gestion macroéconomique. La Commission s’est contentée de promouvoir la concurrence et solliciter des politiques structurelles chez les États membres.
Globalisation et nationalisation auront du mal à partager le même lit
Comme le souligne Michel Aglietta, c’est une carence majeure qui a freiné l’innovation et la croissance potentielle et qui dans l’immédiat complique singulièrement la réactivité à la crise. Il faut rappeler que la croissance potentielle en Europe ralentit progressivement depuis plusieurs décennies. En ce qui concerne la régulation financière, elle demeure, sauf pour les paiements et les valeurs mobilières, l’apanage des États : le marché intérieur des services financiers n’est pas construit.
Même pour la supervision européenne des établissements financiers, on s’est heurté aux souverainismes nationaux, ce qui est proprement aberrant quand ces établissements ont une intense activité transnationale. Au FMI plusieurs gouvernements nationaux européens occupent des sièges, d’ailleurs sans se coordonner, alors qu’ils ont renoncé à la monnaie nationale pour l’euro, tandis que cette monnaie n’a aucune représentation politique. Situation ubuesque, qui souligne à quel point l’Union n’est pas encore un acteur global.
Un nouvel équilibre
Strasbourg, le Parlement européen.
Il faut dans l’urgence commencer à s’attaquer à tous ces chantiers. Consolider l’UEM est indispensable pour que l’Europe évite une récession profonde et longue, une nouvelle perte de cohésion, et un nouvel affaiblissement de son potentiel de croissance, comme cela fut le cas dans les précédentes phases de crise cyclique. Cela implique une forte solidarité – on doit méditer le choc islandais -, car de nombreux pays, par exemple dans les nouveaux États membres, et nombre de collectivités sont particulièrement exposés. Daniel Bowers, directeur de Absolute Strategy Research, souligne avec lucidité que le risque afférent à une faillite bancaire d’amplitude systémique n’est pas éliminé par les opérations de nationalisation (visant à recapitaliser les banques), il est transféré à des gouvernements nationaux.
La Commission s’est contentée de promouvoir la concurrence et solliciter des politiques structurelles
La globalisation et la nationalisation auront du mal à partager le même lit ! Il est crucial pour l’Europe de réfléchir à un nouvel équilibre de l’intervention publique et du marché. L’Union devra se doter d’un régulateur européen et de fonds pour mutualiser les risques de chocs asymétriques entre les pays et les entreprises.
Pour relancer son économie avec de nouveaux moteurs de croissance durable, elle devra créer des groupements d’investisseurs publics et privés dédiés au long terme. Et les États devront enfin reconnaître qu’il n’y a pas de » gouvernement économique » sans outils. L’Union est unijambiste : la BCE a un réel pouvoir, dont elle se sert bien dans la crise, et qui devra être étendu à la supervision bancaire, mais il n’y a pas de budget fédéral. Il serait surréaliste que la prochaine discussion prévue soit confinée aux ressources pour l’après 2013.
Se doter de ressources propres
Les États alignent actuellement des centaines de milliards d’euros en sauvetage des banques. Même si une partie n’est que virtuelle, même s’ils espèrent plus tard un retour, des tensions graves pèseront sur les finances publiques, entraînant des risques d’arbitrage douloureux, par exemple entre le financement des retraites et celui du capital humain.
Fusionner des représentations externes est la condition pour que l’Union parle d’une seule voix et au nom de tous ses membres
Il est donc crucial que l’Union prenne sa part de responsabilité. Elle doit se doter de ressources propres et contribuer le plus tôt possible à des dépenses d’intérêt général. D’autre part, pour que l’Europe pèse dans une régulation financière globale, les États devront fusionner des représentations externes : c’est la condition pour que l’Union parle d’une seule voix et au nom de tous ses membres. Les pays émergents, dont le rôle sera crucial pour la soutenabilité d’une nouvelle croissance, pourraient gagner simultanément leur place dans les institutions internationales.
Les deux prochaines années devraient donc être consacrées à l’action conjoncturelle et à la refondation de la stratégie de l’Union. Les deux vont de pair, car on ne peut viser juste à court terme sans engager une nouvelle perspective de long terme. La stratégie de Lisbonne pour la croissance, la compétitivité et l’emploi (2000, 2005), dont les résultats ont été insuffisants, ne répond plus aux réalités du monde actuel.
Le renouvellement est un enjeu démocratique
L’échec de l’Europe à promouvoir » la société de la connaissance » et à développer les compétences pour l’innovation, devrait particulièrement alerter. Il faut mobiliser les sociétés pour un effort de modernisation comparable à celui consenti après-guerre, en visant un nouveau type de plein-emploi, celui des capacités humaines, sans exclusions.
Des impacts sociaux
Les impacts sociaux majeurs de la crise actuelle peuvent entraîner des réactions populaires très vives, nourrir la radicalité plutôt que la construction, le rejet plutôt que le désir d’Europe. Il faut relancer l’Europe sociale autour de cette renaissance éducative et de cette perspective commune de plein-emploi. Cela implique un marché européen du travail et la valorisation des mobilités, lesquelles nécessitent un développement majeur du dialogue social. L’Union devra cesser de nier sa part de responsabilité dans le partage – asymétrique – des bénéfices et des coûts de ses propres politiques.
Quelques pays l’ont entrepris en Europe, mais en France on se divise encore sur le principe même d’une réforme éducative et du marché du travail. Un bouleversement de la répartition mondiale des savoirs et des connaissances est en cours, alors que nous vieillissons et que sévissent les échecs et les lacunes de systèmes scolaires nationaux introvertis. Rappelons que les États ont voulu garder toute la main sur l’éducation, laquelle était totalement absente du traité de Rome.
L’Union tente de jouer le rôle de catalyseur des réformes, mais mezzo voce. Il est temps de bâtir un projet éducatif et culturel européen. Ce serait une nouvelle Renaissance, car la première a commencé par l’éducation, avant que les États-nations n’imposent des fractionnements et bâtissent des forteresses.
Le besoin d’un marché intérieur
Parlement européen à Bruxelles.
Les entreprises devront également reconsidérer leur engagement européen. Les industries européennes ont de gros atouts mais sont très vulnérables. La marche à la mondialisation a pu s’accompagner d’un affaiblissement du souci de consolider le camp de base européen. Nous avons besoin d’un marché intérieur plus intégré et plus efficient, et de politiques publiques communes volontaires, tant pour stimuler la création et l’innovation que pour obtenir la réciprocité et bâtir les partenariats nécessaires au plan international. L’intérêt comme la vocation de l’Europe sont aussi de renforcer le choix du multilatéralisme. Pascal Lamy a raison de demander aux États de se saisir du contexte actuel comme d’une opportunité pour faire avancer trois négociations parallèlement : l’aboutissement du Doha Round, la lutte contre le changement climatique et la réforme des institutions financières internationales. Les réaliser ensemble serait une assurance collective pour une mondialisation plus responsable.
De façon générale il faut maintenant, j’en suis convaincu, dépasser la structure mentale qui a conduit la relance de l’Europe dans les années quatre-vingt et quatre-vingt-dix, dont l’essoufflement historique et la perte de capacité d’impulsion sont flagrants. Et cela est un immense enjeu démocratique. Ce ne sont pas les approches technocratiques et les seules coordinations qui lèveront les obstacles, mais l’engagement des sociétés et de tous les acteurs.
Les leçons des référendums
L’intérêt comme la vocation de l’Europe sont aussi de renforcer le choix du multilatéralisme
La prise de conscience actuelle que l’Union peut peser sur les affaires du monde si elle est unie, et que les États doivent s’accorder pour qu’il en soit ainsi, est insuffisante et fragile. Et la politisation de la vie européenne qui est désormais un fait médiatique et populaire reste placée sous le prisme des cultures et des intérêts nationaux. Les leçons des échecs des référendums nationaux en France, en Hollande, en Irlande…, n’ont pas été tirées. La démocratie directe nationale ne porte pas spontanément l’intérêt général européen. Les citoyens doivent apprendre à distinguer les différents niveaux de responsabilités. Il faut souhaiter que le traité de Lisbonne aboutisse, pour que le volontarisme de la Présidence française soit conforté, mais de toute façon l’identification du sens de la construction commune est désormais un impératif.
Enfonçons le clou sur le problème de la méthode et inventons une gouvernance démocratique. Les politiques de sortie de crise et de redéfinition de la stratégie appellent un véritable agenda engageant tous les responsables. Pour cela un processus interactif conduit dans un espace public paneuropéen doit permettre aux citoyens d’être associés à la définition des choix qui transcenderont les intérêts nationaux.
Dix-huit grands économistes, acteurs de la société civile, hauts fonctionnaires de la Commission sont partis » à la recherche de l’intérêt européen « , le temps d’un séminaire débouchant sur un livre collectif. Cf. À la recherche de l’intérêt européen, coll. L’Europe après l’Europe de Confrontations Europe, aux éditions Le Manuscrit, octobre 2008, ouvrage collectif dirigé par Philippe Herzog, avec notamment les contributions d’autres polytechniciens : Michel Aglietta, Nicolas Véron et Jérôme Vignon1. Ils souhaitent que le même effort ait lieu grandeur nature à l’échelle de toute l’Union dans des circonstances exceptionnellement graves, afin que cela débouche le plus tôt possible sur une nouvelle dynamique communautaire.
Dans notre précédente édition, Hervé Gourio (59) rappelait que » L’ouvrage se distingue par son ampleur et sa profondeur à propos d’une question fondamentale, malheureusement trop négligée : l’Union européenne a‑t-elle des intérêts communs qui surplombent les intérêts de ses composantes et en particulier des pays membres ? Comment définir l’intérêt européen ?
Que cette question ne soit pas prioritaire en ces temps de mondialisation accélérée est un témoignage ironique de l’introversion du processus et des acteurs de la construction européenne. Confrontations y a consacré une année d’efforts dans des réunions où chacun des contributeurs (et quelques autres) vinrent présenter leurs vues et débattre avec les membres de l’Association. Philippe Herzog propose un nouvel Acte unique qui spécifie les domaines et les modalités d’un repositionnement de l’Union comme acteur global. »
1. Renseignements sur www.confrontations.org